#43- 2020 – Décalage assumé


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“Tu verras, moi non plus, quand il pleurait, je me levais pas”. Cette connivence, qu’il essaie de créer avec toi, en t’incluant, en t’invitant à agir comme lui, en présumant que tu agiras ainsi parce que toi aussi tu es un homme, ne te met pas très à l’aise. Vous êtes en famille, avec un couple de votre âge. Puisque c’est imminent pour vous, vous discutez agrandissement familial et effets en tous genres. Or, il se trouve que l’événement perturbe le sommeil. Comme cette cousine l’avait lourd, elle précise que quand elle sortait du lit, c’était façon zombie. Mais qu’importait : elle finissait toujours par se lever. La nuit, c’est la mère qui veille et se réveille. La nuit, le père, lui, faisait la sourde oreille.

Toi, tu te lèverais la nuit.

Tes deux parents sont comédiens. A ta naissance, ton père s’est mis à enchaîner les contrats pour rapporter à manger, parce que c’est ainsi qu’il se figurait son rôle avant de l’exercer. Aujourd’hui le lien qui vous unit s’avère… plutôt faible. Enfant, quand des questions intimes te venaient, sur ton corps par exemple, c’était évident pour toi que ta mère saurait en être la destinataire. Vous n’avez jamais rien verbalisé entre vous, avec lui, sur son absence pendant votre enfance. Ta sœur y est parvenue, en revanche… Malgré tout, tu as eu beaucoup de chance. Elevé par des femmes, avec certes très peu d’hommes référents, mais sans aucun doute finalement sur ce qu’il est bon de créer avec son enfant.

Toi, tu créerais du lien avec le tien.

C’est en sa propre mère que la tienne a puisé un soutien. Malgré cette aide, elle a beaucoup moins travaillé que ton père. En a souffert, même si dans le spectacle, l’époque était moins précaire. Sa vie à elle s’est concentrée sur ses enfants. Sur toute cette charge éducative à assumer. Quant à lui, il assurait d’une part des revenus suffisants, d’autre part l’autorité paternelle.

Toi, tu soutiendrais autrement la mère de ton enfant.

Professionnellement, tu t’es un peu cherché. Démarrage dans le milieu de la cuisine. Parmi tes collègues d’alors, une seule femme : l’exception, mais qui avait choisi de ne pas avoir d’enfant. Plus simple. Bifurcation ensuite, avec ton entrée dans une école de théâtre. Autre ambiance et pas mal de femmes dans ce milieu-là. L’âge auquel la question parentale se pose, c’est après la trentaine, une fois que les réseaux se sont mis en place. Métier particulièrement précaire, qui implique une sorte de loi tacite : ne deviens pas mère tant que tu n’as pas fait carrière. Encore plus précarisant de s’occuper d’enfants. D’ailleurs, plusieurs femmes autour de toi ont vécu un avortement.

Toi, tu te demandes ce qui se passe pour les pères.

Un de tes amis, comédien aussi, à 32 ans, n’en veut déjà plus, d’enfant. Comme la plupart d’entre vous, les hommes, il n’a pas été éduqué à prendre sa part dans la contraception. Si plusieurs de ses compagnes ont avorté, une d’elles a mis au monde leur enfant, avant d’assumer seule sa charge éducative, après décision de séparation. Depuis, lui traine une espèce de culpabilité. N’avait pas pris le temps, pas décidé, de se projeter dans cette paternité. La vit à temps plus que partiel désormais. Un week-end sur deux, il a été acté. Ni préoccupation ni organisation des demains qui s’enchaînent, qui enchaînent et nous entraînent une fois l’enfant là. L’enfant qui n’en avait pas demandé autant : être là.

Toi, tu prendras ta part depuis le projet d’enfant jusqu’à sa prise en charge.

D’ailleurs, vous avez fait un deal, elle porterait l’enfant, toi tu lirais des livres sur être père et être mère… Que cette lecture te fut parfois insupportable… ! Pour les pères, au chapitre « Gérer ton accouchement », il était par exemple annoncé : « Comme un bonhomme, mais rassure-toi, aucun détail médical » ! Dans un autre ouvrage destiné aux futurs pères, l’auteur, un vieux médecin, apportait au contraire beaucoup de précisions médicales, mais la partie visant à te confirmer ton désir d’enfant incluait deux quiz effarants. Une réponse positive était attendue à chaque question, dont celle-ci : « Faire carrière est-il pour vous prioritaire ? »

Toi, tu imagines que tu feras des choix, renonceras, aménageras, prendras en compte le bébé et la nécessité de s’en occuper.

