#83- 2022 – Voyage parental en cheerleading

Mi 2021, ta dernière, alors en fin de 4ème, te fait part de son envie de pratiquer une certaine activité avec plusieurs de ses amies. Elle ajoute « Mais j’ai peur que tu me dises non ».

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Tu la rassures d’abord : « Mais enfin, si ça te plait, à moins que cela nuise à quelqu’un (principe de base du féminisme), ou que l’activité en question repose beaucoup trop sur la disponibilité des parents (genre c’est hyper loin, ça bloque plein de weekends et on se transforme en taxi), je ne vois pas de raison valable de refuser… ». Elle te révèle alors qu’elle veut faire du « cheerleading ». Petite leçon en passant : ta fille sait pertinemment que tu n’échappes pas aux préjugés, comme tout le monde, alors que tu ne cesses de les combattre…

Bien sûr, elle perçoit la nécessité de détailler un peu, parce que sa mère non avertie ne voit pas bien de quoi il s’agit. Tu risques bien de confondre avec les performances avant matchs de football américain données par les équipes de pom-pom-girls. Le cheerleading vient bien des Etats-Unis et s’origine dans cette tradition d’encouragement dynamique et chorégraphié des performances masculines annoncées. Tu commences à comprendre pourquoi elle avait peur de ta réaction. Cependant, c’est devenu un sport à part entière désormais, acrobatique et sans équipe à encourager. Si elle s’attendait à des préjugés probables de ta part, c’est que l’activité n’est pas tout à fait pratiquée en mixité. Bien sûr, elle a raison : tu as peur que les stéréotypes pesant sur les filles y soient renforcés. Heureuse de son enthousiasme, tu procèdes à son inscription après t’être renseignée sur le co-voiturage possible avec les parents des copines, et tu te prépares à te confronter à tes préjugés en situation. Son père, lui, partant pour la découverte et rassuré par le fait que sa fille n’allait pas jouer les faire-valoir d’une autre équipe de sport, est plus confiant.

Dès septembre, se mettent en place deux entraînements par semaine… et des séances complémentaires autant que de besoin pour les démonstrations, compétitions et autres rencontres qui viennent rapidement occuper vos dimanches, comme tu le voyais venir. Dès le premier jour, tu apprends que le championnat de France est tout simplement au programme. Ça frotte un peu – tu es plutôt pro-coopération que pro-compétition -, mais tu te prends au jeu, tu découvres un monde, tu observes. Deux démonstrations et plusieurs journées de compétitions plus tard, tu décides de te livrer au dépôt écrit de tes observations et de ton sentiment sur le sujet.

Vous voici donc, parents décidés, accompagnant votre benjamine dans cette année de découverte. Vous voici co-voiturant les trois ados entre parents de trois familles deux fois par semaine. Vous voici sur les routes les weekends de compétition. Vous voici modifiant le trajet pour trouver le gymnase de remplacement quand le gymnase habituel est réquisitionné à cause du grand froid, ou traversant Lyon jusqu’au parc de La Tête d’Or certains jours de séances additionnelles. Quant à votre ado, motivée par les performances visées, les championnats à venir, l’esprit d’équipe et les discours galvanisants des coaches, elle fait subir quotidiennement à son corps – pourtant prédisposé à la souplesse – des étirements et entrainements en tous genres sur le parquet du salon, absorbée par des leçons soigneusement sélectionnées en ligne.

Alors oui, il s’agit d’une activité pratiquée quasi-exclusivement par des filles, toutes vêtues de costumes paillettes choisis par les jeunes coaches très engagées (shorts recouverts de jupes, les rares garçons de l’équipe senior portant une tenue différente, plus sobre et moins ornementée), agrémentés de jolis nœuds sur la tête, avec sourire obligatoire. Toutefois, cette mise en scène ne dure qu’un petit moment au lancement des représentations/compétitions. Car, après la courte présentation dansée chantée criée de l’équipe en lice avec panneaux et pompons pailletés – le tout sur une compil de fond sonore que tu hésites à appeler musique tellement cela s’apparente à du bruit instrumenté -, les accessoires sont déposés dans un coin du tapis et place au spectacle !

Les lieux d’entraînement et de représentation s’éloignent de chez vous. Plutôt que de déposer votre fille au rendez-vous du départ du car, vous décidez de l’accompagner, d’en profiter pour visiter du pays, quelques haltes touristiques étant possibles autour de l’heure du court passage de son équipe. Après Villeurbanne pour une démonstration du club, puis à nouveau pour les sélections des championnats de France, vous prenez la route pour Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne) puis revenez à la Halle des sports de Lyon, et enfin allez à Vichy pour le championnat de France.

