#30- 2019 – Devinez… c’est pas gagné

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« Être mère, ça te tombe sur la gueule quand même ! »

Geneviève, psycho-clinicienne et peintre à ses heures


Déroutée, tu rumines encore cette justification invraisemblable que ton homme vient de te donner… Votre aîné a quatre ans maintenant. Votre deuxième est né il y a trois mois. Les congés qui te restaient à prendre te permettent de prolonger un peu. Dans l’espoir, sans doute fou, de te reposer. Un peu. Avec de l’aide cette fois. Un peu. Lui prend son congé paternité dans une semaine. Les fameux fumeux onze jours optionnels. Vous partez en vacances avec le bébé avant ta reprise au bureau. Vous aviez fait pareil avec le plus grand. Souvenir mitigé. Ton accouchement avait été rude. Tu ne t’en sortais pas. Essayais de faire bonne figure le soir. Harassée. Terrassée par ces journées qui pompaient toute ton énergie. Ton corps ne ressemblait plus à rien. Tes yeux, des fentes. Ton cerveau, deux à l’heure. Le rodéo de tes humeurs le prenait au dépourvu quand il rentrait du travail. Enchaînement répétitif, ponctué d’imprévus, de multiples tâches nécessaires même si invisibles. De grands moments de solitude aussi. Quand les roues de la poussette entraînent les crottes des chiens du quartier qu’il faudra nettoyer… Entrechocs de pensées. « Aïe besoin de combien de temps ? Je vais être en retard… Avec quoi j’enlève ça ? Faudra que je prenne des lingettes, des mouchoirs la prochaine fois… Et quand… ? Au chaud ce serait mieux que sur la place… Et puis tout le monde me regarde… Ce serait mieux avant que l’odeur ne vienne embaumer et la matière fécale envahir la voiture, l’appartement, la cage d’escalier, le hall de la kiné, la salle d’attente du cabinet de pédiatrie. » Ou bien quand bébé salit allègrement sa couche quand tu arrives enfin à refermer la combinaison et à enfiler les chaussures de bébé bien calé dans sa coque un jour de neige deux minutes avant de partir pour le rendez-vous chez la pédiatre. Ou encore quand depuis quatre heures, tu essaies de le déposer dans son lit sans succès. Bébé n’est bien que dans tes bras, au creux de ta transpiration, de ton pyjama qui dégouline de lait caillé. Envie pressante et prolongée de prendre une douche mais… pas la peine. Tu apprends à renoncer, à t’adapter, à patienter. A te retenir quand tu as besoin d’uriner. Mauvais, mais tu le fais. Au moins tu fais quelque chose. Blague.

Tu ne faisais que ça, faire des choses. Tu ne pensais alors qu’à dormir mais ton corps et ta tête, entre deux insomnies qui avaient démarré dès le début de ta grossesse, devaient à tout prix se consacrer à bébé. Et alors tu t’étais muée en Sisyphe, gravissant chaque jour la même montagne en poussant son énorme rocher. Qu’aurais-tu pu faire de mieux ? Tu te sentais sûrement et régulièrement tout au bout de ta vie. En larmes. Noyée dedans. Ce qui t’a fait tenir, c’est l’arrivée. Chaque jour en haut de ta montagne, la vue était magnifique. Votre enfant était un ange. Chaque tétée un instant d’éternité, vos yeux qui se rencontraient, ses mimiques et les petits bruits de sa bouche mouillée, ses soupirs de contentement quand repu de lait. Et la joie l’emportait plusieurs instants par jour. C’est à ce moment-là que tu avais senti pour la première fois un éloignement. Une barrière qui s’installait peu à peu entre vous, dans votre couple, si uni avant. Vous vous disiez tout avant. Vous compreniez. Pourtant un truc se passait là qu’il ne pouvait pas comprendre. Que tu ne pouvais pas exprimer non plus. Il te regardait le soir, t’écoutait, incrédule, passif, maladroit, agacé quelquefois…

Pour le deuxième, l’accouchement s’est beaucoup mieux passé. La grossesse aussi. La fatigue s’est tout de même installée, parce qu’il fallait aussi s’occuper de son grand frère. Mais plus tardivement. Tu ne l’as pas sentie venir. Vous avez à nouveau programmé qu’il prenne son congé paternité pour des vacances ensemble, et tu espères à nouveau te reposer. Un peu. Cette répétition du programme te laisse pensive…