Pendant longtemps, ta conscience sur ces questions était en sommeil, souterraine, mais ton amoureuse l’a réveillée, portée au grand jour. Progressivement. Ton amoureuse avec qui vous avez eu ce projet d’enfant.

Ça y est, vous êtes trois désormais ! Et trois semaines plus tôt que prévu. Arrivée au bon moment. Pile quand ton amoureuse a fini de présenter son mémoire. Pile au milieu du confinement. Merci au coronavirus car toutes tes dates ont été annulées. Vous aviez prévu trois mois d’accueil ensemble pour le bébé mais un mois de plus a pu être ajouté au calendrier.

Comment imaginer que les salariés ne bénéficient que de onze jours ? C’est fou… En même temps, vu la charge que ça représente, que beaucoup d’hommes prennent la fuite ne te surprend pas beaucoup… L’épuisement est effectivement au rendez-vous, d’un coup d’un seul et pour un moment. Brasse coulée, apnée et fatigue assurée, alors que c’est à deux que vous vous relayez ! Malgré tout, comment aurais-tu pu ne pas prendre ce temps-là avec ta gamine ? Inconcevable. Tant de choses t’échapperaient aujourd’hui. Par exemple, c’est toujours toi qui la changes. Et puis vous êtes tous les deux capables de la calmer. Vous apprenez ensemble la manière de fonctionner à trois. Tu aurais été malheureux de repartir travailler au bout de onze jours. Le lien avec ta fille ne serait pas le même. Cela aurait été si injuste… Vous avez réfléchi à tout cela ensemble, avec sa mère. Si tu avais été salarié, tu aurais certainement pris un congé parental. « Congé », quel drôle de mot… Ce temps-là ne ressemble pas du tout à l’idée que tu te fais d’un congé.

Tu n’es pas dans le monde salarié, mais tu ne comprends pas pourquoi les deux parents n’ont pas droit à la même durée pour accueillir leur enfant. La discrimination à l’embauche n’aurait pas lieu si c’était le cas. Rien que pour ta compagne, lors de sa recherche d’emploi, on lui a demandé si elle était mariée et si elle avait des enfants ! Et pour bien continuer d’assigner les femmes à la maternité, structurellement, les choses sont construites pour écarter les pères. Par exemple, on te signifie que c’est inhabituel quand tu appelles la maternité. Car les hommes sont supposés prendre une place en retrait. Le secrétariat et les sages-femmes, chaque fois : « Quand Madame viendra… ». Justifications nécessaires alors : « C’est moi qui prends cette charge ». D’accord il s’agit de son corps, mais la part organisationnelle peut très bien être investie par le père, et elle est importante ! Depuis la naissance, tout cela se confirme, car à part l’allaitement (c’est-à-dire seulement la mise au sein et le fait de la nourrir), tout le reste, tu pourrais, tu peux le prendre en charge. Tout le reste n’est que de la cons-truc-tion.

Ta mère t’a proposé un contrat en juin (il t’arrive de t’associer avec tes parents). Désolé mais non : ta fille vient de naître. Elle a compris. Elle a même valorisé ton engagement. Celui de prendre ta juste part. Celui qui t’a conduit à jouer dans un seul festival cet été, alors que normalement cette saison est très chargée dans ce métier. Vous avez loué, comme ça ton amoureuse et votre fille seront à côté, pour que, la nuit, tu sois là aussi.

Ce que vous montrez est inhabituel. D’évidence. D’ailleurs, une parole gratifiante arrive à bonne fréquence, à elle destinée : « Hé bien, qu’est-ce qu’il t’aide ! »… Mais pas toujours, si tu y réfléchis. C’est assez relatif. Exemple des tâches ménagères. Lors d’un repas de famille, un homme de la table qui dit de toi « Lui, il est bien dressé ! ». Pas très valorisante, cette petite injonction, en creux, à la virilité. Qui souligne qu’un homme reste libre s’il est – ou se croit – exempté, comme lui, de ces activités.

