#83- 2022 – Voyage parental en cheerleading

Mi 2021, ta dernière, alors en fin de 4ème, te fait part de son envie de pratiquer une certaine activité avec plusieurs de ses amies. Elle ajoute « Mais j’ai peur que tu me dises non ».

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Tu la rassures d’abord : « Mais enfin, si ça te plait, à moins que cela nuise à quelqu’un (principe de base du féminisme), ou que l’activité en question repose beaucoup trop sur la disponibilité des parents (genre c’est hyper loin, ça bloque plein de weekends et on se transforme en taxi), je ne vois pas de raison valable de refuser… ». Elle te révèle alors qu’elle veut faire du « cheerleading ». Petite leçon en passant : ta fille sait pertinemment que tu n’échappes pas aux préjugés, comme tout le monde, alors que tu ne cesses de les combattre…

Bien sûr, elle perçoit la nécessité de détailler un peu, parce que sa mère non avertie ne voit pas bien de quoi il s’agit. Tu risques bien de confondre avec les performances avant matchs de football américain données par les équipes de pom-pom-girls. Le cheerleading vient bien des Etats-Unis et s’origine dans cette tradition d’encouragement dynamique et chorégraphié des performances masculines annoncées. Tu commences à comprendre pourquoi elle avait peur de ta réaction. Cependant, c’est devenu un sport à part entière désormais, acrobatique et sans équipe à encourager. Si elle s’attendait à des préjugés probables de ta part, c’est que l’activité n’est pas tout à fait pratiquée en mixité. Bien sûr, elle a raison : tu as peur que les stéréotypes pesant sur les filles y soient renforcés. Heureuse de son enthousiasme, tu procèdes à son inscription après t’être renseignée sur le co-voiturage possible avec les parents des copines, et tu te prépares à te confronter à tes préjugés en situation. Son père, lui, partant pour la découverte et rassuré par le fait que sa fille n’allait pas jouer les faire-valoir d’une autre équipe de sport, est plus confiant.

Dès septembre, se mettent en place deux entraînements par semaine… et des séances complémentaires autant que de besoin pour les démonstrations, compétitions et autres rencontres qui viennent rapidement occuper vos dimanches, comme tu le voyais venir. Dès le premier jour, tu apprends que le championnat de France est tout simplement au programme. Ça frotte un peu – tu es plutôt pro-coopération que pro-compétition -, mais tu te prends au jeu, tu découvres un monde, tu observes. Deux démonstrations et plusieurs journées de compétitions plus tard, tu décides de te livrer au dépôt écrit de tes observations et de ton sentiment sur le sujet.

Vous voici donc, parents décidés, accompagnant votre benjamine dans cette année de découverte. Vous voici co-voiturant les trois ados entre parents de trois familles deux fois par semaine. Vous voici sur les routes les weekends de compétition. Vous voici modifiant le trajet pour trouver le gymnase de remplacement quand le gymnase habituel est réquisitionné à cause du grand froid, ou traversant Lyon jusqu’au parc de La Tête d’Or certains jours de séances additionnelles. Quant à votre ado, motivée par les performances visées, les championnats à venir, l’esprit d’équipe et les discours galvanisants des coaches, elle fait subir quotidiennement à son corps – pourtant prédisposé à la souplesse – des étirements et entrainements en tous genres sur le parquet du salon, absorbée par des leçons soigneusement sélectionnées en ligne.

Alors oui, il s’agit d’une activité pratiquée quasi-exclusivement par des filles, toutes vêtues de costumes paillettes choisis par les jeunes coaches très engagées (shorts recouverts de jupes, les rares garçons de l’équipe senior portant une tenue différente, plus sobre et moins ornementée), agrémentés de jolis nœuds sur la tête, avec sourire obligatoire. Toutefois, cette mise en scène ne dure qu’un petit moment au lancement des représentations/compétitions. Car, après la courte présentation dansée chantée criée de l’équipe en lice avec panneaux et pompons pailletés – le tout sur une compil de fond sonore que tu hésites à appeler musique tellement cela s’apparente à du bruit instrumenté -, les accessoires sont déposés dans un coin du tapis et place au spectacle !

Les lieux d’entraînement et de représentation s’éloignent de chez vous. Plutôt que de déposer votre fille au rendez-vous du départ du car, vous décidez de l’accompagner, d’en profiter pour visiter du pays, quelques haltes touristiques étant possibles autour de l’heure du court passage de son équipe. Après Villeurbanne pour une démonstration du club, puis à nouveau pour les sélections des championnats de France, vous prenez la route pour Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne) puis revenez à la Halle des sports de Lyon, et enfin allez à Vichy pour le championnat de France.

Vous observez donc de près cette année-là le sport d’équipe, la compétition, l’engouement des parents habitués dans les tribunes et leur engagement dans les activités bénévoles connexes, l’excitation des performeuses et des plus rares performeurs, l’animation pleine d’énergie de ces journées inoubliables et fortes en émotion. Certains parents sont très équipés pour émettre un maximum de bruit en groupe. Il apparaît évident que nombre d’entre eux ont une vie sociale organisée autour de cette activité. Les enjeux sont énormes pour certaines équipes. Remuée et en colère que des personnes souffrent autant à cause d’un sport, tu assistes à plusieurs reprises à des déversements de larmes que d’inconsolables perdantes ne parviennent pas à tarir en fin de compétition. Toi, ce sont d’autres types de larmes que tu verses lors de ces rencontres. Chaque fois, tu n’arrives pas à arrêter leur montée, puisque tu revis, discrète mais nostalgique, tes 17 ans, passés aux Etats-Unis, quand tu participais aux encouragements des enfants de la famille américaine qui t’a accueillie là-bas plusieurs mois. Les compétitions de natation, matchs de baseball ou de football américain avaient animé nombre de tes dimanches outre-atlantique. Ce fut une étrange découverte que ces montées d’adrénaline, un monde nouveau pour toi qui n’avais jamais pratiqué de sport en club. Les 30 ans qui ont passé, ta fille maintenant en lice, unie à d’autres, ta peur qu’elle souffre de perdre au lieu de se réjouir de participer, ton retour dans les tribunes après toutes ces années… comment contenir ces larmes ?

Retour à Villeurbanne. La première démonstration de cheerleading est bien sûr l’occasion de te livrer à une petite analyse genrée. Opportune déformation professionnelle. La tenue des filles contraste avec la sobriété de celle réservée au rare garçon. Résultat : lui est évidemment mis en valeur, bien au milieu, ce qui attire les regards spécifiquement sur lui tandis que les filles apparaissent en masse, presqu’indifférenciées. L’unité ne semble visée qu’à la seule condition de préserver la différence de sexe.

Assez vite, tu te rends compte que ce sport marque des points qui viennent contrebalancer ces premiers signes d’assignation de genre. La communication de la fédération d’abord, via ses affiches à l’entrée des rencontres, montre la volonté d’attirer les filles comme les garçons dans l’activité. En outre, la diversité des rôles, des placements, des tâches et aptitudes requises dans les performances montre – et les équipes en témoignent – l’accueil possible d’une grande diversité de formes corporelles. Puisqu’il y a les « bases » et les « back » qui soutiennent les « fly », puisqu’il y a les corps légers et les corps forts, les grandes tailles et les petites tailles, les jeunes et les moins jeunes, il y a de fortes chances pour que chaque personne puisse trouver sa place. Quand des garçons sont dans les équipes, et s’ils ont un plus gros gabarit, ils sont sans surprise placés dans les « bases » ou les « back » soutenant les « fly ». Cependant, tu as pu avec plaisir constater l’audace d’une équipe qui avait placé un garçon en « fly ». Pour progresser vers plus d’égalité, il resterait à généraliser cette possibilité puis à encourager de faire soutenir des « fly » garçons par des « bases » filles, scénario que tu n’as pas observé pendant cette année (mais ta fille… si !). Peut-être qu’un mélange banalisé des âges favoriserait cette combinaison. Enfin, en une année, les progrès de ta fille, et plus largement des trois amies débutantes, ont été exponentiels. Elles ont acquis de la confiance en elles-mêmes autant qu’en leurs co-équipières. Elles ont appris à se soutenir entre elles et à évaluer les conséquences d’une défaillance personnelle. La responsabilité de chacune est engagée pour éviter de mettre en danger celle dont on accueille la chute comme celles qui l’accueillent. Elles ont donc vécu l’expérience de tomber d’abord… et appris ensuite à prévenir les chutes de chacune. Elles ont appris la prise de risque et sa maîtrise. Elles se sont dépassées, physiquement, techniquement et mentalement, comme jamais elles ne l’auraient imaginé. La solidarité au sein de l’équipe est une des clés du progrès de toutes, et donc de chacune d’entre elles. Dès que tu les conduis quelque part, tu ressens leur excitation de vivre une aventure collective qui les fait sortir de leur zone de confort, leur envie de mériter la confiance qui leur est donnée dans leurs capacités à se dépasser ensemble. Les films et photos de pyramides humaines s’accumulent, les médailles arrivent, les souvenirs s’enchaînent. De découverte en découverte, d’observation en réflexion, tu étoffes ta culture générale et mets à distance tes réticences et préjugés de départ.