Vous observez donc de près cette année-là le sport d’équipe, la compétition, l’engouement des parents habitués dans les tribunes et leur engagement dans les activités bénévoles connexes, l’excitation des performeuses et des plus rares performeurs, l’animation pleine d’énergie de ces journées inoubliables et fortes en émotion. Certains parents sont très équipés pour émettre un maximum de bruit en groupe. Il apparaît évident que nombre d’entre eux ont une vie sociale organisée autour de cette activité. Les enjeux sont énormes pour certaines équipes. Remuée et en colère que des personnes souffrent autant à cause d’un sport, tu assistes à plusieurs reprises à des déversements de larmes que d’inconsolables perdantes ne parviennent pas à tarir en fin de compétition. Toi, ce sont d’autres types de larmes que tu verses lors de ces rencontres. Chaque fois, tu n’arrives pas à arrêter leur montée, puisque tu revis, discrète mais nostalgique, tes 17 ans, passés aux Etats-Unis, quand tu participais aux encouragements des enfants de la famille américaine qui t’a accueillie là-bas plusieurs mois. Les compétitions de natation, matchs de baseball ou de football américain avaient animé nombre de tes dimanches outre-atlantique. Ce fut une étrange découverte que ces montées d’adrénaline, un monde nouveau pour toi qui n’avais jamais pratiqué de sport en club. Les 30 ans qui ont passé, ta fille maintenant en lice, unie à d’autres, ta peur qu’elle souffre de perdre au lieu de se réjouir de participer, ton retour dans les tribunes après toutes ces années… comment contenir ces larmes ?

Retour à Villeurbanne. La première démonstration de cheerleading est bien sûr l’occasion de te livrer à une petite analyse genrée. Opportune déformation professionnelle. La tenue des filles contraste avec la sobriété de celle réservée au rare garçon. Résultat : lui est évidemment mis en valeur, bien au milieu, ce qui attire les regards spécifiquement sur lui tandis que les filles apparaissent en masse, presqu’indifférenciées. L’unité ne semble visée qu’à la seule condition de préserver la différence de sexe.

Assez vite, tu te rends compte que ce sport marque des points qui viennent contrebalancer ces premiers signes d’assignation de genre. La communication de la fédération d’abord, via ses affiches à l’entrée des rencontres, montre la volonté d’attirer les filles comme les garçons dans l’activité. En outre, la diversité des rôles, des placements, des tâches et aptitudes requises dans les performances montre – et les équipes en témoignent – l’accueil possible d’une grande diversité de formes corporelles. Puisqu’il y a les « bases » et les « back » qui soutiennent les « fly », puisqu’il y a les corps légers et les corps forts, les grandes tailles et les petites tailles, les jeunes et les moins jeunes, il y a de fortes chances pour que chaque personne puisse trouver sa place. Quand des garçons sont dans les équipes, et s’ils ont un plus gros gabarit, ils sont sans surprise placés dans les « bases » ou les « back » soutenant les « fly ». Cependant, tu as pu avec plaisir constater l’audace d’une équipe qui avait placé un garçon en « fly ». Pour progresser vers plus d’égalité, il resterait à généraliser cette possibilité puis à encourager de faire soutenir des « fly » garçons par des « bases » filles, scénario que tu n’as pas observé pendant cette année (mais ta fille… si !). Peut-être qu’un mélange banalisé des âges favoriserait cette combinaison. Enfin, en une année, les progrès de ta fille, et plus largement des trois amies débutantes, ont été exponentiels. Elles ont acquis de la confiance en elles-mêmes autant qu’en leurs co-équipières. Elles ont appris à se soutenir entre elles et à évaluer les conséquences d’une défaillance personnelle. La responsabilité de chacune est engagée pour éviter de mettre en danger celle dont on accueille la chute comme celles qui l’accueillent. Elles ont donc vécu l’expérience de tomber d’abord… et appris ensuite à prévenir les chutes de chacune. Elles ont appris la prise de risque et sa maîtrise. Elles se sont dépassées, physiquement, techniquement et mentalement, comme jamais elles ne l’auraient imaginé. La solidarité au sein de l’équipe est une des clés du progrès de toutes, et donc de chacune d’entre elles. Dès que tu les conduis quelque part, tu ressens leur excitation de vivre une aventure collective qui les fait sortir de leur zone de confort, leur envie de mériter la confiance qui leur est donnée dans leurs capacités à se dépasser ensemble. Les films et photos de pyramides humaines s’accumulent, les médailles arrivent, les souvenirs s’enchaînent. De découverte en découverte, d’observation en réflexion, tu étoffes ta culture générale et mets à distance tes réticences et préjugés de départ.

L’année se termine avec le championnat de France auquel l’équipe de ta fille participe grâce à un repêchage suite aux sélections. C’est à Vichy, ville d’eaux, que les épreuves sont programmées. Vous avez décidé de dormir à l’hôtel mais n’avez trouvé une chambre qu’à 45 minutes de là. Le matin, tu visionnes par hasard un court reportage sur les aventures de l’exploratrice Alexandra David-Neel. Tu le regardes avec attention parce que ce nom te dit quelque chose : c’est celui de l’un des gymnases de remplacement de Villeurbanne auquel tu as conduit les trois amies plus tôt dans l’année. La municipalité travaille depuis un moment à mettre en lumière des femmes de valeur. Tu te promets de te renseigner davantage sur sa vie.