#42- Créer une mesure à large portée

Pressentir les bienfaits d’une réforme du congé paternité. Saisir progressivement la portée d’une mesure ambitieuse. Ratisser large quant aux domaines touchés. En espérer l’impulsion d’un salutaire bouleversement.


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Réfléchir pour commencer à l’accueil des enfants et aux modèles proposés à la jeunesse. Que penser d’une société où, au travail, les naissances sont vues comme générant des coûts (privés et publics) ou des contrariétés (« Oh ! J’avais pensé à vous pour une promotion… », « Encore un congé mat. dans le service ! ») ? Une société où l’on affirme aux enfants à l’école que tout leur est ouvert, alors que les faits témoignent du contraire ? Regarder les orientations scolaires à la sortie du collège. Constater qu’elles sont divisées selon le sexe. Françoise Vouillot, enseignante-chercheuse psychologue de l’orientation scolaire et professionnelle, précise dans Les métiers ont-ils un sexe ? (Belin, 2014) que « seulement 12% des métiers et seulement trois familles professionnelles (qui ne regroupent que 4% des emplois) présentent une mixité équilibrée entre les femmes et les hommes : les professionnels du droit, les cadres des services administratifs, comptables et financiers, les médecins et assimilés. » Quels modèles d’identification sont présentés aux enfants, dans leurs manuels ou lectures, ainsi que dans le monde professionnel qui les entoure ? Tous les métiers peuvent-ils leur paraître envisageables dès le plus jeune âge ? Non : quasiment aucun homme n’est employé à la crèche, aucune femme dans le chantier d’à côté ou au garage automobile. Un rapport de 2014 du Commissariat général à la stratégie et à la prospective estime que toutes professions confondues, le taux moyen de masculinisation de la prise en charge des enfants de 0 à 6 ans « se situerait entre 1,3 % et 1,5 % dans le secteur de l’accueil et de l’éducation des jeunes enfants ». « Il atteint 3 % dans le périmètre plus restreint des structures collectives (dont 3 % d’hommes chez les éducateurs de jeunes enfants et 7 % d’hommes parmi les professeurs des écoles dans le pré-élémentaire). »[i] Quel message une société envoie-t-elle à la jeunesse avec une si faible présence d’hommes dans ces métiers ? Et donc une telle concentration de femmes ? Oui, nous en sommes là, au chaud dans nos charentaises, baignant dans l’illusion de l’égalité.

Chemin faisant, questionner l’effectivité de la responsabilité parentale conjointe. Dans les faits, les parents des deux sexes participent-ils autant aux conseils d’école ou réunions de parents d’élèves ? Qui prend un congé parental ? L’indépendance économique du parent est-elle assurée à cette occasion ? Observons la situation dans notre entourage et regardons la réalité en face. Nous vivons, voyons, savons et reproduisons. Parfois, nous transgressons, à nos risques et périls. Question de courage et d’estime de soi. De valeurs. De privilèges, parfois.

Interroger également les origines du congé maternité, accordé à des femmes en emploi, salariées ou non. Congé à questionner dans son évolution historique pour ce qu’il visait au départ et ce qu’il protège aujourd’hui. La mise en œuvre d’une politique nataliste. La santé des femmes. Leur place au travail. Le premier lien construit avec l’enfant.

En venir aux pères, envisagés d’abord comme travailleurs et encore peu encouragés à apporter des soins dans une parentalité élargie. Observons la place qui leur est accordée par leur entourage proche ou par la société. Observons aussi celle qu’ils tiennent, non seulement dans les maisons, crèches, écoles, filières de soin mais aussi dans le regard des employeurs, lorsqu’ils osent s’affirmer comme pères disponibles pour leurs enfants. Comme pour les mères, ce rôle une fois investi peut fortement concurrencer leur travail. Le hic supplémentaire, pour nombre d’entre eux, c’est que ce dernier reste central dans leur construction identitaire.