L’année se termine avec le championnat de France auquel l’équipe de ta fille participe grâce à un repêchage suite aux sélections. C’est à Vichy, ville d’eaux, que les épreuves sont programmées. Vous avez décidé de dormir à l’hôtel mais n’avez trouvé une chambre qu’à 45 minutes de là. Le matin, tu visionnes par hasard un court reportage sur les aventures de l’exploratrice Alexandra David-Neel. Tu le regardes avec attention parce que ce nom te dit quelque chose : c’est celui de l’un des gymnases de remplacement de Villeurbanne auquel tu as conduit les trois amies plus tôt dans l’année. La municipalité travaille depuis un moment à mettre en lumière des femmes de valeur. Tu te promets de te renseigner davantage sur sa vie.

A Vichy, vous découvrez le désastre auquel vous avez échappé : des grêlons de la taille de balles de tennis ont dévasté la ville. Les odeurs de charogne vous montent au nez dans le parc où des milliers d’oiseaux morts jonchent le sol au milieu d’un parterre de branches d’arbres brisées. Quelques survivants blessés claudiquent au milieu de leurs congénères sans vie. Les nombreuses verrières sont partout éventrées, les pare-brise des voitures en morceaux, des toitures transpercées. Le championnat de France d’aviron, dont la programmation concomitante explique la pénurie de chambres hôtelières, est annulé à cause des dégâts de la nuit. Environ quatre cents embarcations laissées dehors auraient été endommagées. Vous n’avez jamais vu d’aussi près les effets du dérèglement climatique. Dans ce chaos, la journée de cheerleading a bien lieu et l’équipe arrive quatrième sur huit dans sa catégorie. Elle ne se place donc pas sur le podium mais ce score reste honorable pour une équipe débutante et repêchée aux sélections. Tu verses tes habituelles larmes. Trop d’émotions pour cette journée.

Quelques jours plus tard, tu tombes par hasard en librairie sur Le grand art Journal d’une actrice, un roman d’Alexandra David-Neel, que tu achètes et dévores illico. Parce que non seulement elle était exploratrice, mais tu découvres qu’elle était comédienne, écrivaine et bien d’autres choses encore, comme le décrit la page wikipedia qui la concerne. Une femme qui s’est dépassée toute sa vie et ne s’interdisait aucun domaine.

Quand en découvrant un sport, on a la confirmation de l’immensité des capacités humaines et de l’excitation que procure leur exploration en soi.


Ce récit a également été partagé sur egaligone.org, avec quelques photos 🙂

#79- 2012 – La chir

« Depuis trente-six heures », t’entends-tu lui répondre. Elle voit juste, cette dame qui vient gentiment de te secouer, toi qui t’étais englué dans ta condition d’interne des hôpitaux. C’est si long trente-six heures…

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Tu as fait ton entrée dans la pièce. Une gamine avec sa mère, qui attendaient en salle d’examen, la routine. Tu as demandé à la mère ce qu’avait la petite, ce qui les amenait en chir, banal. Et là… il s’est passé un truc étonnant. Car ce n’est pas toi qui as fait ton diagnostic, non, c’est cette femme qui a fait le sien. Pire, avant de te l’énoncer, elle t’a fait une ordonnance toute personnelle, que tu as suivie dans la foulée, à la lettre, sans broncher, comme un automate bien dirigé. Redirigé même.

Pour répondre à ta question, elle a dit « Bonjour Docteur. Alors, vous allez ressortir de cette pièce et recommencer votre entrée comme il faut. Vous allez frapper à la porte, puis vous entrerez. Vous nous saluerez et vous vous présenterez, par votre fonction et aussi par votre prénom. Ensuite vous vous adresserez à ma fille, et vous lui demanderez comment elle s’appelle. Vous vous mettrez à sa hauteur et lui poserez toutes vos questions de médecin, parce que c’est elle qui est concernée, et qu’elle est en âge de parler. Elle vous décrira tout cela très bien, d’autant qu’on a déjà raconté l’histoire plusieurs fois depuis qu’on est dans cet hôpital. Et puis nous sommes bien dans un service de pédiatrie, vous devez avoir l’habitude de vous adresser à des enfants. Vous verrez, ça va bien se passer. »

Tu t’es exécuté, un peu surpris d’être remis en place. Tu es donc ressorti. Tu as toqué à la porte de la salle d’examen. Tu as refait ton entrée. Au début, c’était pour éviter de discuter, tu trouvais ça un peu exagéré, un peu mis en scène. Très vite pourtant, tu as souri, car d’apparentes petites choses comptent, dans ton métier comme dans la vie. Puis tu as trouvé les mots pour questionner l’enfant qui a pu effectivement t’expliquer elle-même toute l’histoire. Le long moment aux toilettes, où elle a poussé si fort, l’essuyage qui ne marchait pas, le truc dur et gros quand-même qui restait collé à ses fesses, elle pensait que c’était du caca mais non c’était collé. Non elle n’avait pas mal mais elle ne pouvait pas s’assoir dans la voiture quand elle est montée à l’arrière pour aller aux urgences, donc sa mère lui a fabriqué une sorte de coussin autour de la boule qui sortait. Et puis après l’arrivée aux urgences, elles ont attendu mais pas longtemps, on les a fait passer devant tout le monde et elle a dû montrer ses fesses à plusieurs dames parce qu’à chaque fois on les a envoyées voir une autre personne et puis les voilà à la chir. « Mais c’est quoi « la chir » ? Qu’est-ce que vous allez faire pour enlever le caca ? »

Tu réponds « Tu as fait un gros effort pour pousser aux toilettes, une partie de ton ventre, de ton intestin, est sortie de ton corps mais on va la remettre à l’intérieur. Ça s’appelle un prolapsus rectal et ce n’est pas grave du tout. C’est au service chirurgie qu’on remet ça en place, c’est pour ça qu’on dit la chir, pour chirurgie. » A cet instant de ton explication, tu vois la mère de l’enfant qui se décompose et tu réalises qu’elle croit qu’on va l’opérer. « C’est un geste manuel assez rapide, sans outil ni intervention chirurgicale, on repousse doucement les organes dans l’anus avec les doigts. On va te mettre un masque à oxygène qui va t’empêcher d’avoir mal, mais tu ne devrais pas ressentir de douleur, juste de la gêne. »

Tout s’est bien passé. Elle n’a pas eu mal du tout. La mère et la fille savent maintenant toutes les deux ce qu’il faut faire si cela se reproduit – le bain chaud qui permet de tout remettre en place naturellement, par rétractation – et surtout comment éviter un autre épisode – ne pas pousser fort aux toilettes. Décidément, peu de gens apprennent à aller à la selle correctement, enfants comme adultes…

Tu ne le sauras pas, mais l’événement ne s’est jamais reproduit. L’enfant a suivi scrupuleusement tous tes conseils, entraînant désormais son corps à détendre ses sphincters. Peut-être même que l’adresse directe dans les yeux, entre deux personnes s’étant indiqué leur prénom, y est pour quelque chose.

Quand, avant de partir, la femme te demande depuis combien de temps tu es là, à enchaîner les heures de garde et les situations à traiter, tu soupires. Une fois les trente-six heures annoncées, elle conclut « C’est bien normal, après tout ce temps à travailler, de défaillir un peu, mais nos enfants n’ont pas à pâtir des abus du système. Merci en tout cas Docteur d’avoir accepté de m’écouter, et d’avoir si bien pris en charge ma fille. Et surtout, bon courage. »

Quand une personne s’indigne du rythme des internes des hôpitaux. Quand elle te fait sortir tant bien que mal de tes automatismes de fin de garde. Oui, tu es épuisé. Trente-six heures d’affilée à l’hôpital, c’est long. Tu souris et toi aussi, tu la remercies.

#62- Un soutien libérateur pour la mère

Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, il constituerait aussi un moyen de soutenir la mère de l’enfant, pour qu’elle puisse préserver, autant que le père, des libertés personnelles conciliables avec l’engagement parental.


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Combien de jeunes mères sont propulsées dans le maternage exclusif, sentant grandir en elles un immense sentiment de solitude alors que le père s’évertue à faire ce qu’il peut ou croit pouvoir faire ? A l’autre extrême, Sylviane Giampino avance que « ces congés parentaux de naissance pourraient border au départ des femmes susceptibles de se laisser aller au fantasme de la toute puissance sur les enfants. » Combien d’entre elles, en effet, se sentent au départ grandies par cette nouvelle responsabilité, reconnues, mais des années plus tard risquent de sentir croître en elles une impression de vide ou d’inutilité ? Chaque mère, donc, y gagnerait. Chaque femme venant d’accoucher bénéficierait d’un droit à ne pas être considérée comme LA responsable de la sphère domestique et familiale « C’est normal, t’es une femme, t’es la mère ». Et d’un droit à récupérer physiquement d’un accouchement grâce à la mise en disponibilité admise, habituelle de son ou sa partenaire de vie. Donc finalement d’un droit au partage effectif avec l’autre parent de toutes les activités réalisables par une autre personne. Sans quémander ce partage. Sans le négocier au motif que « La perte de salaire est trop grande » ou que « Lui – c’est un homme – a de trop grandes responsabilités » même si « Elle aussi a des responsabilités mais elle c’est normal qu’elle s’arrête c’est une femme. » Ou au motif que son patron à lui ne verra pas cela d’un bon œil. « S’absenter alors qu’on est un homme… mais où va-t-on ? N’êtes-vous plus engagé dans votre travail ? On ne peut pas se passer de vous mon cher Maxime ! » Sans avoir à encenser et à remercier « C’est rare, j’ai beaucoup de chance que tu m’apportes ton aide » ou autres « Tu as tellement de chance d’avoir un mari, un compagnon, un partenaire « qui t’aide » !… »