A Vichy, vous découvrez le désastre auquel vous avez échappé : des grêlons de la taille de balles de tennis ont dévasté la ville. Les odeurs de charogne vous montent au nez dans le parc où des milliers d’oiseaux morts jonchent le sol au milieu d’un parterre de branches d’arbres brisées. Quelques survivants blessés claudiquent au milieu de leurs congénères sans vie. Les nombreuses verrières sont partout éventrées, les pare-brise des voitures en morceaux, des toitures transpercées. Le championnat de France d’aviron, dont la programmation concomitante explique la pénurie de chambres hôtelières, est annulé à cause des dégâts de la nuit. Environ quatre cents embarcations laissées dehors auraient été endommagées. Vous n’avez jamais vu d’aussi près les effets du dérèglement climatique. Dans ce chaos, la journée de cheerleading a bien lieu et l’équipe arrive quatrième sur huit dans sa catégorie. Elle ne se place donc pas sur le podium mais ce score reste honorable pour une équipe débutante et repêchée aux sélections. Tu verses tes habituelles larmes. Trop d’émotions pour cette journée.

Quelques jours plus tard, tu tombes par hasard en librairie sur Le grand art Journal d’une actrice, un roman d’Alexandra David-Neel, que tu achètes et dévores illico. Parce que non seulement elle était exploratrice, mais tu découvres qu’elle était comédienne, écrivaine et bien d’autres choses encore, comme le décrit la page wikipedia qui la concerne. Une femme qui s’est dépassée toute sa vie et ne s’interdisait aucun domaine.

Quand en découvrant un sport, on a la confirmation de l’immensité des capacités humaines et de l’excitation que procure leur exploration en soi.


Ce récit a également été partagé sur egaligone.org, avec quelques photos 🙂

#81- 2022 – L’âge d’être libre

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« Non, ce n’est pas le moment pour un tel projet, tu feras ça quand tu seras vieille ! ». La réponse de ton label aurait pu te clouer le bec, mais non. Heureusement, car ce moment que tu vis, tu le dois à ton obstination. Et à ton immense besoin de définir toi-même ce que tu veux faire de ta vie.

Le concert touche presque à sa fin. Sur la scène de l’auditorium de Lyon, tu es là, vibrante et émue, assumée, entourée de tes huit comparses. Le public exulte. Il est bouleversé par la folie du spectacle, par l’audace de ce que vous avez proposé. S’il est habitué des lieux, il n’a sûrement jamais vu ça dans une représentation classique. Grâce à un léger éclairage qui te permet de communier avec ton public, vous voyez dans le somptueux hémicycle des zones entières se lever tour à tour. Les applaudissements n’en finissent pas. Huit violoncellistes, trois hommes et cinq femmes, ont finalement accepté de te suivre dans l’aventure risquée que tu leur proposais. Tout acoustique. Des reprises. Une mise en scène et des éclairages poétiques et ésotériques. Un usage éclectique et insolite de l’unique instrument, présent en huit exemplaires. Un accompagnement sur scène qui éloigne les instrumentistes de leur chaise, transformant leur jeu, convoquant leurs corps. Tout en émettant des sons de toutes sortes avec leur formidable violoncelle, ils et elles se déplacent, te suivent, se lèvent, dansent, se fondent dans les mises en scène de ce spectacle vivant.

Tu en avais rêvé. Tu l’as fait. Exaucer soi-même son vœu, malgré les obstacles et les découragements, quel pouvoir merveilleux. Finir par exercer la souveraineté de soi. Quel doux sentiment procure l’accomplissement de ses désirs profonds. Au départ, tu n’étais pas très bien partie dans l’exercice de la liberté. Tu as plutôt excellé dans celui de l’obéissance. Avec un père militaire, tu étais à bonne école. Chanter ? Tu n’y penses pas ! Ce n’est pas un métier ! Un bout de vie de renoncement plus tard, tu as fini par te décider… donc par t’opposer. L’âge adulte avait un peu tardé à arriver. Il implique quelquefois de prendre des risques. Qui a envie de déplaire à qui nous aime, malgré sa distillation de conseils et de maximes, de découragements et d’empêchements, ne voulant évidemment que notre bien ? Or la liberté, c’est de parvenir à faire ce que l’on a décidé. Quand tu te l’es enfin formulé, face au besoin irrépressible qui t’animait, tu as multiplié les démarches, trouvé enfin un label – il en suffit d’un -, été embarquée dans un tourbillon de tournées à succès, de scènes enflammées, en parallèle d’une première maternité. Et l’épuisement t’a rattrapée, t’acculant à tout stopper.

Et puis, peu à peu, ton arrêt total n’a plus été si total. Il est devenu une pause quand tu t’es rendu compte que chanter t’était vital. Tu redémarres alors, mais à tes conditions, et tu évoques ce projet qui te trottes en tête depuis un moment. Cette réponse-censure de ton label te rappelle bigrement quelque chose, arborant son air de famille avec la censure paternelle. Alors, puisqu’il a lui-même annoncé sa condition de l’exercice de ta liberté, tu lui réponds « S’il faut être vieille pour être libre, alors, considère que je suis vieille ». Bille en tête, avec ou sans lui, tu mèneras ton projet à bien.