Ce soir ton amie Cécile est venue dîner avec son compagnon et leur premier ange. Le grand événement né il y six semaines dort dans la chambre. Accouchement difficile. C’est souvent le cas pour les premiers, il semble. Elle raconte devant un verre qu’elle ne sait pas comment elle aurait fait, question de survie, sans ces précieux onze jours qu’il a pris immédiatement, dès la naissance. Accueil du bébé à deux pendant deux semaines. Soutien, écoute, réparation du corps. Rendez-vous, aller-retours à l’hôpital, soin de soi, soin du bébé, soin de vous avec son père à trois. Sentiment de redevenir une personne, dignité retrouvée, après avoir découvert, ressenti, subi l’animalité du corps accouchant. Lâcher-prise éprouvant de la mise au monde. Être un être mortel et le sentir très fort. Peurs des séquelles. Instants de sommeil glanés, moral lentement remonté, énergie peu à peu retrouvée. Presque noyée, abîmée, sortie de l’eau, agrippée au rocher du doux et bienveillant bourdonnement masculin… « J’ai fait des courses, lavé du linge, racheté des couches, préparé le repas, nettoyé la cuisine… Changé, bercé, habillé, mouché bébé… Je vais à la pharmacie on lui donnera le bain ensemble. J’ai tout préparé, j’y vais… Je suis rentré. Je te fais un thé ? Repose-toi, je le couche, tu peux prendre ta douche. J’ai pris un appel pendant ton sommeil… »

Tu réalises que tout aurait été si différent dans ces conditions-là pour toi. Pour vous deux. Pour vous trois. Que de tout temps les femmes qui accouchent appellent leur mère à la rescousse. Qui peut, ou pas, se rendre disponible pour jouer ce rôle-là. Elle sait, elle, ce dont sa fille nouvellement mère a besoin. Elle l’a vécu. Chez l’une ou chez l’autre, s’organise une assistance à mère allaitante, à jeune accouchée. Un cocooning, une attention, un accueil entouré de bébé. La tienne travaille encore, habite loin. Familles éclatées désormais, puisqu’on prend le travail où il est. Elle a pu rester deux jours seulement, car comment bien l’accueillir dans l’appartement, maintenant qu’il y a l’ange et au prix où va l’immobilier… Tu aurais pu aller là-bas mais… le transport, les valises, la séparation… Et puis comment ton homme aurait pris la chose si tu étais partie avec le bébé ? Alors tu as fait avec ton appartement, ton homme qui travaille, tes amies qui travaillent, ta sœur qui travaille… Assez seule en fait. Pouvait-il deviner, lui, ce que ta mère sentait très bien, alors que toi tu ne le savais pas encore… Tu aurais aimé, rêvé qu’il devinât. Décalage… Cécile avait dit son besoin, sa détresse. Il avait entendu. Toi tu n’avais rien dit, te pensant sans doute assez forte. Cependant ton homme à toi ne s’est pas révélé un as de la devinette. Tu te demandes alors pourquoi le congé paternité n’a pas été systématiquement instauré comme l’occasion de faire entrer le père version disponible, actif dans ce moment-là. Dès la naissance. Une nécessité. Avec attentions à la clé. Attentions à la mère, son amoureuse en général. Et apprivoisement progressif de bébé.

Tu te tournes vers lui. Faire bien attention à ne pas dire « tu »… Ne pas le froisser… Tu vous interroges. « Et nous, pourquoi n’avons-nous pas pensé à cette option-là ? …Prendre les onze jours dès la naissance ? » Il te fixe, perplexe. Sa réponse fuse, évidente : « Enfin, tu l’allaitais ! ». Tu restes coite. Sidérée par le motif invoqué. Est-il de bonne ou de mauvaise foi ? Il avait entendu Cécile pourtant, comme toi. Sa description de l’intention, des attentions. Celles facilitant la reconstruction. Eprouvant le couple. Celles de la lente remontée vers l’air et la lumière après la descente en eaux troubles. Il se fabrique peut-être une contenance là où il perçoit un reproche malgré tes précautions oratoires… Ton homme est déjà-père deux fois… Pourtant, dans son imaginaire, l’essentiel du temps du soin du nourrisson semble être du nourrissage… C’est sans doute la raison pour laquelle, comme on conclurait une comptine par une pirouette cacahouète, ces deux mots sont… quasiment jumeaux !