Chaque nouvelle mère devrait bénéficier d’un soutien qui ne peut se traduire que par une disponibilité totale. Accordée. Systématique. Dont la qualité dépend de la personnalité du ou de la partenaire et de la force de la relation au sein du couple. Mais dont la quantité est accordée d’office socialement. Par la loi. Une disponibilité totale pour soutenir la mère, afin qu’elle se remette sereinement de l’expérience de l’enfantement. Pour qu’elle n’absorbe que sa part des occupations et des inquiétudes nouvelles, et pas, subrepticement, la part que l’autre parent devrait en réalité assumer. L’autre parent qui le plus souvent habite aussi là, est également parent de ce bébé et peut-être des frères et sœurs. Ce parent qui apparaît plutôt aujourd’hui comme le parent n°2, quand il s’agit d’aborder l’accueil du jeune enfant, mais encore dans la colonne n°1 de la feuille d’imposition établie par les services de l’Etat. Et dont le numéro de sécurité sociale commence toujours par 1, quand il est identifié homme à sa naissance. Lui qui avait aussi, comme la maman, un travail avant la naissance. Qui aimerait, comme elle, que ce travail ne soit pas trop perturbé par cet événement, mais qui n’y a peut-être pas pensé autant qu’elle, parce que l’expérience du bouleversement est moins vécue par la catégorie des hommes. Lui non plus n’aimerait pas avoir à pâtir de l’agrandissement de la famille. Aimerait que l’enfant ne fasse pas trop de bruit. N’éclabousse ni ses habitudes ni son engagement au travail. Or il se trouve que ce projet de faire et d’accueillir un ou une enfant s’est élaboré à deux. Et qu’il pourrait se réaliser à deux beaucoup plus que les lois sur les congés paternité et maternité ne le prévoient aujourd’hui. Parce qu’au delà d’accoucher et d’éventuellement allaiter, tout le reste – énorme – est partageable (comme le législateur l’admet d’ailleurs très bien lorsqu’il s’agit d’une adoption puisque le congé est intégralement partageable[1]). Tout le reste peut même être au départ irréalisable par la mère seule, si elle a vécu une grossesse ou un accouchement difficiles. Elle a été traversée par la vie, par l’enfant. De tous temps, dans les systèmes patriarcaux, les femmes s’entraident à cette période. Elles savent ce dont une autre a besoin. Parce que les déjà mères en ont vécu une version proche, même si chaque histoire est personnelle. Dans notre chemin vers la sortie du système patriarcal, nous pourrons accueillir massivement les hommes dans ce cercle. S’ils y entrent avec la bienveillance et l’humilité qui peuvent utilement se développer lors du soin des bébés, surtout si ces soins sont accompagnés et partagés, ils sauront mieux les comprendre, à force d’écoute et d’expérience. Et ils sauront davantage prendre leur part dans le travail domestique et familial. Les femmes ne seront plus assignées à ce rôle, pendant leur congé maternité puis au delà, en tant que femmes. D’autant que certaines ne s’y sentent pas particulièrement à leur aise, alors autant tenir compte des affinités autant que des responsabilités dans les décisions de partage… L’inscription des femmes dans les autres sphères n’en sera que facilitée. Car « Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause, de se torturer sur leurs choix de vie, de se justifier à tout instant, de s’épuiser à concilier travail, maternité, vie de famille et loisirs. C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde. » (Ivan Jablonka) L’exigence de performance pesant sur le travail des hommes n’en sera qu’allégée. Il est même envisageable que la vie en elle-même, au sens large, soit davantage préservée, défendue, respectée. Parce que sa magie et sa fragilité seront côtoyées de très près non seulement par les mères, mais aussi par beaucoup plus de pères qu’aujourd’hui.

Enfin, les femmes tiendront compte, dans leur désir d’enfant, de l’implication future du père dans le soin du bébé. Une implication allant de soi, ou a minima prévue par un temps dédié à cela. Je ne sais pas à quel point leurs choix amoureux ou leurs désirs d’enfants en seront modifiés, mais ce sera un élément de discussion utile dans les couples qui aujourd’hui n’abordent pas ce rôle paternel suffisamment tôt. La contraception, qui sait, sera peut-être enfin l’affaire de tout le monde. En effet, « Lasses d’être les seules à prendre en charge la contraception et à en subir les inconvénients, un nombre croissant de Françaises demandent que les choses changent et appellent à une prise de conscience collective »[2].

De la même façon que chaque femme bientôt mère est inévitablement envisagée comme future donneuse de soin à un nourrisson, chaque homme bientôt père sera aussi envisagé comme tel. Les femmes intérioriseront moins qu’aujourd’hui leur devoir de spécialisation dans la fonction-mère. Pour ancrer cette disposition d’esprit et ces pratiques, nous pourrions retenir la belle idée proposée par Ivan Jablonka, d’ajouter dans les recommandations faites aux époux dans les articles 212 et suivants du code civil « Les époux s’engagent à partager à égalité les charges matérielles, mentales et éducatives du ménage ».


[1] La durée du congé d’adoption pour un premier enfant est de 10 semaines. Il peut prendre effet 7 jours (dont les dimanches et jours fériés) avant l’arrivée de l’enfant au foyer. Si les deux conjoints travaillent, le droit est ouvert indifféremment à l’homme ou à la femme. Un couple bénéficie de 11 jours supplémentaires pour un enfant adopté si la durée totale du congé est répartie entre les deux parents. En ce cas, la durée du congé est fractionnable en deux périodes, dont la plus courte est de minimum 11 jours. Ces deux périodes peuvent être simultanées. (Source site du ministère du travail, 2019)

[2] Extrait de la présentation du livre de Sabrina DebusquatMarre de souffrir pour ma contraception, manifeste féministe pour une contraception pleinement épanouissante, paru le 3 avril 2019 aux éditions Les Liens qui Libèrent

#59- Un petit pas pour ses vingt ans

Violaine Dutrop
Mère de trois enfants identifiées filles à leur naissance
Citoyenne engagée pour un monde meilleur
A l’attention de Monsieur le Président de la République Française
Dont les principes affichés sont pourtant : Liberté, Egalité, Fraternité

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Objet : J’hésite entre « Lettre de remerciement » et « Lettre de réclamation ».
Monsieur le Président, cher Emmanuel,

Ma plus grande a eu vingt ans hier. Son père avait eu trois jours pour l’accueillir. C’était la loi, et c’était peu. Dérisoire même, en comparaison des dix jours que j’ai passés bien malgré moi à l’hôpital, loin de mes proches, à expérimenter en solitaire le croisement de la souffrance du corps et du soin d’un premier bébé.

Vingt ans, c’est le temps qu’elle a mis pour devenir adulte.
Vingt ans, ça passe vite quand on éduque des enfants.
Vingt ans, c’est aussi très long, quand on saisit ce qui devrait changer mais que ça continue à piétiner.
Vingt ans, c’est le temps de mon expérience personnelle de la maternité.
Un temps suffisant pour que s’installe l’espérance d’un progrès pour la génération suivante.
Pour mes filles et celles des autres. Ainsi que pour les fils de tout le monde.

L’année de ses dix ans, forte de mon unique, mais significative, expérience personnelle et de quelques observations et lectures, je me suis engagée pour que le sexe ne détermine plus le degré de liberté des personnes. Démarrage d’une lutte sans merci pour questionner les interdits, faire valser les empêchements, échapper aux enfermements dans lesquels nos corps nous assignent.

J’avais alors mis au monde deux autres filles. Grâce à Ségolène, leur père a eu droit à deux semaines pour ces deux naissances-là. C’était assurément mieux, mais toujours trop peu…

Cher Emmanuel, je pourrais vous remercier d’avoir annoncé le grand changement à l’occasion de ses vingt ans. Un doublement du congé, et sept jours garantis, voici qui devrait conduire à rendre ma mine réjouie… C’est un pas, je le concède, dans la bonne direction.

Cependant, il y a peu, vous aviez rejeté l’idée que dans ce congé il y ait une part obligatoire. Un coût bien trop exorbitant, prétextiez-vous tranquillement. Signalant comme optionnelle l’égalité entre les sexes, vous affirmiez tout bonnement que l’ère ne serait pas nouvelle… Et puis, de rapport en rapport, de pétition en pétition, pris dans les filets du sujet, vous révisez vos positions. Vous voici nous offrant du pain, afin d’apaiser notre faim.

Laissez-moi en rester mi-souriante, mi-rêveuse.... Car voici une légère entrée, que vous nous avez servie là ! Le plat principal attendu, dont nous détenons la recette, est un long retrait du travail, le même pour chacun des parents, indemnisé justement et vécu systématiquement. Votre mesure une fois en route sera donc une mise en bouche. Celles d’après seront réclamées, vous pouvez sur nous y compter, pour que devienne enfin égale la prise de risque parentale. Sur ce point au moins nos enfants pourront regarder fièrement l’héritage de leurs parents.