Pendant que tu fais ce récit à ton public lyonnais, salle éclairée comme lors d’un final alors que tu clôtureras ton incroyable et émouvant spectacle avec plusieurs chansons de ton répertoire, tu fais émerger une question chez moi, qui étais debout dans la salle : en tant que femmes, ne devrions-nous pas revendiquer, comme une aspiration profonde, d’être bientôt, ou assez, ou déjà vieilles ? Cette société du jeunisme veut nous faire connaître l’âge « mûr », puis la vieillesse, le plus tard possible, nous faisant passer des complexes du poids ou du poil à ceux des rides, nous mettant en tête qu’il faudrait pleurer la triste fin annoncée de la sexualisation de nos corps, nous exhortant à vivre d’abord dans le service, le soin et le regard des autres. Elle nous aspire, au moins jusqu’à la ménopause, dans des rôles sociaux cumulés et épuisants, souvent peu questionnés, puis espère sans doute que nos états dépressifs qui pourraient en découler viendront enrichir les marchés lucratifs de la santé mentale et de la chirurgie esthétique. Pourtant, prendre de l’âge est une avancée possible vers la liberté et vers la prise de décisions personnelles et émancipatrices. Cette période d’éventuelle libération de temps, de cheveux souvent blancs et de peau assurément ridée, fait peur à qui veut nous faire douter de nos rêves ou de nos capacités, ou nous mettre sous sa coupe, comme le décrit Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes (La Découverte, 2018). Le double enjeu est d’apprendre tôt à suivre nos voix intimes et donc à faire nos propres choix, tout en n’appréhendant plus le temps qui passe.

A nos jeunes sœurs trop souvent infantilisées, comme à nos vieilles sœurs qui font encore peur, j’ai envie de dire, en référence à l’insolence posée et inspirante d’Imany, « Nous sommes toutes vieilles, nous sommes toutes libres ».

#76- 2018 – Retour à soi

Ton tour arrive, présentation rapide. Prénom, métier dans l’Université. « Florence, maître de conférences en sciences physiques ». Tu ne sais comment interpréter le léger bruissement et les regards croisés qui suivent ta prise de parole dans la salle.


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Tu penses : « Peut-être suis-je le seul enseignant-chercheur ? ». C’est en effet très rare que tu croises autant de personnels différents lors d’une formation. Vous exercez dans l’enseignement bien sûr, mais aussi dans la maintenance ou l’entretien des locaux, les services administratifs. Non… cela ne semble pas être la raison : un enseignant-chercheur en mécanique est également présent. Si vous n’êtes que des volontaires, c’est que le sujet vous intéresse. Il s’agit de questionner le genre et les stéréotypes dans la société, mais aussi dans l’Université, engagée dans une démarche de labellisation Egalité et Diversité. L’intervenante aborde le sujet grâce à plusieurs entrées, fait participer l’assemblée sur chaque thème, puis s’arrête sur le langage et sa portée symbolique. Un participant aborde le sujet de la féminisation ou de la masculinisation des fonctions et noms de métiers. Par exemple, si on parle peu des infirmiers, mais beaucoup des infirmières, peu d’hommes vont se projeter. Idem pour les sagefemmes. L’intervenante confirme l’intérêt de parler des soins infirmiers avec les deux genres grammaticaux pour aider les garçons autant que les filles à s’identifier et donc à se projeter. Elle rappelle en revanche que le mot sagefemme signifie la connaissance du corps des femmes, donc ne dit rien du sexe de la personne qui officie, même si le mot maïeuticien a été proposé pour les hommes. Tu te rends compte alors que tu n’as jamais questionné ton titre d’enseignant-chercheur ou de maître de conférences. Bien sûr, autour de toi des femmes revendiquent le féminin. Mais cela t’a toujours semblé anodin, un combat secondaire, apportant raillerie et discussions infécondes. Tu es arrivée là, c’est donc possible… Et puis l’appellation masculine te semble plus valorisante. D’ailleurs, certaines romancières tiennent à se faire appeler « écrivain », parce qu’ainsi elles se sentent mieux considérées… Tu commences pourtant ce matin à envisager les choses autrement. Ne pas être respectée parce que désignée femme dans son métier. L’être davantage quand le métier est exprimé au masculin. Se fondre ainsi dans le masculin valorisé. S’éloigner de soi pour se sentir quelqu’un. Participer ainsi, à son échelle, à l’invisibilisation, donc à l’infériorisation du féminin.

Quand vient à nouveau ton tour pour faire le bilan de la matinée, tu annonces que ta première action en sortant sera la modification de ta signature de courriel. Tu es « une maîtresse de conférence, enseignante-chercheuse » et fière d’être une femme. Un participant s’exclame alors, souriant : « Tout à l’heure, je n’ai pas osé vous interpeller, mais j’étais si étonné par la façon dont vous vous êtes présentée ! »

Gloria Steinem, dans son autobiographie Ma vie sur la route[1], raconte qu’une hôtesse de l’air, longtemps persuadée que le métier de pilote n’était pas fait pour les femmes, a changé d’avis après avoir compris la façon dont une société favorise la haine de soi chez les catégories discriminées. Elle savait dorénavant d’où venait son manque de confiance en elle et ne voulait pas transmettre cette haine de soi à ses enfants. L’expérience de Whitney Young, un militant des droits civiques, avait été un déclencheur pour elle, précise Gloria Steinem : il avait « avoué avoir eu un mouvement de recul involontaire le jour où il était monté à bord d’un avion en Afrique en découvrant que le pilote était noir. Il avait alors pris conscience de la haine de soi qu’il avait intégrée simplement en grandissant dans une culture raciste ».