Donc réfléchir au travail et mettre en lumière ses paradoxes. Notre société organise la création, par un travail rémunéré, de services et de biens[1], le plus souvent hors du domicile (même si le travail chez soi est à nouveau encouragé en indépendance ou dans le salariat). Cette activité permet d’acquérir une reconnaissance sociale, de subvenir à ses besoins (réels ou artificiels) et d’assouvir des désirs en partie nés de son époque. En parallèle, est organisée cahin-caha la perpétuation de cette société, par ces mêmes personnes employées et consommatrices des biens et services produits. En général, sauf période de grande immigration, ceci se concrétise par les naissances, l’éducation puis l’intégration des plus jeunes dans ce modèle. La société permet aussi, parfois, d’exercer d’autres activités, citoyennes ou associatives, culturelles, physiques, créatives ou spirituelles. Ces jeunes s’engageront ensuite dans le travail rémunéré (qui prendra éventuellement place dans l’accueil et le soin des plus jeunes) parce qu’il est aujourd’hui le pourvoyeur du statut social et des principaux droits sociaux, et ainsi de suite. Pourtant, les deux mondes du travail et de la parentalité, qui devraient s’articuler, se compléter, sont concurrents dans bien des vécus.

Envisager un équilibre juste entre les situations des femmes et celles des hommes. Entre mères et pères. Entre les projections et les destinées des filles et celles des garçons. Par exemple faciliter la prise des congés scolaires des pères comme des mères, ces dernières les prenant davantage[ii]. Rendre visible l’invisible actuel.

Réfléchir par extension aux situations vécues par des parents et à celles vécues par des non parents. Une de mes collègues sans enfants m’a confié sa contrariété d’être toujours non prioritaire dans le choix des congés. Elle en ressentait un profond sentiment d’injustice, concluant à la survalorisation du statut de parent. Et puis aux situations des personnes, selon qu’elles sont bien-portantes autonomes ou vulnérables, enfants, personnes âgées ou porteuses d’un handicap. Rêver de mesures bénéficiant au plus grand nombre.

Questionner le déséquilibre de reconnaissance entre tâches de soin et de production. Evoquer la valeur accordée à l’attention, à l’empathie, à l’appréhension des vulnérabilités (et la place qu’y occupent les hommes). Au care, exprimé par la pensée anglo-saxonne. Suggérer l’importance des émotions, les nôtres et celles d’autrui, notre part sensible, notre connexion au vivant. Se tenir près de la vie, défendre sa micro-diffusion continue dans les veines de toute personne quel que soit son sexe. Tout en respectant les choix individuels de ne pas se reproduire et les vécus multiples de l’expérience de la mise au monde.

Observer et interroger les effets des congés pour les personnes : l’issue de ces semaines de tête-à-tête avec son bébé. Ce qui s’organise, se construit à ce moment intime pour soi, pour le bébé et dans sa relation avec l’autre parent.

Réfléchir par ailleurs au vocabulaire décrivant ces temps-là, gagnés, octroyés, donnés, pris, payés, indemnisés, accordés, imposés, vécus… et à ce que les mots signifient pour choisir la formulation adaptée au projet social visé. Sur ce sujet tout particulier, rédiger et ajouter à ce propos un post-scriptum, intitulé « Les mots pour le dire, début de réflexion ».

Enfin, avant de défendre une réforme concrète du congé paternité, passer par le partage de quelques faits.


[1] Eventuellement appelés « richesses », terme discutable puisque niant leurs coûts cachés et autres externalités négatives.


[i] Lutter contre les stéréotypes filles-garçons Un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance, Rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, janvier 2014, coordonné par Marie-Cécile Naves et Vanessa Wisnia-Weill, accessible en ligne :  https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/cgsp_stereotypes_filles_garcons_web.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2017-054.pdf

#35- Fraternité sélective

De la nécessité de bousculer la police du genre exercée sur les hommes.

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Passons maintenant au crible la solidarité entre les hommes. La fraternité républicaine affirme une sorte de loyauté entre hommes.

Entre parenthèses, Réjane Sénac souligne dans son ouvrage Les non frères au pays de l’égalité, que la fraternité a été érigée en principe républicain excluant les femmes et les personnes non blanches, que nombre d’universitaires qualifient aujourd’hui de « racisées » (par les autres). Elle ne concernait au départ que les hommes blancs (les citoyens de l’époque). 