Je vous adresse bien sincèrement mes tout premiers remerciements... et une réclamation écrite, au nom de l’égalité de principe.
Signé : Une citoyenne déterminée

#57- Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer

Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?


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Préambule : A l’heure où je publie ce texte, écrit il y a plusieurs mois, non seulement deux projets de loi ont été déposés pendant l’été pour rendre l’accueil de naissance plus égalitaire pour les deux parents (examen prévu le 8 octobre), mais un rapport paru ce 8 septembre préconise une importante réforme du congé paternité, le portant à 9 semaines. L’exercice superstitieux des doigts croisés peut débuter… Misons quand même, en attendant, sur la pratique de l’argument : il s’agit de s’envisager dans une souhaitable société.


« Nancy Fraser se prononce en faveur d’un (…) modèle : le « pourvoyeur universel de soins » (universal caregiver model), qui consiste à faire de la vie actuelle des femmes la norme pour tout le monde. Les femmes travailleraient comme les hommes, mais les hommes s’occuperaient du ménage et des enfants comme les femmes. Ce système (…) revalorise le care et élimine l’androcentrisme, tout en offrant à tous un meilleur équilibre entre carrière, vie familiale et loisirs, une plus grande proximité avec les enfants et les personnes âgées, la société civile devenant le lieu même du soin. »

Ivan Jablonka

Les différences de revenus entre les sexes révèlent une organisation sociale bien rodée. Inégalité persistante, qui laisse croire paradoxalement à une égalité de traitement des hommes et des femmes mais à un écart incompressible entre leurs situations. Ici, on analyse, on compare, on forme, on s’empare de la question. Là, on affirme, on négocie, on communique, on applique, on incite, on invite, on explique, on implique les partenaires sociaux, les ressources humaines, la direction, le management, les équipes, les partenaires, les fournisseurs… En réalité on abdique. La stabilité des chiffres inviterait presque à la résignation générale. D’ailleurs, les discours déterministes abondent dans les milieux professionnels comme dans les conversations habituelles. Sont convoqués les éléments naturels « Les femmes font les bébés et ça on n’y peut rien ! », ou le « libre » choix des femmes comme l’origine du problème (alors qu’elles sont seules, une fois parent, à être invitées explicitement à s’éloigner du monde professionnel) : « Ce sont elles qui choisissent de devenir mère (nous on choisit de devenir père, c’est plus simple quand-même !), puis de se mettre à temps partiel, alors que c’est optionnel (nous on reste à temps plein, c’est plus serein)… Surtout qu’elles sont payées moins cher pour la même chose à faire ! » Est invoqué leur manque d’ambition monétaire comme statutaire. Analyse courante : estime de soi insuffisante… Alors surgit une recette miracle anglicisée, mais avant tout individualisée, nommée coaching, mentoring ou training, rendant chacune responsable de la sortie de son enfermement… qui provient pourtant d’un système qui la dépasse largement… puisqu’il est organisé socialement. Sournoisement.

Les contradictions abondent entre la norme (ou le besoin) du temps plein, la volonté d’être à la fois disponible pour sa famille et son travail, des rôles sexués qui concentrent les temps partiels chez les femmes et créent de forts écarts de revenus, mais aussi un principe (théorique) d’égalité des sexes. Voici quatre scénarios imaginables pour résoudre ce triptyque infernal travail-parentalité-égalité (certains, extrêmes, relèvent de la science-fiction, voire de l’absurdité).

1) Les scénarios « Moins de parents au travail » (science-fiction)

Première option, valorisant travail et égalité des sexes : programmer collectivement l’extinction du statut de parent.[1] Qui dit moins de parents dit moins de problèmes de parents, donc plus de disponibilité au travail. Moins de gêne pour le travail productif. Disparition des situations inégales au travail et au foyer selon le sexe du parent. Facilitant pour les employeurs comme pour les parents, puisque, d’évidence, combiner travail à temps plein des deux sexes et parentalité crée à la fois une contrainte forte pour les uns et une injonction paradoxale pour les autres… Ce modèle, s’il se généralise au lieu de relever de choix individuels[2], soulève les questions politiques, éthiques et économiques du non renouvellement organisé de la population. Qui cyniquement, a des avantages : dépenses éducatives et pollution réduites… !

Problème donc, à long terme : la diminution de la population travailleuse. Pour l’éviter, imaginons une variation fictionnelle inspirée de la traditionnelle division sexuée du travail : certain·e·s adultes en âge de procréer fabriquent et s’occupent des enfants (hier : les femmes jeunes et si possible sans travail rémunéré, demain : quel critère retenir qui soit compatible avec l’égalité des sexes ?), les autres travaillant contre un revenu (hier : les hommes, demain : quel critère retenir ?).

Autre déclinaison d’un scénario « Moins de parents au travail » : extraire les parents du travail pendant qu’ils sont en responsabilité d’enfants. De quoi vivraient-ils alors ? Comment empêcher le cumul travail – parentalité (notons que cette politique nataliste a déjà été expérimentée puisqu’après la guerre, les femmes d’usine ont été renvoyées chez elles pour procréer afin que les hommes reprennent leurs places au travail) ? Comment ces parents réintégreraient-ils le travail rémunéré une fois libérés de leurs responsabilités familiales ? Et comment serait perçu un parent qui travaillerait tout de même ? …Un parent clandestin ?

Effet positif probable de cette dystopie (à court terme) : la baisse du chômage des plus jeunes et des moins jeunes, issue du retrait momentané de la population intermédiaire.

Absurdes scénarios, mais déplairaient-ils à tout le monde ?

2) Les scénarios « Des services publics au service du travail » (anticipation)

Autre formule plus prometteuse, valorisant à la fois le travail et l’égalité des sexes : soutenir davantage les parents consacrant aujourd’hui, en concurrence avec leur travail, du temps à leurs enfants. Totale prise en charge de l’accueil de leurs enfants pendant leur travail (sauf la charge mentale de l’organisation). Formulation extrême de la revendication : un « accueil des enfants à la hauteur des besoins réels, de qualité. Il serait gratuit grâce à nos impôts (il me semble discutable de payer quelqu’un pour pouvoir travailler, donc d’amputer le revenu de son travail, parce qu’on a des enfants non autonomes). Il serait garanti par un service public pendant tout l’investissement professionnel des deux parents (le droit serait donc associé à chaque enfant) et ce jusqu’à l’âge réel de l’autonomie de l’enfant ». S’il ne coûtait pas d’aller travailler (grâce à la gratuité de ce service, ou à celle du transport domicile-travail, incluant des transports publics gratuits déjà expérimentés dans une quarantaine de villes en France), alors disparaîtrait un motif de relativisation de l’intérêt économique du travail. En effet, la position que procure un revenu faible ou le plus faible du couple, peut éloigner du travail : « Mon salaire passe dans mes transports et la garde des enfants, donc à quoi bon me démener sur tous les fronts ? »

Inconvénient un : Si l’accueil actuel des enfants est multiplié en l’état, plus de femmes sont employées dans cette activité, qui demeure une affaire de femmes… Pas tout à fait l’objectif.

Ou bien… organisons-la mixte, cette garde généralisée garantie ! Des millions d’emplois en perspective… pour des femmes ET des hommes en nombre. D’autant que la problématique de non mixité dans le soin dépasse le domaine de l’enfance, comme le souligne Peter Moss, spécialiste de l’éducation : « En se cantonnant à un seul aspect de la relation entre aide aux proches, emploi et genre, tel que les pères et le congé, le risque est de passer à côté d’un problème plus général : la sous-représentation des hommes dans toutes les formes d’aide aux proches, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, à la fois dans les contextes formels et informels. »[i]

Inconvénient deux : Est-il possible (et souhaitable ??) que la prise en charge des enfants aujourd’hui assumée par les familles soit transférée à grande échelle à des services publics ? (j’exclus les services privés, pour rester cohérente avec ma quête d’égalité d’accès).

Inconvénient trois : Nombre de parents ont fait des enfants avec l’intention de s’en occuper par eux-mêmes, pas de les confier. La logique économique ne suffit donc pas.

Cette solution se révèle donc intéressante, à condition qu’une limite s’impose : celle du temps consacré au travail, afin que tout parent puisse préserver un temps éducatif quotidien avec son enfant (j’envisagerai aussi, plus loin, la réduction généralisée du temps de travail). Le risque, sinon, est d’élever des enfants de l’Etat, force de travail en devenir. Le risque est de concevoir une autre dystopie plaçant à nouveau le travail au centre de la vie : « Vos enfants ? Confiez-nous les plus, pour travailler plus ! ».

Scénarios à retravailler il me semble, avec des variantes plus attirantes.