Comparer les effets du sexisme et ceux du racisme sur les personnes discriminées a tout son intérêt.


[1] Gloria Steinem, Ma vie sur la route. Mémoires d’une icône féministe, HarperCollins, mars 2019

#72- Anne, ma soeur Anne

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Anne, ma sœur Anne
 
Hier soir, une grande dame est morte.
Ce que vous ne savez pas, c’est qu’elle a sonné à ma porte.
Elle m’a dit, je peux rester ?
J’ai répondu, mais oui entrez !
Anne, ma sœur Anne, venez vous reposer
Dans mon Panthéon personnel
Je vous ai fait une place de reine
Comme à toutes celles que j’abrite
J’y brûlerai des lampions
Qui éclaireront vos chansons
Elles brilleront comme des pépites
Et la lumière sera si belle
 
Je vous ai toujours connue
Ma mère m’avait parlé de vous
Vous étiez proches sans vous connaître
J’étais une môme que ravissait
Cette berceuse pour une pomme
« Oh Oh, dis la pomme, pourquoi voulez-vous que je dorme ? »
A mon tour j’ai parlé de vous
A mes enfants l’une après l’autre
« Tourne le phare » je leur ai dit
« Et à sept ans on perd ses dents »
 
En parallèle je découvrais
En même temps que je militais
Que vous aviez presque chanté
Sur tout ce qui me révoltait
J’aurais aimé que mes grands-mères
Prennent des vacances comme Clémence
J’ai adoré votre bergère
J’ai ri de son impertinence
 
Un jour j’ai dit à mes enfants
Que nous devions nous souder toutes
Que chacune avait ses raisons
D’agir à sa façon
(Là-dessus je n’ai pas de doutes
M’auriez-vous aimée tout de même ?)
Le chemin n’est pas si facile
Pour se sentir toutes Frangines  
Mais je jure de la cultiver
La sororité
 
Anne, ma mère Anne, puisque vous avez dû partir
Je deviens ce jour votre fille
Votre héritage dans ma besace
Je poursuis humblement ma foi
Votre quête et votre combat
Inspirée par vos mille chansons
A ma façon

#34- Entraide familiale, la bonne affaire

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Sous certaines formes, le soutien des femmes entre elles semble bel et bien exister, et même à grande échelle. Prenons l’entraide pour s’occuper des enfants ou des personnes âgées. Mouvement féminin, marchand ou non, public ou privé, organisé et légitimé comme relevant du féminin. Prenons l’entraide pour nettoyer la maisonnée. Mouvement féminin, marchand ou non, organisé et légitimé comme relevant du féminin. Activités justifiées comme une extension marchande des rôles domestiques par le besoin d’emploi. Activités catégorisées féminines par la division symbolique admise des rôles sexués, appelée aussi complémentarité des sexes. Cette chaîne féminine d’entraide, version moderne de la domesticité, procurant de fait du travail domestique et familial à moins riche que soi, si elle vient d’un territoire éloigné, est appelée « la chaîne mondiale du care ». Chaîne au service du travail dit « productif » cher au capitalisme. Organisation sociale d’un entre-soi féminin, autour des « services à la personne », comme les nomment nos économies occidentales. Si la notion de « care » est élargie au social, à la santé et à l’éducation, ainsi qu’aux métiers de services aux autres, apparaît la prépondérance des femmes dans toutes les activités humaines fabriquant et prenant soin des personnes. Recours massif à des femmes moins dotées économiquement, qui perpétue ou accroît de fortes inégalités entre femmes. Or, « tant que nous ne nous confronterons pas aux divisions de classe qui existent entre les femmes, nous serons incapables de construire une solidarité politique. », prédit bell hooks.

Du côté des rares dirigeantes, peinant à égaliser en revenus et statuts avec leurs pairs hommes, il s’agit de briser le plafond de verre. A l’autre bout de la cordée féminine formulation Macron, il s’agit de survivre dignement, souvent en tant que « parent isolé ». Heures dispersées, mal payées et insuffisantes pour se loger, pour celles qui sont employées. Pendant que du côté des hommes, aux positions aussi très inégales entre eux, la marche vers un investissement équivalent à celui des femmes dans la sphère privée peine à s’amorcer. Ils cheminent même d’un pas très très lent, pas encore solidaires sur le trajet, même si des pionniers progressent au pas de course, risquant de mémorables moments de solitude au pays de la virilité. Un sondage Ipsos / Ariel 2018[i] demandait : « Pour vous, le partage des tâches ménagères n’est plus un problème aujourd’hui ? ». 63% des hommes se disaient d’accord (pour 47% des femmes). Pour deux hommes sur trois, la révolution a donc eu lieu… Pourtant, « 32% des hommes déclarent (…) faire les courses le plus souvent (14% seulement rectifient les femmes), 29% préparent les repas (18% seulement d’après les femmes) et 13% s’occupent des enfants (4% seulement rectifient les femmes). » Repassage, bricolage et lessive se révèlent les activités les plus divisées : 39 à 44% des répondant·e·s ne laisseraient pas faire leur conjoint·e les yeux fermés. Pour « S’occuper des enfants », c’est 23%.