Cette fraternité les invite-t-elle pour autant à exercer une bienveillance entre eux, une empathie systématique qui leur permette de se soutenir les uns les autres quels que soient leurs choix ? Le dictionnaire précise que la fraternité est un « sentiment de solidarité et d’amitié ». Voyons si cela sonne réel avec le même exercice de mise au pas… ou pas. Les hommes sont-ils empêchés aussi ? Et si oui, de quoi ? Jouer à la poupée ou pas. Faire de la danse classique ou pas. De la gymnastique rythmique et sportive… ou pas. Jouer au ballon dans la cour ou pas. Pleurer ou pas. Porter une robe de princesse ou pas. Les meubles lourds ou pas. Conduire sur les longues distances ou pas. Ouvrir le vin ou pas. Couper le poulet ou pas. Chasser l’araignée, la guêpe, la souris, ou pas. Apprendre à changer une roue ou pas. Percevoir le plus haut salaire du couple ou pas. Porter les cheveux longs ou pas. Être ambitieux ou pas. Le plus grand du couple ou pas [1]. Le plus diplômé du couple ou pas. Le plus âgé du couple ou pas. Carriériste ou pas. S’intéresser aux femmes ou pas. Aux femmes plus jeunes qu’eux ou pas. Aux autres hommes ou pas. Au pouvoir ou pas. A l’argent ou pas. Au sexe ou pas. Aux voitures ou pas. A la compétition ou pas. Faire du sport ou pas. Porter une jupe ou pas. Se maquiller ou pas. Nettoyer les sanitaires ou pas. Bricoler ou pas. Prendre un congé parental ou pas. S’orienter en lettres ou pas. Travailler auprès de nourrissons ou pas. En esthétique ou pas. Auprès de personnes âgées ou pas. De personnes très vulnérables ou pas. Parler de ses peurs, difficultés, souffrances à un·e psy ou pas… En tant qu’homme. Eux aussi sont priés, souvent, de rester à leur place, sauf que la leur est valorisée du côté de la performance. De la résistance à la peur ou à la souffrance institutionnelle. « C’est une décision des chefs c’est comme ça ». Du côté de l’autonomie. « Il me faut trouver des ressources en moi pour faire face ». Du côté des opérations de sauvetage, parfois. Et du rejet de celles et ceux qui ne seraient pas suffisamment… au pas. Tous ne vivent pas les mêmes empêchements et n’en souffrent pas autant.

Christophe Falcoz, évoquant les conséquences d’une « forme de masculinité virile, dominatrice et violente », souligne que « l’évacuation de certaines émotions – en particulier la vulnérabilité, la peur de l’échec et la peur de l’attirance pour un autre homme -, la non valorisation de l’empathie, la sur valorisation de l’esprit de compétition et du dépassement de soi, peuvent générer des souffrances chez les hommes, dont la société tolère, pour les hommes, qu’elles s’expriment par des violences entre eux et envers les femmes. »

Lourdes attentes pesant sur les hommes, valorisant des comportements parfois funestes, pour eux-mêmes ou pour les autres.

Je rêve d’un envol du paternage qui favoriserait ce délestage.


[1] Cf. la Une de Paris Match avec Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, la faisant apparaître plus petite que lui en juillet 2019.


