Et si, en une seule mesure, nous favorisions à la fois les droits du père, ceux de la mère et ceux de l’enfant ? Trois bénéficiaires… Et si, grâce à elle, le changement de mentalités nécessaire arrivait enfin ? Commençons par le père.
« Plus de 90% des pères suédois prennent un congé parental d’au moins trois mois. Selon eux, être père à la maison leur a permis d’établir une relation intime avec leurs enfants et de construire un couple plus solidaire. Ils disent être devenus plus responsables, plus empathiques et plus expressifs. »[1]
« Suède : le royaume des papas poules », Kaisen, hors-série n°11.
Imaginons que les pères se préparent, comme chaque mère aujourd’hui, à se retirer du travail pour accueillir et prendre en charge leur bébé dès sa naissance. Et ce, sans résistance de la part de la société ou de leurs proches. Combien de jeunes pères français vivent aujourd’hui des mois sans sommeil, journées hagardes au travail et soirées culpabilisantes de pseudo-rattrapage, passées à soulager, un peu, la mère de l’enfant ? Combien d’entre eux se sentent frustrés de ne pas apporter davantage dans cette période difficile ? Avec un congé paternité digne de ce nom, ils auront du temps accordé, comme chaque mère, pour créer un lien fort avec leur enfant. Pour se familiariser avec l’étendue des émotions, tâches et responsabilités nouvelles dues à l’arrivée d’un bébé. Pour envisager la réalité quotidienne dans toutes ses dimensions. Celles qui sont souvent invisibles pour qui ne les vit pas ou n’y prête pas attention. Et ce, afin de contribuer activement aux transformations des places et des liens dans la famille, notamment si ce bébé a déjà des frères et sœurs. Ils bénéficieront aussi de l’opportunité plus grande et plus admise de rester en lien avec leur compagne, de soutenir et d’accompagner à plein temps cette nouvelle mère, qui peut en avoir grandement besoin, physiquement et psychologiquement. Question de santé et de bien-être. Les conditions dans lesquelles un homme devient père l’aident ou pas à préserver sa relation intime avec Elle. Avec celle qui a partagé ce projet d’enfant avec lui. Il devrait avoir le droit et le temps de répondre aux nombreux besoins de son entourage grâce à une disponibilité garantie. Réelle et active. Attendue, normalisée, évidente. Apprenante, utile, soulageante. Enrichissante et généreuse. Qui pourra évidemment, comme pour de nombreuses femmes, être au départ malhabile, tâtonnante et exténuante. Parfois surprenante, vampirisante ou forcée. « Ça va passer vite on espère ». Entre autres possibilités. Un paternage actif systématique et banalisé permettra à des vocations de naître. Davantage d’hommes prolongeront professionnellement ces activités. Leur donneront la valeur qu’elles méritent. Se tiendront aux côtés des femmes pour obtenir une reconnaissance des métiers de lien et de reproduction sociale dans la société. Ces métiers qui sont du côté de la vie. Qui seront par conséquent plus mixtes. Les sélections de filières et les évolutions professionnelles seront plus librement effectuées, car moins conditionnées au sexe des personnes. Les hommes auront leur place dans le secteur du soin des enfants et y seront accueillis par l’ensemble des parents. Ils ne seront plus suspectés a priori d’être des prédateurs, des pédocriminels ou, de façon plus anodine, des incompétents. Seront même offusqués en masse si une publicité les présente ainsi. Exigeront la disparition de ces clichés de l’espace public. Clichés qui en miroir ciblent les femmes comme des mamans, des ménagères ou des proies. Et qui suggèrent que les pères qui effectuent des tâches encore associées au féminin sont marginaux et potentiellement suspects. Ou que les pères homosexuels ne seraient pas vraiment des hommes. Beaucoup plus d’hommes se battraient pour défendre des façons plurielles d’être un homme, qui valorisent le lien, le soin, l’expression de tous les types d’émotions, l’écoute et l’empathie. L’idéal de masculinité virile, qui méprise souvent ces valeurs au détriment des femmes et aussi de nombreux hommes, reculerait. Cet idéal serait mis en cause par davantage d’hommes car « Les hommes ne sont ni exploités ni opprimés par le sexisme, mais ils souffrent de certaines façons des conséquences de celui-ci. Cette souffrance ne devrait pas être ignorée » (bell hooks).