Je rêve d’une entraide familiale qui commence dans les couples. Pour qu’elle ne soit ni une affaire de femmes, ni une affaire d’argent.


[i] Ipsos et Ariel dévoilent une étude sur « les Français et le partage des tâches ménagères », article du 4 mai 2018, site ipsos, source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-le-partage-des-taches-quand-la-revolution-menagere

#33- Indispensable sororité

De la nécessité de bousculer la police du genre exercée sur les femmes.

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“J’ai un rêve” ? Non : “Je FAIS un rêve“. La société n’évolue que parce que des personnes fabriquent la suite. Pierre après pierre. Parfois, cette construction résulte d’une réflexion collective, d’un débat démocratique, de voix entendues, dans l’intérêt du plus grand nombre. Cet intérêt général nous échappe de plus en plus dans l’entreprise collective d’individualisation de tout. Cette construction peut naître de valeurs partagées, discutées autour du respect du vivant. Progresser est possible. Vers un monde meilleur. Un monde imprégné d’humilité devant la vie qui nait, fragile et encore innocente, vie réelle et dont la proximité nous plaque au mur parfois opaque de nos émotions. Telle une expérience artistique intime, profonde et unique. Opportunément loin du fonctionnement technique, comptable, financier, surveillé, numérique, virtuel, de la déesse machine qui nous tient à l’œil. Nécessité impérieuse d’une vision optimiste. Vision qui politise le privé, pour une vie plus joyeuse.

J’ai l’intime conviction aujourd’hui, dans ma quête d’égaliberté, d’un double mouvement nécessaire : d’une part celui de la construction, entre femmes plurielles et multiples, d’un lien solidaire, fraternel, ou plutôt sororel (inventons le mot sororel), et d’autre part celui de l’implication des hommes dans le soin à autrui. Différentes voix nous invitent à un développement monumental de la sororité.

Je pense là au récent ouvrage de Chloé Delaume, Mes bien chères sœurs, ou au plus ancien de bell hooks De la marge au centre, qui contient un chapitre très galvanisant sur la sororité, ou encore aux remises en cause du principe républicain de Fraternité qui excluait dès le départ les femmes et les hommes non identifiés comme blancs, comme l'analyse Réjane Sénac dans son essai Les non-frères au pays de l’égalité, la politologue prônant le terme plus inclusif d’Adelphité. Emilie Hache a également coordonné Reclaim, un magnifique ouvrage collectif qui rassemble des engagements unissant et concernant en premier lieu des femmes, notamment autour du vivant et de l’écologie (cf. page bibliographie évolutive). 

Sororité… Tiens, ce mot n’existe pas dans le dictionnaire de mon logiciel de traitement de texte… tout est dit. Sororité. Mot à intégrer davantage dans le logiciel social aussi. Le soutien entre femmes uniques, éloignées les unes des autres, partageant pourtant partout dans le monde, entre autres expériences communes, l’injonction, les responsabilités, joies et effets de la reproduction sociale. De la fabrication des personnes. Même si certaines ne deviennent jamais mères.

Une description très pertinente des enjeux de la reproduction sociale invisible et dévalorisée, dévolue partout aux femmes au profit du capitalisme, est faite dans le Manifeste Féminisme pour les 99%, de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharua et Nancy Fraser.

Ce soutien pourrait se traduire par une empathie systématique. Ne pas juger l’autre, accueillir ses choix, sa voix, sa voie. Ses comportements ne me nuisent pas, même si ce ne sont pas les miens. Je vais tenter de comprendre sa situation à elle, pourtant éloignée de la mienne. De l’accepter comme sa réalité. Son contexte. M’obligeant à une sortie de moi-même. Sortie d’autant plus difficile que je me sens moi-même contrainte. Ce soutien-là implique qu’aucune de nous ne participe à la police du genre qui dicte à d’autres femmes leurs comportements. En tant que femme-comme-il-faut. Ou potentielle mère-comme-il-faut. En tant que femme telle que je me suis façonnée, pour faire plaisir, plaire, être acceptée, aimée. Faire des enfants ou pas. Travailler beaucoup ou pas. Tard ou pas. S’habiller comme ci ou comme ça. Travailler à temps plein ou pas. Demander un temps réduit ou pas. Une augmentation ou pas. Confier ses enfants ou pas. Se marier ou pas. Partir ou pas. Rester ou pas. Travailler de nuit ou pas. S’inscrire en mécanique ou pas. En informatique ou pas. Fréquenter telle personne. S’exprimer de telle façon. Se maquiller ou pas. Cuisiner ou pas. S’unir avec un homme bien plus jeune ou pas. Parler fort ou pas. Jouer au rugby ou pas. Suivre un régime ou pas. Se délecter de chocolat ou pas. Assumer son corps ou pas. Se moucher fort ou pas. Faire la liste de courses ou pas. Coucher ou pas. S’épiler ou pas. Porter des robes ou pas. Des bijoux ou pas. Teindre ses cheveux ou pas. Déborder d’ambition ou pas. Désirer un homme ou pas. Une femme ou pas. Faire plaisir ou pas. Croiser les jambes ou pas. Sourire ou pas. Dire des mots vulgaires ou pas. Crier sa colère ou pas. Avoir besoin d’un homme ou pas. En inviter un à danser ou pas. Sortir seule ou pas. Tard ou pas. Voyager seule ou pas. Faire du vélo ou pas. S’engager ou pas. Militer ou pas. Prendre la parole ou pas. Ecrire ou pas. Créer ou pas. En tant que femme. Se mettre au pas… ou pas.