#13- 2008 – Haro sur la mère

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Ton congé maternité touche à sa fin. C’est ton troisième. Tu en profites pour recevoir des proches avant de reprendre. Elle te pose des questions sur l’avenir. « Comment vas-tu t’organiser ? Reprends-tu ton travail précédent ? » Tu réponds que non, tu changes complètement. Tu entres dans le service formation de l’entreprise, qui s’occupe notamment des ressources humaines et du management. Tu vas changer de métier et tu t’en réjouis ! Concevoir des programmes de formation, revenir toi-même en apprentissage, t’intéresser à la façon dont les personnes apprennent, et tout cela dans des domaines humains. Et toutes ces personnes qui font du conseil interne seront tes collègues. Non… tu ne reprends pas à mi-temps, cela serait difficile sur un changement d’emploi. D’ailleurs cela ne t’est pas venu à l’esprit. Et puis tu dois t’investir pour être à la hauteur, c’est un nouveau métier pour toi, avec régulièrement des déplacements à Paris. Tu as hâte. Cela va être passionnant. Tu vas nourrir ton cerveau, ta vie sociale aussi et cela te ravit. Tu ne le sais pas encore même si tu l’espères, mais les trois ans de vie professionnelle qui suivront seront les plus enrichissantes de ta vie de salariée, et sans doute aussi de maman… heureuse de son travail. Elle te regarde, dubitative, mi-concernée, mi-consternée. « Enfin, quel temps auras-tu à consacrer à ta famille ? Avec trois enfants, c’est impossible ! Comment vas-tu faire ? » Elle te confie être rassurée par sa belle-fille qui se met à mi-temps après son troisième. Elle s’aperçoit sans doute que cela te renvoie l’image d’une mère douteuse, suspecte, pas tout à fait responsable ou quelque chose dans ce goût-là. Malgré sa gêne, elle confirme son propos. Te revient alors en mémoire une conversation vécue quelques jours auparavant avec une maman devant l’école : « Tu reprends à temps plein ? » « …(!!) Poserais-tu la même question au père de mes enfants ? », avais-tu répondu… « Euh… » « Eh bien moi c’est pareil ». Vous n’avez pourtant jamais évoqué frontalement la possibilité qu’il se mette lui à temps partiel. Tu reviens à toi et te rends compte qu’avec des proches c’est plus compliqué, d’autant que tu sais et conçois qu’elle n’a commencé à travailler qu’après avoir élevé ses enfants. Quel message lui envoies-tu si tu sembles opposer ou comparer son expérience à la tienne ? Même à plus de vingt ans d’écart. D’autant que tu constates que la tienne est épuisante, qui ne tient qu’à votre relation heureusement équilibrée, à la fois au sein de votre couple et dans vos ambitions professionnelles respectives. Ainsi qu’à vos niveaux de revenus équivalents et suffisants pour ‘vous faire aider’, c’est-à-dire avoir recours aux services d’autres femmes dont les conditions de travail et la reconnaissance sociale ne sont pas extraordinaires… Fragile équilibre. Un peu cynique aussi, tu dois l’avouer. Equilibre d’un couple privilégié, dont les membres ont chacun·e un travail intéressant et plutôt bien rémunéré. Tu te doutes aussi que ce qu’elle sous-entend, c’est que votre enfant si jeune, si vulnérable, en pleine construction, a besoin d’un temps parental important, qui lui sera confisqué dès ta reprise du travail. Dans l’absolu, tu admets l’argument. Tu tentes malgré tout « Tu sais, lui non plus ne demande pas un mi-temps pour ma reprise ». Arrive alors la répartie habituelle : « Mais c’est pas pareil ! ».

« Pour des raisons obscures, il en est ainsi : si l’on interroge encore dans les familles et dans la société sur le bien-fondé du travail de la mère, la question est rarement posée à propos du père. »

Sylviane Giampino

Ta réponse à la question du temps partiel avait une chance sur deux d’être positive. En effet, « les femmes sont particulièrement à temps partiel lorsqu’elles ont des enfants à charge (plus de 45 % des femmes salariées ayant au moins trois enfants travaillent à temps partiel). »[i]

L’INSEE rapporte dans une synthèse de 2013 qu’« après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux »[ii]. Plus largement, nous informe la sociologue Dominique Méda, « des chercheuses de l’INED avaient mis en évidence, dès 2006 pour le cas français, que l’arrivée d’un enfant s’accompagnait pour 40 % des femmes (contre 6 % seulement des hommes) d’une modification de l’activité professionnelle (changement de poste, réduction du temps de travail…). »[iii]

La plupart des personnes trouvent normal que du temps parental soit aménagé pour s’occuper de l’enfant. Si la mère ne le fait pas, elle risque d’être jugée comme douteuse affectivement… Qui demande spontanément à un père s’il réduit son temps de travail suite à l’arrivée d’un enfant ? Lui-même, a-t-il été préparé à se poser la question ? Et à culpabiliser s’il ne le fait pas ?