3) Les scénarios « Temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels »

Autre levier, combinant travail, parentalité et égalité des sexes : la limitation drastique des temps partiels chez les principales concernées (pour mémoire, les femmes forment 78% du bataillon des temps partiels, qui forment plus de 18% des emplois). Double avantage en faveur de la généralisation du temps plein. Le premier : mécaniquement réduire les écarts de revenus entre les sexes. Le deuxième : faire disparaître le tiers de temps partiels subis, à l’avantage des personnes concernées, leurs employeurs devant proposer systématiquement du temps plein. Formule certes intrusive pour l’employeur, mais qui s’inscrit dans la visée régulièrement prescrite du « travailler beaucoup, travailler plus », soit à temps plein avec des heures supplémentaires…

Le hic pour les deux tiers de temps partiels déclarés « choisis » d’aujourd’hui : leur transformation en « temps pleins subis », avec l’impossible obtention (ou un regard oblique si ce droit resté exceptionnellement activable est activé) d’un temps partiel pour raison familiale… Méthode irrespectueuse des personnes et de leurs droits. Le temps partiel familial fait en effet l’objet d’un droit inscrit dans le code du travail (l’art. L 212-4-7 précise que « Les salariés qui en font la demande peuvent bénéficier d’une réduction de la durée du travail sous forme d’une ou plusieurs périodes d’au moins une semaine en raison des besoins de leur vie familiale. »). En outre, le droit à une vie familiale normale est consacré par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (art. 8). Ces droits sont progressistes et protecteurs, donc n’y touchons pas : ils envisagent non seulement le travail comme moyen (et non comme fin) mais aussi nos rôles sociaux comme conjugables.

Remarquons que si la reproduction de l’espèce humaine est toujours d’actualité, le temps plein généralisé suppose de garantir la prise en charge systématique de tous les jeunes enfants (ou d’autres proches vulnérables), par des modes d’accueil extensibles (cf. scénarios précédents « Des services publics au service du travail »).  

Autres inconvénients : Cette option limite la disponibilité des personnes pour d’autres domaines que le travail, ce dernier occupant une place centrale pour tout le monde (est-ce vraiment souhaitable ?). Par ailleurs, le rétrécissement des possibilités de positionner le travail dans sa vie selon sa situation (et sa conception du travail) est-il une visée collective souhaitable ? D’autant que l’on sait la difficulté de tout conjuguer aujourd’hui dans les familles dont les deux parents travaillent à temps plein.

Enfin, est-il envisageable d’interdire le temps déclaré subi ? D’un côté, la généralisation de la précarité comme mode de management des employeurs me semble devoir être combattue. D’un autre, difficile d’écarter l’opportunité d’un emploi à temps partiel lorsque l’activité ne permet pas d’ouvrir un temps plein, d’autant que ce temps partiel peut être adapté pour (ou souhaité par) des personnes. Si ce temps partiel peut être choisi dans certains cas, il peut être subi pour d’autres (notamment pour la répartition de ses horaires) ou devenir subi si la situation de la personne évolue. Et puis certaines personnes visent, pour leur liberté, le double emploi, tandis que d’autres le subissent. Pas simple donc.

Même si l’option du temps plein généralisé (et du temps partiel exceptionnel) réduirait de près d’un tiers les écarts de revenus entre les sexes, elle ne me semble donc pas aisée à défendre.

En revanche, pour résoudre l’incompatibilité entre travail à temps plein et responsabilité d’enfants, il est une première variation observable : la disponibilité parentale alternée. Certains couples se croisent le matin ou le soir lorsque le travail de nuit croise celui de jour, ou renoncent aux samedis et dimanches communs quand le travail de la semaine croise celui du week-end. Enfin, il y a les partages matinées / soirées, qui montrent une plus grande prise en charge des soirées par les femmes, ou les partages début / fin de semaine, permettant aux couples aux horaires flexibles de souffler ensemble le week-end. Certains couples se croisent pour limiter ou éviter la prise en charge (souvent payante) des enfants par autrui en dehors de l’école. Numéro d’athlètes spécialistes du relais. Fragilité des vies de couple et de famille.

La deuxième variation, très prometteuse, est le temps plein plus court, généralisé. La réduction collective du temps de travail. Sa limitation suffisante pour éduquer conjointement – ou seul·e – ses enfants ou exercer d’autres activités humaines, sans concurrencer le travail. C’est ce qu’anticipait André Gorz dans sa vision d’un « temps libéré » et dans Les métamorphoses du travail. La reproduction humaine serait envisagée sans la prise en charge de l’essentiel du travail domestique par les femmes (à titre gratuit, ou rémunéré avec des services à domicile, qui pour Gorz, relèvent de la domesticité et donc confortent les inégalités sociales). La disponibilité des hommes pour leur foyer serait agrandie (il leur resterait à l’investir, ce qui suppose quelques coups de pouce à prévoir).

Avantages : Passer de temps partiels plutôt réservés aux femmes à une réduction généralisée du temps de travail conduirait mécaniquement davantage d’hommes dans le hors travail. Avec en outre des créations d’emplois, et donc de statuts et de droits sociaux, pour plus de monde.

La semaine de travail de quinze à vingt heures pour toute la population active est très tentante. Une panacée… si le hors travail des hommes contient autant d’investissement domestique et familial que celui des femmes.

4) Les scénarios « Temps partiels compensés… et partagés »

Imaginons à présent des options issues de notre schéma actuel, qui fait coexister temps pleins et temps réduits. S’il perdure en l’état, surtout des femmes se retirent totalement ou partiellement du travail. Idée confortée : leur place est naturelle dans l’espace domestique (sous-entendu : ce n’est pas celle des hommes). Idée incompatible avec l’égalité femmes-hommes. De plus, l’écart de rémunération, entre elles plus souvent à temps partiel et eux plus souvent à temps plein, persiste, puisque les évolutions professionnelles se pratiquent plutôt à temps plein. Or, devant un tribunal, moins de droits effectifs (en termes de formation, d’évolution professionnelle, de possibilités d’augmenter son revenu par des heures supplémentaires) pour les personnes à temps partiel (surtout des femmes) que pour celles à temps plein (population mixte), cela est qualifiable par le ou la juge de discrimination indirecte. Se contenter de ce scénario-là a ses limites.

La première piste possible pour réduire les inégalités de sexe est la compensation financière des parcours professionnels morcelés. L’ensemble des temps partiels devraient-ils être compensés alors que certains sont déclarés choisis ? Si non, les deux-tiers de temps choisis seraient-ils à distinguer du tiers actuel de temps subis, afin de les compenser moins ? Pas sûr que cette différenciation se justifie. Aujourd’hui, les contrats intérimaires ou les CDD sont estimés précaires par rapport aux CDI, indépendamment du souhait de la personne de travailler sous ce type de contrat. Ce même raisonnement pourrait être tenu pour le temps partiel (précaire d’office, puisqu’offrant moins de perspectives que le temps plein, qui crée davantage de droits effectifs). Les employeurs appliqueraient par exemple des taux horaires abondés pour tout temps partiel, subi ou choisi. Comme sont payées plus cher les heures effectuées au-delà du temps contractuel, les heures d’un temps réduit pourraient être abondées. A l’instar de la prime de précarité des contrats intérimaires ou à durée déterminée.

Elles pourraient éventuellement être abondées davantage si le temps réduit est imposé, mais l’enjeu serait alors de distinguer le subi du choisi… Conflits de perception à prévoir, quand employeur et employé·e n’ont pas les mêmes intérêts dans cette déclaration ! Idée à creuser cependant, car compenser financièrement la précarité inhérente au temps partiel, subi comme choisi, réduirait de fait les écarts de revenu entre les sexes (et les inégalités sociales en prime).

Ces réflexions laissent entrevoir un respect des « choix » des personnes et une réduction des écarts de revenu, mais ne résolvent pas les inégalités des places et des rôles, si les femmes ont en majorité à la fois les temps partiels et les responsabilités domestiques et familiales. Un complément au scénario des temps partiels compensés consiste donc à les partager : autant de femmes que d’hommes à temps partiel.

Le triptyque travail – parentalité – égalité devient : un travail délimité par sa vie de famille, une parentalité préservée et respectée par l’employeur, une égalité entre les sexes, et en prime un écart limité entre les personnes à temps plein et celles à temps partiel grâce à la compensation financière mise en place. Un choix de société peut nous aider à cheminer vers cet équilibre idéal.


Pour une mesure solidaire, présumant les pères capables


Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?

Ce mouvement peut naître de l’instauration d’un congé paternité d’envergure, long et obligatoire (voie qui n’exclut pas les progrès que créeraient : des modes de garde gratuits, garantis et élargis, une réduction généralisée du temps de travail et une compensation financière des temps partiels). Un coup de pouce à l’égalité des sexes, par voie légale. Présumant tous les hommes capables, d’entrer en active parentalité dès l’arrivée de bébé. Et d’agir chez eux de façon juste, dans l’intérêt de la collectivité.


[1] D’autres raisons, politiques, écologiques, économiques ou personnelles peuvent conduire aussi, rationnellement, à limiter les envies de devenir parents.

[2] La romancière et essayiste Belinda Cannone, dans La tentation de Pénélope, assume ainsi de ne pas avoir d’enfants, pour préserver sa liberté et construire des rapports harmonieux et égalitaires avec les hommes, fondés sur le désir.


[i] Moss Peter. Les pères dans les politiques de congés parentaux. Retour sur les données européennes de l’International Network on Leave Policies and Research. In: Revue des politiques sociales et familiales, n°122, 2016. Exercice de la paternité et congé parental en Europe. pp. 103-110 ; doi : 10.3406/caf.2016.3167 http://www.persee.fr/doc/caf_2431-4501_2016_num_122_1_3167

#55- La ségrégation verticale fait système

Davantage de femmes au pied de la pyramide du travail, davantage d’hommes au fur et à mesure de la montée dans l’édifice : la ségrégation verticale se façonne dans le travail comme dans les familles.