Ce dressage des femmes aux normes de genre qui leur sont imposées, y compris par d’autres femmes, est dénoncé par bell hooks dans un chapitre dédié à la sororité dans De la marge au centre. Elle y enjoint les femmes à s’unir : « Les femmes doivent apprendre à endosser la responsabilité de lutter contre des oppressions qui ne les affectent pas forcément à titre personnel ». Donc à se tolérer, à s’écouter les unes les autres, à dépasser ce qui les oppose et à accorder de la valeur à tous les rôles qu’elles exercent : « Si le sexisme enseigne aux femmes à être des objets sexuels pour les hommes, il se manifeste aussi dans les attitudes méprisantes et supérieures que peuvent adopter des femmes qui ont rejeté ce rôle à l’encontre de femmes qui ne l’ont pas fait. Le sexisme amène les femmes à dévaloriser les tâches parentales et à surestimer la valeur des emplois et des carrières. », analyse-t-elle.

Je rêve d’un ébranlement de cette mise au pas des femmes. Et s’il se trouvait facilité par un réel avancement des hommes dans l’actuel damier de la parentalité ?


#10- Intermède 2020 – Gratitude

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1er avril 2020. Troisième semaine de confinement bien entamée. Fin de confection d’un trente-troisième masque en tissu lavable, visant à protéger, un peu, le personnel soignant. Le long temps de ce labeur bénévole, improvisé, a produit bien davantage que ces malheureux masques « mieux que rien », qui seront distribués dès demain matin. Il a engendré de la gratitude.

Merci.

Merci à Mamie T., qui tricotait, cousait, brodait, reprisait… et transmettait. Sa machine à tricoter me semblait miraculeuse. Mamie T. collectionnait les boutons, les aiguilles de toutes tailles, les fils à broder, les fermetures éclair. Conservait des petits objets dont elle imaginait l’utilité future (« côté droit de la gabardine de B. » ai-je retrouvé écrit sur un petit papier accroché à une demi-fermeture éclair). Elle mettait de côté des fins de pelotes, pour les vacances avec ses petits enfants. Empilait des boites pour mettre tout cela dedans. J’ai retrouvé des dentelles inachevées dans l’une d’elles : elle s’appliquait, en secret, en dentellière. Avant son mariage, elle était modiste. Ensuite, elle a confectionné des tricots et des chandails, dont certains garnis de torsades. Elle veillait à ce que mon grand-père ne souffrât pas trop du froid de l’hiver, lui qui était, comme elle disait, au jardin, au hangar ou dans la cour. Elle a veillé aussi à ce que ses trois garçons et sa fille se débrouillent avec du fil. La machine à coudre est devenue pour mon père un objet familier, qu’on entretient, qu’on prépare, qu’on utilise et qu’on répare. L’outil de la confection des voiles et des coussins d’un petit voilier qu’il avait acquis. A la main, il recousait ses boutons et ses ourlets de pantalons. Mamie T. m’a transmis la valeur de l’objet récupéré ou réparé, le souci de le garder, son utilité future, le soin du quotidien. Elle m’a appris qu’une boite remplie de petits riens est pleine d’un trésor. Qu’un tel contenu peut nourrir l’imaginaire, la créativité et n’importe quelle journée. J’aime les boites et ce qu’il y a à découvrir dedans. J’ai d’ailleurs gardé le range-serviette en forme d’enveloppe que j’avais brodé avec elle un soir de pluie : une maison, un arbre, des fleurs, le tout en couleurs.

Merci à Mamie J., qui brodait toutes sortes de matériaux, créait et cousait des robes, réparait, tricotait, ornait des nappes et des draps de multiples fleurs et de rosaces, avait toujours un travail en cours… et transmettait. Elle tricotait si vite que le cliquetis produit m’impressionnait. Elle m’a montré comment croiser les fils à l’arrière, m’a appris à dessiner des motifs pour obtenir un jacquard multicolore, homogène et souple. Elle m’a transmis la patience ainsi que la beauté du travail bien fait. J’ai conservé la taie d’oreiller sur laquelle elle avait joliment brodé mon initiale personnelle : un grand V.