« Les hommes pourraient opérer le seul aggiornamento auquel ils n’aient jamais songé : s’adapter aux réalités familiales. »

Ivan Jablonka

#25- 2017 – Qualifiée d’office

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Vous arrivez sur les lieux le plus vite possible. Comme à chaque fois, ton taux d’adrénaline augmente et tu es légèrement nerveuse. Cette femme vient sans doute de faire une fausse couche. Le temps de jeter un coup d’œil… Il y a du sang partout. Elle est allongée par terre, le regard dans le vague, puis se contorsionne de douleur. Elle est jeune, toi aussi. La vingtaine. Ton ancienneté de professionnelle se compte en mois, même si tu es volontaire depuis tes seize ans. L’intervention suprême, c’est le feu. Celle de tous les jours, c’est un coup du sort ou un coup du corps. L’accident domestique ou de circulation, l’accident de santé. Parfois la catastrophe naturelle, ou climatique, ou industrielle. Souvent la panique, la misère, la détresse, la violence, la vieillesse, la solitude. Une personne âgée qui tombe chaque semaine. La même. Vous lui rendez sa visite hebdomadaire quand vous venez la relever. Votre mission, c’est l’écoute, l’empathie, la bienveillance, le discernement, la capacité à rassurer. La prudence et la prise de risque à la fois, le secours physique et moral, l’imagination, le pragmatisme, la collaboration. Le déblaiement parfois. La bonne réaction. Vite. En équipe. La caserne dans laquelle tu as été affectée compte très peu de femmes. Tu en fais partie. La toute jeune apprentie qui observe ses collègues, note tout mentalement, se nourrit de tous leurs réflexes, leurs gestes, les paroles apaisantes qu’ils adressent aux victimes, leurs questions pertinentes pour effectuer une intervention adaptée, humaine, efficace. Qui permettra de passer le relais aux services suivants, aux urgences quand c’est nécessaire. Tes collègues t’ont prévenue dans le camion. « C’est toi qui questionnes la victime, qui lui parles, qui la soutiens. Tu feras ça mieux que nous : tu es une femme. Ce sera moins maladroit. Tu trouveras les bonnes questions. Elle sera plus à l’aise avec toi. » Propulsée dans le réel, du haut de tes vingt-et-un ans. Tu t’approches de la victime. Manque de bol et de bouteille, tu n’as jamais côtoyé ni accompagné de femme enceinte, ni veillé sur de très jeunes enfants, ni assisté à un accouchement, ni connu de près une femme qui avait fait une fausse couche. Tu es une femme, certes. Jeune aussi. Tu as bien identifié vos seuls points communs jusque là. Deux. Pas beaucoup, même si tes collègues t’en prêtent davantage. Tu fais de ton mieux. Tu questionnes, tu rassures, tu écoutes, tu accompagnes, tu es là… Tu transpires, tu doutes, tu souris, tu trouves les mots, tu entres en apnée, tu sors d’apnée, tu expires… Tu es soulagée, c’est fait. Elle a été confiée aux services d’urgence. Les dix minutes de trajet en ambulance t’ont paru une éternité mais tu t’es découverte capable d’assurer, malgré ta jeunesse et ton inexpérience, parce qu’on t’a présumée compétente. L’équipe t’a mise en première ligne alors que ta vingtaine aurait dû te réserver la deuxième. D’autant que dans l’équipe il y a bien des pères, ou des hommes dont les compagnes ont fait des fausses couches, ou encore des pompiers qui ont accompagné des femmes dans cette situation, du temps où le groupe ne comptait que des hommes… Depuis que tu es passée pro, c’est le seul domaine dans lequel on te renvoie à ta nature de femme : les femmes enceintes, les fausses couches, l’intimité des femmes… et les enfants aussi. On t’envoie systématiquement, quand les victimes sont des enfants. « Tu t’y prendras mieux », il paraît. « Ce sera moins maladroit… » T’as toujours pas d’enfants, alors qu’ils en ont tous ou presque, c’est pourtant à toi qu’est confiée la mission de leur parler quand tu es LA femme de l’équipage. Tu aurais un talent, un don qu’ont les femmes. Assurément. Bon, d’un côté, tu apprends plus vite en étant en situation. Alors tu vas pas te plaindre, puisque tu es là pour apprendre, pour faire de mieux en mieux. D’un autre côté, les hommes de la caserne se disqualifient davantage dans ces domaines en présence d’une femme dans l’équipe, donc ils acquièrent moins cette expérience et se sentent moins légitimes[1]. En y réfléchissant, c’est pas mal quand un de tes collègues est présent aussi. Parfois il te dit qu’il n’aurait pas pensé à telle ou telle question. Parce que maintenant que tu as quelques années d’interventions et plusieurs casernes à ton compteur, c’est partout pareil : quand on compte une femme ou un enfant parmi les victimes, c’est pour toi… parce que t’es une femme ! Voyons, que se passe-t-il dans l’autre sens ? Eh bien, il te faut reconnaître que dans les plus rares cas où l’intimité d’un homme est concernée… tu es bien contente de rester en retrait toi aussi. Toi non plus, dans ce cas, tu n’acquiers pas cette expérience-là.