En 2015, tu inities un micro-trottoir dans une action associative. Il questionne le faible engagement des hommes pour l’égalité. Un passant témoigne : « Dans le travail, si les hommes prennent un congé parental c’est vraiment super mal vu, là-dessus ça a pas du tout progressé. Les pays nordiques sont vraiment plus évolués que les nôtres. Moi j’ai eu des fonctions d’ingénieur. Je ne peux pas prendre un congé parental, ce serait très mal vu si je faisais ça. Tandis que ça passe mieux quand c’est une femme. Mais voilà, a contrario, elle sera moins payée. »[1] S’écarter de cette norme du travail à temps plein expose un homme. Souvent, ce sont des jugements réprobateurs, du mépris, de l’incompréhension, un refus de l’employeur, ou des commentaires douteux. C’est ce qu’en 2006, déjà, tu avais constaté. Sans appel. Collecte et rassemblement de témoignages d’hommes à l’appui, qui se sont mis en retrait du travail pour diverses raisons. L’un d’eux, qui avait demandé un temps partiel à son employeur, avait essuyé un méprisant « Tu veux devenir femme au foyer ou quoi ? ». « Il n’y a pas d’innovation sans désobéissance », affirmait récemment Michel Serres sur France Inter[2].« Il faut pratiquer la désobéissance de genre » préconise Ivan Jablonka. Se préparer aux effets de la transgression de la norme de genre. Affronter le regard des femmes et celui d’autres hommes. De ceux qui en font une valeur masculine, un marqueur identitaire. Et qui sans doute, dans le but de s’y conformer, ont fait des efforts, voire des sacrifices. Le temps partiel au masculin pour motif parental est perçu comme une déclaration de forfait au travail. Un abandon du rôle d’homme.

« Ce qui pourrait passer pour anecdotique ne l’est pas : dans de nombreux secteurs professionnels, la seule évocation d’un souhait aussi « féminin » que de disposer de son mercredi pour ses enfants, ou d’un congé de paternité de quelques semaines, équivaut à un suicide professionnel. Ces limites et cette uniformisation sont un appauvrissement et un immense gâchis des énergies mâles. »

Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité


[1] Microtrottoir de l’Institut EgaliGone du 6 juin 2015

[2] La librairie francophone, France Inter, 6 avril 2019.


[i] “Le travail à temps partiel”, Mathilde Pak, Synthèse stat’ n°4, juin 2013. https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Synth_Statn4_internet.pdf DARES

[ii] INSEE PREMIÈRE, No 1454, Paru le : 25/06/2013, Stéphanie Govillot, division Emploi, Insee.

[iii] Dominique Méda, Le monde.fr, 08/06/18, L’inégalité de salaire hommes-femmes, c’est de naissance !

#12- 2008 – Calculs ciblés

Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).

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Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ; est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce bureau.

Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.

En 2016, « La pension de droit direct des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i] Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment discontinues. « Quel que soit le nombre final d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].

« En 2016, la pension moyenne de droit direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à 1 322 euros par mois en 2016. »[iii]

Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).

Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à taux plein.

Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?

« La masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison, un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »

Ivan Jablonka


[1] Incluant les pensions de réversion


[i] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/document-d-etudes/article/a-quels-moments-les-inegalites-professionnelles-entre-les-femmes-et-les-hommes

[iii] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

#7- 2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise

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Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe. De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées, qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter, pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae, diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail, ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.

Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet : « Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez compétentes qu’elles en sont là ?[1]. Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et badine, une petite respiration dans son planning ?

Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ? Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité, toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique, appelée « cœur de métier », que dans les fonctions dites « support ». Ces femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ? Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très bien non plus, dans un tunnel.

Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers 20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2], pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.

« Les femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas blanches, n’auraient pas défini l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »

bell hooks


[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes incompétentes à la tête d’un ministère.

[2] Le film brésilien Une seconde mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care. Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.

#2 – 1997 – Pensée royale

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Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.

Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de « Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix, qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue : « C’est pas pareil ! ». Tu ne parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des couples du moins.

Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.

Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage, qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater, la persistante masculinité de privilège.

« A la solidarité des clubs d’hommes et au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours devant elle. »

Ivan Jablonka, Les hommes justes, 2019 (Seuil)