Quand j’ai vécu mon premier congé maternité, je me suis sentie d’abord face à moi-même. De longues semaines en recul sur soi, sur sa vie, sur le monde. Mes interrogations m’ont conduite à la condition des hommes, auxquels j’ai souhaité très fort de vivre aussi cette forme de retrait de la vie quotidienne, pour la vie en grand. De pencher pour un équilibre entre leurs différents rôles sociaux. La perspective et l’expérience systématique d’un long seul à seul paternel avec son bébé, dans son huis clos domestique, pourrait bien inviter tout homme à questionner le sens de son existence, ses relations de couple et ses capacités humaines et logistiques. A devenir fier de ses nouvelles aptitudes et de l’autonomie nouvelle ainsi acquise. Davantage d’hommes s’autoriseraient à réfléchir, avant ou pendant cette parenthèse au rythme ralenti, à la place du travail dans leur vie et dans la société humaine, distribuant leurs valeurs dans un échiquier renouvelé et plus équilibré. Permettant ensuite de véritables choix pour les unes et les autres. Ainsi, un accident de la vie serait moins difficilement absorbé. Ils prendraient davantage l’habitude de s’exprimer et de livrer l’étendue de leurs émotions, peur et tristesse comprises. Voire de demander de l’aide. Ils se confronteraient à la vulnérabilité humaine et à la leur en particulier. Ils auraient une occasion forte de réfléchir profondément à la relation qu’ils ont créée avec leur propre père. Car bell hooks le souligne, « Comme les femmes, les hommes ont été éduqués à accepter passivement l’idéologie sexiste », qui les présente comme forts, protecteurs tandis que les femmes sont supposées vulnérables et donc protégées voire contrôlées.
Grâce à un retrait légitime et suffisant, généralisé lors d’une naissance (non comparable au retrait du travail créé par une situation de chômage, potentiellement subi comme une atteinte à sa dignité d’homme gagne-pain), le manque de partage des tâches ou le fort sentiment d’incompréhension et de sacrifice vécu dans les couples actuels diminueraient dans les causes des séparations (la répartition des tâches serait la 3ème cause de séparation dans les couples d’après un sondage de 2011)[i].
De nombreux couples initieraient d’utiles discussions sur leur projet commun et leurs aspirations individuelles. Afin de construire ensemble dès le départ une double trajectoire équilibrée. Les violences envers les femmes ou contre soi, illustrées par les violences conjugales ou par des suicides trois fois plus nombreux chez les hommes que chez les femmes, régresseraient sans doute. Parce que l’expression des sentiments et de la détresse serait facilitée. Parce que plus développées seraient l’empathie et la capacité à dialoguer. Parce que la volonté de contrôle et de domination reculerait.
Les hommes devraient également avoir le droit, comme les femmes y sont conduites, d’envisager une naissance comme une rupture, en tout cas un changement dans leur vie personnelle et professionnelle, parce qu’un long congé les propulsera inéluctablement dans leur vie domestique, conjugale et familiale. Cette immersion systématique et normalisée les amènerait à choisir de faire ou non un enfant avec de nouveaux arguments : ceux de la paternité impliquante, active dès la petite enfance. Ils constateraient massivement par eux-mêmes ses effets, puis feraient progresser à leur échelle la qualité de la reprise, par les nouveaux parents, de leurs activités antérieures. Celles de la sphère professionnelle mais aussi celles de la vie citoyenne ou culturelle. Peut-être aussi que la vie politique en serait bouleversée. Pour le mieux. Car l’organisation de la reproduction sociale, comme les services d’accueil de l’enfance, les maternités ou l’éducation, susciteraient l’intérêt d’hommes autant que de femmes. Les nouveaux hommes s’interrogeant grâce à cette expérience ne seraient pas des marginaux.
Certains hommes n’accepteraient pas de travailler trop loin de chez eux et davantage de femmes au contraire pourraient, à certaines périodes, l’envisager et se déplacer pour le travail si elles l’estiment important ou utile pour elles ou pour leur famille. Davantage d’hommes chercheraient à adapter leur temps de travail à leurs nouveaux rôles et moins de femmes se sentiraient contraintes de (ou seules à) le faire[2]. Les raisons pour lesquelles les temps partiels sont protégés d’un dépassement conséquent d’heures travaillées seraient opportunément maintenues, afin d’affirmer ses limites à l’employeur. Puisque toute personne pourra s’absenter longuement, l’aptitude de l’employeur à remplacer n’importe qui, homme ou femme, à des fins mieux admises, sera développée, permettant d’augmenter la mixité des métiers encore très sexués. Hommes et femmes s’uniraient pour revaloriser le taux horaire des heures complémentaires plus justement, au même niveau que celui des heures supplémentaires, dès la première heure. Parce que par extension, ce qui serait accordé au père aurait des répercussions bénéfiques pour la mère et permettrait que l’équilibre au sein du couple se rejoue avec de nouveaux atouts.
[1] En Suède il n’existe pas de congé maternité ni de congé paternité, mais un congé parental avec une part réservée à la mère et une au père non transférable. Pour plus d’informations sur les dispositifs existants dans les pays de l’OCDE, se référer au récent rapport accessible en ligne sur le site de la Caisse des Allocations Familiales : EGALITE DES GENRES ET POLITIQUES FAMILIALES : FACTEURS ET INCIDENCES – Contribution de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (France) à la Commission technique des prestations familiales de l’AISS – JUIN 2019
[2] Bertrand Grébaut, restaurateur engagé, a affirmé le 10 janvier 2020 sur France Inter dans l’émission Pas son genre, que le modèle masculin du chef cuisinier ne changera pour devenir mixte que si ces hommes s’occupent de leurs enfants autant que leurs compagnes, puisque hors la grossesse et l’accouchement « tout peut se partager ».
[i] Tâches ménagères : 3ème cause de séparation des couples, Terrafemina, article du 30 mars 2011