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Face professionnelle, davantage de femmes au pied de la pyramide du travail, davantage d’hommes et moins de femmes au fur et à mesure que les échelons de l’édifice sont gravis : voici le phénomène bien nommé de ségrégation verticale qui constitue une des explications des écarts de rémunération entre les sexes. Face familiale, s’il y a une famille, l’ascension professionnelle d’une personne passe par la délégation des responsabilités domestiques et familiales à d’autres, du fait de la disponibilité pensée comme inhérente à l’engagement croissant au travail.


Préserver l’égalité de rémunération des deux parents équivaut soit à « déléguer », soit à limiter leurs ambitions respectives afin de partager les tâches.


A un certain niveau de responsabilité, qui sous-entend une amplitude horaire relativement large, préserver l’égalité de rémunération (ou au moins limiter les inégalités) dans un couple de parents équivaut soit à « déléguer » à l’extérieur ou dans sa famille élargie, selon ses moyens et ses possibilités de solidarité familiale de proximité, soit à limiter transitoirement les ambitions des deux membres du couple afin de partager les tâches. L’alternance a aussi ses adeptes, qui permet à une personne, puis, après deux ou trois ans, à l’autre, de s’investir davantage à la maison. Cependant, elle réserve des surprises et promet des renoncements personnels et autres expériences malvenues. Voire des changements de trajectoires. Pas très facile de renoncer à une promotion en pleine ascension parce que ce n’est plus son tour… Ni de retrouver le chemin de la confiance en ses capacités professionnelles quand le retrait a été long et usant.

Beaucoup de couples « décident » finalement, résignés voire bons joueurs déterminés, qu’une personne sur les deux soutient, suit, facilite. Elle « prend du temps », « s’occupera des enfants », « lève le pied », « s’épanouira c’est sûr, et puis les enfants en ont besoin ». Parfois, la prédiction est juste. La personne se sent protégée d’un travail aliénant, soulagée et heureuse de tenir plusieurs rôles dans sa vie. Parfois, plus ou moins longtemps après, elle se sent sacrifiée. Immédiatement ou beaucoup plus tard. A l’heure du bilan. Au départ des enfants. Relativement à l’autre parent. Parce que l’autre a fait un choix différent. Qui lui ouvre d’autres portes. Parfois rémunératrices, enrichissantes, épanouissantes. Davantage de femmes vivent cette situation-ci. Pendant que l’autre membre du couple progresse professionnellement… quelquefois libéré, délivré des – mal-nommées mais vécues comme telles – contraintes familiales. Cependant, peu à peu, alourdi d’un fardeau : celui de la responsabilité du revenu familial principal. Pas de droit à l’erreur d’aiguillage professionnel, à la pause salvatrice. Ni au repli. Investissement démesuré. Peur de perdre sa situation. Risque de méconnaissance ou de mal connaissance de sa progéniture. Liens fragilisés. Identité construite autour du travail. Stress et privilège à la fois (un homme soutenu en vaut peut-être deux). Davantage d’hommes vivent cette situation-là.

D’autres raisons se greffent à l’arrangement des sexes, comme le formule le sociologue Erving Goffman. Par exemple, à résultats égaux à ceux des hommes, la mésestime de soi cultivée dès l’enfance chez les femmes limite leurs ambitions. Les études montrent qu’à résultat égal en mathématiques, filles et garçons ne se projettent pas autant en filière scientifique. Et que davantage de confiance est accordée à ces derniers quand il s’agit de prendre des responsabilités. « Les rares hommes qui exercent dans les professions « féminines » (infirmiers, instituteurs, travailleurs sociaux) bénéficient de l’« escalator de verre », c’est-à-dire de carrières accélérées » nous rappelle Ivan Jablonka.

Une fois toutes ces explications à l’écart de rémunération apportées, au fil de ces derniers billets, il en reste un à évoquer. Ce reliquat résistant sera le sujet du billet suivant.

#48- Au dessus de tous les autres revenus : ceux des hommes pères ou en couple

La situation familiale semble d’abord affecter les revenus des hommes. Lorsqu’ils sont en couple et en particulier pères de famille, ils perçoivent nettement plus, en moyenne, que les femmes avec ou sans enfants, mais aussi que les hommes célibataires sans enfants.

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Selon une étude de l’INSEE de 2014 (cf. tableau plus bas), les femmes contribuent à hauteur de 36% en moyenne aux revenus d’un couple de personnes de sexe différent vivant sous le même toit[1] en 2011[i] (27% si elles ont trois enfants ou plus, 39% si elles n’en ont pas). Une fois encore, j’aurais préféré citer des sources plus récentes, mais je ne trouve pas de calcul annuel de l’écart total de revenus entre les femmes et les hommes en couple.

Or, l’effet couple a un effet dévastateur (ou multiplicateur !) : il creuse ces écarts de revenus. Quand elles gagnent en moyenne 25% de moins qu’eux, l’écart se creuse à… – 42% quand il est calculé pour les personnes en couple ! « En moyenne, en 2011, les femmes vivant en couple ont perçu un revenu annuel de 16 700 euros contre 29 000 euros pour leur conjoint, soit 42 % de moins », selon l’INSEE. Les hommes en couple, en 2011, perçoivent donc 64% des revenus du couple en moyenne. Calculé autrement, ils gagnent en moyenne 74% de plus que les femmes en couple. Être en couple amplifie donc notablement les écarts de revenus entre les sexes, en nette faveur des hommes, même avant de devenir parent.

Fait éclairant sur la force de l’effet couple, d’après la même étude, « lorsqu’elles n’ont pas de conjoint, l’écart de revenu entre les femmes et les hommes sans conjointe tombe à 9%, les revenus de ces derniers étant bien inférieurs à ceux des hommes en couple (18.000 euros en moyenne, contre 29.000 euros en 2011). » Peut-on en conclure que grâce à leur mise en couple avec une femme, les salaires des hommes augmentent considérablement ? Et que nous n’aurions à résorber « que » – 9% d’écart de revenus entre femmes et hommes si le célibat était généralisé ? L’autre option (que le célibat) serait de réduire à néant cet effet de la vie en « couple », issu de l’organisation au sein des couples d’une part, du traitement différencié des hommes et des femmes en couple, d’autre part.

La prévalence ainsi que la croissance du revenu masculin dans le couple sont un phénomène persistant, décrit par François de Singly, en 1987, dans son ouvrage déjà évoqué Fortune et infortune de la femme mariée. Cet effet « couple », très différencié, influence en premier lieu le revenu des hommes : le revenu moyen des femmes en couple est proche de celui des femmes célibataires (16.400 € pour 16.700 € en 2011), tandis que celui des hommes en couple est bien supérieur à celui des hommes célibataires (29.000 € pour 18.000 € en 2011).

 Contribution des femmesContribution des hommesRevenus F+H
Personnes en couple (INSEE données 2011)36% des revenus du couple (revenu moyen 2011 : 16.700 €)64 % des revenus du couple (revenu moyen 2011 : 29.000 €)100 %
– 42 % / hommes en couple+ 78% / femmes en couple<= écart revenu
. Celles AVEC enfants27% des revenus du couple73% des revenus du couple100 %
– 63% / hommes en couple avec enfants+ 170% / femmes en couple avec enfants<= écart revenu
. Celles SANS enfants39% des revenus du couple61% des revenus du couple100 %
– 36% / hommes en couple sans enfants+ 56 % / femmes en couple sans enfants<= écart revenu
Célibataires (INSEE données 2011)48 % des revenus cumulés des personnes H et F célibataires (Revenu moyen 2011 : 16.400 €)52% des revenus cumulés des personnes H et F célibataires (Revenu moyen 2011 : 18.000 €)100 %
– 9% / hommes célibataires+ 10% / femmes célibataires<= écart revenu
Données rassemblées à partir de l’étude de l’INSEE intitulée Écarts de revenus au sein des couples – Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint, par Thomas Morin, INSEE Première 6/03/2014

Une étude plus récente de l’INSEE, publiée en 2019, fait part de l’évolution des revenus entre les sexes dans le secteur privé depuis 1995 jusqu’à 2015. Elle distingue les parents des non-parents (mais pas les personnes en couple sans enfants, qui étaient opportunément distinguées dans l’étude des données 2011 précédemment citée). Le salaire horaire net étant cette fois l’objet des comparaisons, le temps travaillé n’est pas pris en compte, malheureusement. Ses résultats sont toutefois instructifs : « En moyenne sur la période 1995-2015 dans le secteur privé (sources et méthodes), le salaire net horaire des femmes est inférieur de 18 % à celui des hommes. Cette moyenne cache de fortes disparités selon l’âge : les femmes gagnent environ 6 % de moins que les hommes à 25 ans, 13 % à 35 ans et 20 % à 45 ans (figure 1). Cette évolution est, pour l’essentiel, due à l’accroissement des écarts entre mères et pères : les mères gagnent 11 % de moins que les pères à 25 ans mais 25 % de moins à 45 ans, alors que l’écart de salaire entre les sexes chez les salariés sans enfant se maintient autour de 7 % à tout âge. Tous âges confondus, l’écart de salaire entre pères et mères[2] est de 23 %. »[ii]

Voici donc des données importantes : le revenu net, dans le secteur privé, d’une heure consacrée au travail rémunéré par une mère, sur une période de vingt ans, tous âges confondus, est en moyenne 23% inférieur à celui d’une heure effectuée par un père ; alors que cet écart entre les femmes et les hommes tombe à – 7% à tout âge pour les salarié·e·s sans enfant.