Merci à ma tante M., qui démontait des chemises d’adultes usées pour leur donner une deuxième vie, à taille d’enfants. M. qui a toujours eu des idées pour transformer, repriser, réutiliser des textiles. Qui a appris à ma cadette à réparer son vêtement troué. Qui m’a conseillée et encouragée maintes fois dans mes entreprises créatives. Qui m’a inspirée, sans doute sans le savoir.

Merci à ma mère, qui a fait de sa maison un atelier au service de son travail artistique. Qui nous emmenait, petites, fouiller, faire des affaires, choisir les bonnes pièces dans la foule du marché Saint-Pierre. Nous partions par le train jusqu’à Paris, pour une journée faite d’aventures colorées. Ma mère, qui a accumulé des monceaux de tissus pour créer sans peine des décors, des costumes, des accessoires, des mises en scène, au fil de ses idées et de ses incessantes nécessités. Qui m’a montré qu’on pouvait se fabriquer un monde et s’exprimer avec ses mains, en assemblant des morceaux de couleurs, des motifs de toutes sortes pour raconter des histoires. Qui avait confectionné nos vêtements quand nous étions enfants, quand les vaches étaient plutôt maigres et qu’elle n’avait pas trop le choix. Qui a craqué un jour, se sentant asservie, esclave de l’aiguille… mais qui a transformé la plaie, grâce à l’écriture d’une très belle nouvelle, intitulée initialement « La cousette » (sans doute a-t-elle changé de nom mille fois, mais celui d’origine est ancré en moi).  

Je ne peux pas certifier que ces femmes se sont, toute leur vie, senties aussi reconnues, puissantes et autonomes qu’elles auraient dû l’être. Et pourtant, voici ce dont j’ai hérité d’elles : l’autonomie. Ce que peuvent ces mains aux intentions fécondes. Les mains façonnent ou inventent, elles se tendent ou se donnent. Elles peuvent écrire, signer, jouer de la musique, créer, rythmer, encourager, féliciter, réparer, confectionner, peindre, nettoyer, embellir, nourrir, exprimer, semer, récolter… Elles peuvent soulager, aimer, masser, soigner… Donner ou recevoir, rendre ou ovationner à vingt heures chaque soir.

Dès mon installation hors de chez mes parents, à dix-sept ans, le premier achat que j’ai fait, avec mes propres deniers, a été celui d’une machine à coudre. De marque, et d’occasion. J’ai eu le sentiment dévorant de détenir ma liberté dans cet objet. De pouvoir la multiplier. J’ai fabriqué mes rideaux, mes nappes, mes housses de couette, créé cette robe de soirée, toujours vaillante dans l’armoire. Robe qui plait, trente ans plus tard, particulièrement à mes enfants ! Ma benjamine essaie de temps à autre la robe fourreau de maman, paradant comme une dame devant le miroir. En velours élasthanne, elle sied à toutes les tailles. J’ai tenté de leur communiquer cette envie de faire par soi-même. Par exemple, en confectionnant pour Carnaval des déguisements… qui ont parfois été dissonants pour notre temps. Mon aînée se souvient de Fifi Brindacier qu’elle a dû incarner… et présenter toute la journée à ses camarades déconcerté·e·s (décalée jusqu’au bout de ses tresses, car personne ne reconnaissait qui elle représentait…). Depuis, s’étant orientée vers les métiers de la mode, elle a récemment appris à créer des vêtements. Sa penderie contient enfin un pantalon sur-mesure. Confection et détention d’un habit unique, adapté en tous points à sa morphologie. Plaisir et estime que procure si bien le travail pour soi.

Face à l’immense sentiment d’impuissance qui nous submerge depuis des semaines, puiser en soi. Se tourner vers l’armoire à trésors, la savoir remplie de tissus conservés « au cas où ». Ouvrir l’ancienne travailleuse de Mamie J., consciencieusement agencée, aux contenus soigneusement et régulièrement organisés. S’installer devant sa machine à coudre et prendre conscience, grâce à sa fine et utile connaissance, de son humble puissance. Y trouver du sens.

« Redonner à nouveau de la valeur à des tâches qui n’en ont aucune dans le capitalisme parce que pas rémunérées … (…) ça nous fait relire d’une manière différente et vertigineuse cette modernité comme ce grand moment de progrès qui allait libérer les femmes de toutes ces tâches domestiques alors que ces tâches domestiques, elles viennent de tout un rapport autonome à sa propre existence. Le fait de pouvoir subvenir à ses propres besoins, d’être dans une forme d’autonomie par rapport à son alimentation, à sa maison, c’est aussi quelque chose dont on peut considérer que la modernité nous a dépossédé·e·s. Est-ce que c’est un progrès aujourd’hui de ne plus être capable de repriser une chaussette ? Je ne suis pas sûre. Toutes ces questions-là sont ré-ouvertes et complètement renouvelées par la problématique écologique. »

Emilie Hache, interrogée par Charlotte Bienaimé dans son Podcast à soi n° 21  produit par Arte radio :  « Ecoféminisme, 1er volet : défendre nos territoires » (minute 22)