Quelques années plus tard, tu te souviendras en souriant de ce malaise que tu avais plus jeune. Parce que tu t’y es faite à cette qualification supposée, maintenant qu’elle est avérée. Tu t’accommoderas de cette compétence dont on te fait crédit, même si elle ne colle pas avec la polyvalence que vous devez cultiver dans ce métier. Les gars, à part ça, font pas de différence… du moment que tu fais tes preuves. Les preuves, tu as dû les apporter jour après jour, davantage que tout homme pro dans les équipes. Parce que lui démarre avec un crédit quant à ses capacités physiques… Toi, en début de carrière, tu démarres à crédit zéro, parce que les femmes n’ont pas un barème équivalent dans les évaluations physiques au concours. Les remarques de tes collègues hommes sonnent encore à ton oreille. C’était « plus facile » pour toi de l’avoir, ce concours. Toi, tu étais « avantagée ». Qualifiée d’office pour les premiers soins aux femmes et aux enfants. Doit faire ses preuves pour toute action requérant des capacités physiques.

«  Le care est une capacité que l’on trouve en tout être humain. Mais il est valorisé chez les femmes et dévalorisé chez les hommes. »

Sandra Laugier[2], philosophe[i]


[1] Un phénomène récurrent est important à mettre en lumière ici : lorsqu’une profession devient mixte alors qu’elle était très majoritairement voire exclusivement masculine, la division des tâches selon le sexe présente dans la société s’organise dans la profession, spécialisant ainsi les personnes. Ainsi la pédiatrie est-elle beaucoup plus investie par des femmes que la chirurgie. Ainsi l’armée compte-t-elle davantage de femmes dans l’administratif et plus d’hommes sur le terrain, alors qu’avant l’arrivée des femmes on trouvait des hommes, de fait, dans tous les emplois.

[2] Sandra Laugier a introduit en France l’éthique particulariste et l’éthique du care, parmi d’autres thèmes de recherche.


[i] Entretien avec Sandra Laugier, cité dans Le pouvoir de la bienveillance, p.89, Les hors série de L’OBS, n° 99, juillet 2018.