Nous savions déjà qu’en 2011 (cf. tableau), être en couple avec trois enfants ou plus signifiait pour une femme toucher un revenu total (temps de travail pris en compte) 63% moins élevé en moyenne qu’un homme dans la même situation, et que cet écart se réduisait à – 9% entre femmes célibataires et hommes célibataires.

Peut-être est-il temps de questionner les mérites personnels (le syndrome « ma femme est formidable » ?)[3]qu’ont les hommes (en moyenne) à bénéficier sur leur fiche de paye des récompenses procurées par leur ascension familiale, depuis la mise en couple jusqu’à la multiparentalité ? Et de s’attaquer aux motivations et à l’organisation sociale qui reproduisent ces inégalités de revenus entre femmes et hommes en couple (et entre hommes), en particulier lorsqu’ils sont parents ?

Encore faut-il admettre que cette injustice existe. Qu’elle persiste. Se maintient durablement. Que de progrès, il n’y a point, ou presque.


[1] L’étude concerne 20000 couples composés d’un homme et d’une femme dont les deux membres ont entre 20 et 59 ans, vivant dans le même logement en France métropolitaine.

[2] Il me semble que la formulation est erronée dans cette citation. La juste formule serait inverse : entre mères et pères, les hommes et les pères étant jusque-là présentés comme la référence choisie dans l’analyse.

[3] L’ hypothèse contraire étant bien sûr que les femmes choisissent sciemment des hommes déjà méritants, au potentiel d’évolution professionnelle visible, qui auraient connu la même destinée professionnelle sans elles.


[i] Écarts de revenus au sein des couples – Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint, par Thomas Morin, division Études sociales, Insee, INSEE Première 6/03/2014,  https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281400

[ii] Entreprises, enfants : quels rôles dans les inégalités salariales entre femmes et hommes ? Élise Coudin, Sophie Maillard, SSP Lab, Insee et Maxime Tô, Institut des Politiques publiques, INSEE ANALYSES, N°44, paru le : 19/02/2019

#45- Premier panorama pour utile mise au point

Pour avancer dans l’argument, il importe de bien le cadrer. La jonction travail & famille, voici l’endroit phare à creuser. Etablir d’abord le portrait de qui serait bien concerné

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1. Population active / population inactive[1] 

En 2019, la France compte 67 millions de personnes, dont 44% en activité et 56% en inactivité. La population dite active rassemble les 29,7 millions de personnes de 15 ans ou plus qui sont en emploi (26,9 millions) ou au chômage (2,8 millions) ; elle représente 71,5% des 15-64 ans (67,6% des femmes et 75,6% des hommes)[i].

La population dite inactive[2] rassemble tous âges confondus 37,3 millions de personnes, dont 12 millions d’enfants de moins de 15 ans (3,7 millions ont entre 0 et 4 ans), environ 3,6 millions de jeunes de plus de 15 ans étudiant dans le secondaire (cette estimation, incertaine, est de moi) et 2,6 millions dans le supérieur, 13,7 millions d’adultes de 65 ans et plus (qui sont pour la plupart en retraite du travail), les personnes « au foyer » (population en baisse, 2,1 millions selon l’INSEE en 2011, quasiment seulement des femmes, dont huit sur dix ont déjà travaillé)[3], et les personnes en incapacité de travailler (le travail précédemment exercé pouvant être une cause d’incapacité).

Conclusion n°1 : Le travail concerne, a concerné ou concernera quasiment toute la population.

2. Salariat, indépendance, précarité, temps de travail

En 2018, le salariat est le statut du travail très majoritaire. Les salarié·e·s sont 25 millions et représentent 90% des personnes en emploi : 75% en contrat à durée indéterminée et 15% en contrat précaire (intérim, contrat à durée déterminée, apprentissage). Les 10% de non-salarié·e·s sont 2,9 millions (environ une femme pour deux hommes ; une partie est aussi en emploi salarié).

Les personnes en emploi sont pour 81% d’entre elles à temps complet et 19% à temps partiel.

Conclusion n°2 : C’est encore le pouvoir de négociation avec un employeur qui importe, puisque le salariat est la norme principale du travail.

3. Souhaits d’enfants et fécondité

La part de la population française ne souhaitant pas avoir d’enfant est de 5 % : 4,4 % chez les femmes et 6,8 % chez les hommes (enquête de l’Ined de 2010). Si la proportion de femmes restant sans enfant après leur période de fécondité est stable à 13,5%, celle des hommes est plus forte (20%) et en augmentation (14% jusqu’aux générations nées dans les années 1940)[ii].

Conclusion n°3 : La parentalité a concerné, concerne ou concernera entre 80 et 95% des gens (environ 95% en tant que projet, 80 à 87% en tant que réalité).

4. Ménages selon la structure familiale

En 2016, selon l’INSEE, les 29,2 millions de ménages français sont composés d’hommes seuls (15,4%), de femmes seules (20,4%), de couples sans enfants (25,5%), de couples avec enfants (25,3%), de familles monoparentales (9%) et de ménages complexes ou recomposés (4,4%). Au total, 27,3% des ménages sont en responsabilité d’enfants de moins de 18 ans.

Conclusion n°4 : Si un quart des ménages conjugue simultanément travail et responsabilité d’enfants, avec des configurations familiales plurielles, la plupart des autres l’ont déjà vécue ou la vivront.

5. Couples cohabitant de sexe différent, couples cohabitant de même sexe

En 2018, 0,9 % des couples cohabitants sont de même sexe, ce qui concerne 266000 personnes, dont 14 % vivent avec des enfants, pour l’essentiel des couples de femmes.

Conclusion n°5 : Le schéma hétérosexuel est largement dominant, mais les couples de personnes de même sexe sont (ou seront) également concernés par la vie de couple, le travail et la parentalité.

6. Modes de garde, capacité d’accueil des enfants de moins de 3 ans (jeunes enfants)

En 2016, l’offre de garde française, très diversifiée, permettait l’accueil théorique de 58% des jeunes enfants : 33,4% par un·e assistant·e maternel·le, 18,5% en accueil en Eaje (collectif, familial et parental, micro-crèche), 4,1% par l’école, 1,8% par un·e salarié·e à domicile.[iii]

En 2013, si les modes de garde sont mixés le plus souvent, 61% de ces enfants sont principalement (dont 32% exclusivement) confié·e·s, du lundi au vendredi, de 8 à 19 heures, à l’un des parents (dans les faits, la mère : la récente PREstation PARtagée d’Education de l’enfant issue de la réforme du congé parental, très faiblement rémunérée, n’est pas du tout partagée avec le père, elle augmente la pauvreté des familles et surtout des mères, qui se sont éloignées de l’emploi… et des revenus entre 2014 et 2018)[4]. 19 % de ces enfants sont confié·e·s à un·e assistant·e maternel·le agréé·e, 13% à un établissement d’accueil du jeune enfant, 3 % à leurs grands-parents ou un autre membre de la famille, 3% à l’école.

Les trois quarts des jeunes enfants de deux parents à temps complet sont confiés à l’extérieur à titre principal (garde parentale pour le quart restant). Pour 6 % des enfants de ces parents, aucun recours extérieur n’est sollicité : soit la mère travaille en partie à domicile (2 fois sur dix), soit les parents ont des horaires de travail décalés permettant un relais parental (sept fois sur dix).

Quant aux 12% de jeunes enfants vivant avec un seul parent, 66% sont surtout gardés par celui-ci (contre 60% pour les parents en couple). Ces parents (la mère dans 96% des cas en 2013) sont à 57% inactifs ou au chômage, soit bien davantage que les 23% des autres parents de jeunes enfants et les 34% des mères de jeunes enfants en couple (dernière enquête Drees, 2013).

Par ailleurs, après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux (INSEE, 2013).

Conclusion n°6 : Il est donc prévu par notre système qu’au moins 42% des jeunes enfants soient confié·e·s à un membre de la famille (très mal indemnisé). Il est par ailleurs timidement envisagé que les pères partagent cette prise en charge à travers le congé parental, mais la promesse n’est pas tenue, les femmes restant massivement les principales concernées, dans la continuité de leur congé maternité, par le retrait total ou partiel du travail quand elles sont en couple, et par la précarité quand elles sont seules avec leurs enfants.

Ne souhaitant exclure personne, mais n’étant pas en mesure de décliner les réflexions qui suivent pour toutes les situations catégorielles, j’appelle à un prolongement de ces questionnements et espère être comprise dans chaque option ouverte.

La première sera, pour continuer ce jeu de chiffres et de lettres, d’ouvrir la boite de Pandore des écarts de revenus entre les sexes.


[1] « Les inactifs sont par convention les personnes qui ne sont ni en emploi (BIT) ni au chômage : jeunes de moins de 15 ans, étudiants et retraités ne travaillant pas en complément de leurs études ou de leur retraite, hommes et femmes au foyer, personnes en incapacité de travailler… » (INSEE)

[2] “Population inactive” : Il y aurait beaucoup à dire sur ce terme inapproprié, qui valorise le travail rémunéré et décrie en quelque sorte toutes les autres activités humaines.