#22- 2015 – Saisir sa chance

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Vous rentrez du Burkina Faso, sans travail, toi bien enceinte. Bon, ton accouchement a lieu, bien ‘pourri’. Tu confies ton corps à l’équipe médicale. Péridurale. Tout est très technique. Hypermédicalisé. Et après… le rêêêve ! Tes parents vous ouvrent leurs portes cinq semaines au début donc l’accueil du bébé est hyper enveloppant, comme le vôtre d’ailleurs… Ensuite vous êtes disponibles quasiment à temps plein pour le bébé dans votre nouvel appart, jusqu’à ses cinq mois. Toi tu cherches un emploi, lui se met à son compte et commence à travailler depuis la maison. Dès la naissance, à lui le change, à toi le nourrissage. Il sait que tu n’aurais pas été partante pour un enfant sans un très grand engagement de sa part. Il t’écoute, tu peux lui confier tes humeurs, tes doutes, tes besoins, tes demandes. C’est tellement bouleversant de mettre au monde un enfant, surtout si l’accouchement est difficile. Tu es extrêmement fatiguée. Lui est hyper investi, comme prévu. Très sensible aussi. Tes perspectives professionnelles se rapprochent. Il faut organiser la garde. Avant que vous cherchiez et trouviez, assez rapidement, une place en crèche, vous le confiez d’abord à une nounou avec laquelle ça ne colle pas… En toute logique et engagé jusque dans la séparation, il prend en main l’adaptation du bébé là-bas. Cependant, la démarche venant d’un père ne manque pas de la rendre perplexe. Tu es alors la cible d’une réflexion de sa part : « Pourquoi ce n’est pas vous ? C’est… ça me questionne, une maman qui n’est pas présente pour l’adaptation… ». Petite pique en plein cœur, suggérant une défaillance de la mère qui se trouve être toi… Et oui, parce que si c’est le père qui prend en charge une tâche habituellement réalisée par la mère, qui plus est le moment crucial de la séparation, c’est sans doute que celle-ci est défaillante, n’est-ce pas ? Eh bien non, peut-être qu’il est exercé, au point et concerné, consentant, voire motivé tout simplement, et qu’il a dans son projet de vie de partager les tâches, autant que les câlins, les jeux et les soucis. Comment s’affranchir des rôles traditionnels, partager les responsabilités, rebattre les cartes du couple parent à votre façon tout en donnant confiance et en restant une mère respectable aux yeux d’autrui ? Equation difficile à résoudre il semble… Tu lui lances, mi-amusée mi-agacée « Est-ce que cela vous aurait interrogée aussi, mais sur son père, si moi je m’étais seule rendue disponible pour l’adaptation ? » Là, l’assistante maternelle te regarde, éberluée, apparemment dans l’incompréhension totale de ta réaction. Il paraît encore loin, ce jour où l’on regardera les mères et les pères de la même façon ! Bref. En tout cas, il adore, ton homme, il dit que c’est génial de pouvoir disposer de ce temps-là et de l’utiliser comme ça. Un cadeau. N. bénéficie d’un accueil extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Une disponibilité dont vous ne disposerez pas pour vos autres enfants, vous en avez bien conscience… Jusqu’aux trois ans de N. et donc son entrée en maternelle, son père travaillera de la maison. Cette organisation lui permettra de s’occuper de son fils tous les mercredis, et aussi de l’emmener tous les matins. Et toi tu le prendras le soir quand tu bosseras, c’est-à-dire chaque fois que tu signeras pour un contrat de quelques mois, en bonne représentante de la génération précarité… Il gère aussi tous les rendez-vous médicaux, et les kiné-respi. Il n’en rate pas un seul. N. sent très bien ce que vous pouvez encaisser et agit en fonction. Son père, lui, a besoin d’être rassuré, il est très sensible. Toi, clairement moins… Par exemple, les soins de nez sont très difficiles pour lui, qui a l’impression de devenir un bourreau à chaque soin, alors que pour toi c’est un geste nécessaire, technique, qui va le soulager ; rien de plus. Tu vois bien qu’il développe un lien exceptionnel avec son fils. D’ailleurs, il l’appelle « papa » depuis un moment alors qu’il ne parvient toujours pas à t’appeler « maman »… Toi tu es « Maï » et tu dois admettre que ça te fait mal. C’est assez douloureux de se sentir le deuxième parent pour l’enfant. Tu te mets à la place des pères qui vivent ça dans des configurations plus traditionnelles… Certains doivent se sentir blessés. Peut-être résignés après un moment. Impuissants souvent. Jaloux parfois. Ou soulagés peut-être, face à une telle responsabilité ? D’un côté, ça te fait plaisir de constater que toutes ces théories, ou plutôt ces croyances, sur l’attachement naturel à la mère sont fausses, puisque le contexte change visiblement les choses. D’un autre côté, pour ton cœur de maman, c’est horrible. Dès qu’il a besoin de réconfort, il va voir son père… Toi tu as un rôle de tiers et faut le dire, c’est plutôt ingrat… ; ça vous a d’ailleurs un peu clivé·e·s. Alors, tu changes d’état d’esprit depuis quelques jours. Il faut faire équipe à deux, vous en avez parlé longuement. Tu décides de mettre à distance cet affect douloureux, de prendre tout cela comme un état passager, d’accueillir positivement ce qui est offert. Et comme pour entrer dans le nouveau dialogue que tu viens soudain d’ouvrir, du jour au lendemain, il t’appelle enfin « maman » !

« Ces chercheurs américains montrent en effet que « c’est le parent qui investit le plus son bébé qui devient le principal attachement, sans distinction de sexe ». Le père serait donc apte à développer une relation symbiotique avec l’enfant, à condition de « mettre en sommeil sa masculinité traditionnelle » et de « mobiliser toute sa féminité première ». » (A propos du pédiatre Michael Yogman et du professeur de psychologie Michael Lamb)

Olivia Gazalé

#3- 2000 – Être à la hauteur

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Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications. Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet. Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s. Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?

Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail, appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite. Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste. Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.

Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise, participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère, ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu poses cette question. « Je ne sais pas, répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée, de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option – merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est extraordinaire.

Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque), parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert). Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise d’endosser LA responsabilité maternante (toute entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés), d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1]. Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.

« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des hommes. »

bell hooks, De la marge au centre


[1] Pour plus d’informations sur les figures d’attachement, visionner la conférence de la pédopsychiatre Nicole Guédeney disponible en ligne : https://apprendreaeduquer.fr/theorie-de-lattachement/