[3] A propos des femmes au foyer : « En 1991, elles étaient 3,5 millions. Les femmes au foyer sont moins diplômées que les femmes en couple actives, mais plus diplômées qu’il y a vingt ans. (…). Huit femmes au foyer sur dix ont eu un emploi par le passé. L’interruption de l’activité survient souvent à l’occasion de l’arrivée d’un enfant, mais elle est aussi liée à une conjoncture économique moins favorable. Les femmes au foyer qui n’ont jamais travaillé sont moins diplômées et plus souvent mères de familles nombreuses ». (Huit femmes au foyer sur dix ont eu un emploi par le passé, Zohor Djider, division Études sociales, Insee INSEE PREMIÈRE, No 1463, Paru le : 30/08/2013)

[4] A propos du congé parental : Cf. le rapport publié le 26 février 2019 par le Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge (HCFEA) qui préconise de réformer le congé parental pour mieux concilier vie familiale et vie professionnelle, notamment en agissant pour un meilleur partage des temps parentaux et en luttant contre les inégalités femmes – hommes (axe 4).


[i] Source : INSEE, Tableaux de l’économie française édition 2019, hors Mayotte

[ii] Demain, de plus en plus de couples sans enfant ?, Centre d’Observation de la société, 6 septembre 2018

[iii] OBSERVATOIRE NATIONAL DE LA PETITE ENFANCE Rapport 2018 (CAF)

#44- Conscience trouble ou consentement

Les écarts de revenus entre les sexes découlent d’une organisation sociale résistante, mettant en jeu le travail et la vie familiale. Une partie d’entre nous n’en est pas vraiment consciente. A moins qu’au fond, elle y consente.

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J’aimerais trouver un autre angle que l’aspect pécunier pour étayer mon argument, mais il est particulièrement parlant. Ce n’est pas ce que pensent l’ensemble des Français·e·s, puisqu’une partie ne perçoit pas encore le rapport entre les inégalités salariales et la répartition des rôles sexués dans les couples et les familles, si l’on en croit les résultats de l’enquête Les Français et l’égalité femmes-hommes d’Harris Interactive, publiés en décembre 2019[1]. D’après cette enquête :

« Principaux sujets de mécontentement, l’égalité salariale entre les femmes et les hommes (71% des Français estiment qu’à cet égard, la situation n’est pas satisfaisante aujourd’hui), l’accès à des postes à responsabilités dans les entreprises pour les femmes (62%) et la lutte contre les clichés sexistes, que ce soit à l’école (60%) ou dans l’espace public (59%). Seuls les aspects liés au retour au travail après la maternité ou la prise de congés parentaux pour les pères apparaissent comme plutôt bien pris en compte dans la vie collective (tous deux étant jugés satisfaisants par 62% des Français). Sur l’ensemble de ces sujets, on retrouve des femmes nettement plus critiques que les hommes (…). »

M’est avis qu’il leur manque un complément d’information pour se faire une opinion éclairée. Car en décortiquant un seul chiffre, constant depuis des années, nous sommes en mesure de mettre en lumière une organisation sociale problématique qui n’est jamais remise en cause à la racine. En particulier dans les discours érigeant l’égalité femmes-hommes en grande cause nationale. On constate, on répète, on s’indigne, on cautérise, on panse, on nettoie un peu, mais jamais on n’opère la greffe nécessaire.

La suite consistera donc à livrer des réflexions sur les faits et causes des écarts persistants de rémunération entre les sexes.


[1] « Les Français et l’égalité femmes-hommes. Quelles représentations ont aujourd’hui les Français de l’égalité ou des inégalités entre les femmes et les hommes ? Quelles sont leurs attentes quant à l’action gouvernementale sur ce sujet ? », Harris interactive, décembre 2019

#29- 2019 – Rituel sournois

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Un jour de Janvier – Tu déposes Amélie à la crèche et tu précises à l’éducatrice que c’est son père qui viendra ce soir la récupérer. C’est son tour. Comme chaque lundi, tu mets ton alarme sur ton téléphone pour bien penser à le lui rappeler. Il est si distrait. Il n’y penserait pas sans toi. Une fois, il a oublié, ça t’a vaccinée. Désormais tu sais qu’il ne faut compter que sur toi. Tu prends ton poste préoccupée, la tête pleine de ta liste de tâches. Tu penses plusieurs fois dans la journée à cette soirée qui commencera sans toi, donc tu en profites pour noter sur ton mémo la liste des courses, et ce que tu prévois de préparer ce soir. Tu reprends ton travail. Tu repenses à ce qu’il va faire à ta place ce soir. Il pourrait passer prendre des couches en sortant de la crèche, tu as remarqué qu’il n’y en avait presque plus. Tu le lui demanderas tout à l’heure puisque tu vas l’appeler comme d’habitude. Pour être sûre. Tu replonges dans ton travail. A dix-sept heures, comme chaque semaine, tu passes ton coup de fil : « T’oublies pas de prendre Amélie ce soir ? Et tu peux racheter des couches, il n’y en a plus ? ». « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Il raccroche. Tu ne l’entends pas soupirer.

Le même jour de Janvier – C’est lundi. Comme chaque semaine, tu as démarré aux aurores ce matin et sortiras suffisamment tôt ce soir pour récupérer ta fille à la crèche. Tu adores le lundi… enfin ça dépend. Tu es partagé en fait. Tu ne sais pas trop formuler ce que tu ressens. D’un côté, tu as hâte de voir Amélie te tendre les bras quand tu arriveras ce soir (avec son grand sourire enjoué et sa course à petits pas vers toi). D’un autre côté, tu sais que tu auras droit à une série de recommandations, de rappels, de trucs à faire et autres instructions transmises par téléphone une demi-heure avant l’heure de la crèche… par sa mère inquiète. Parce qu’une fois tu as manqué l’heure. Parce que désormais tu risques, d’après elle, de toujours manquer l’heure. Elle a crié comme jamais ce jour-là. Elle s’est emportée comme si tu étais un monstre. Tu t’es excusé, rattrapé comme tu as pu, mais impossible de revenir en arrière. De gommer ce moment qui fait partie désormais des annales familiales. Des anecdotes racontées aux copines, à Noël, aux parents. Le père à qui on ne peut pas faire confiance. L’expérience l’a prouvé. Ta journée se déroule sans anicroche. Dix-sept heures, le téléphone va sonner, comme d’habitude. D’ailleurs il sonne. Tu réponds « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Tu raccroches. Tu soupires. Tu n’avais pas remarqué qu’il n’y avait plus de couches. De toute façon, elle a l’œil sur tout, elle est en veille, alors à quoi bon mobiliser aussi ton attention pour scanner les placards de la maison ? Elle s’en occupe et te fait des listes que tu exécutes. Tu as un peu huit ans le lundi soir. Elle est doublement maman le lundi soir. C’est mi-confortable, mi-insupportable.

Au-delà d’une répartition équitable des tâches, il reste à construire des relations de confiance réciproque. Dans beaucoup de couples, nous sommes encore loin du compte.

Ah, bien nommée Charge mentale,

concentrée, prise de tête parentale, tu t’étales, tu t’installes. Tu t’accroches, infernale, envahissant et tourmentant la figure la plus présente, de fait prépondérante, novice assignée, par suite spécialisée, reine fourmi qui règne sur la marche du foyer. Te résignant à tirer gloire d’un accaparement, tu figes sans crier gare les rôles dans le ciment.

Tu te fais moins prégnante, plus distante, virevoltante, quand deux parents partagent le mal dit maternage… Alors tu butines. Entre les deux, tu promènes ton pollen. Et on imagine meilleur ton miel, et plus sereins tes hôtes, côte à côte, et l’enfant deux fois confiant, quand, transformée en abeille, tu répartis tes ficelles.

Ah, fragile Confiance,

rude à accorder au parent moins habitué à câliner, à couver, et qui peine, à temps partiel, à prouver sa compétence quand le parent qualifié à plein temps s’est entraîné… Dès que le ventre a gonflé. Pendant des mois de congé. Dès que la vie a germé. Comme tu perds patience, hésitante, exigeante, devant une figure nouvelle, souvent paternelle, qui accueille la vie soudain, qui part au boulot l’matin, qui tarde à prendre le train des soins quotidiens. Absente toute la journée. Non préparée, non habituée. Cervelle plus épargnée tout le jour par le cadet des grands soucis de la veille sur le bébé de l’amour. Souvent, tu restes immobile, érodée, intranquille, à moitié morte devant la porte de l’entraide dans le couple. Te révélant tout sauf souple, jugeant l’autre insuffisant, chaque initiative médiocre, chaque geste en mieux reprenant. Tu gonfles de joie devoir fierté – parfois attention résignation ! – pour ce qui est de fabriquer développer confirmer conforter une spécialité du soin d’importance réassurance… Savoir faire au féminin et tout le tintouin. Tu te fais peau de chagrin, de temps en temps, quand il s’agit de laisser sa chance au débutant incertain. Le mépris n’est pas si loin.

Quand, au contraire, tu te déploies, que tu ouvres tout grand les bras, à petits pas dans les coulisses, de la personne qui se hisse au sommet de tous ses doutes, apprenante, hésitante, tu peux lui montrer la route, réjouissante, indulgente, des aptitudes conquises par ta douce entremise.

Capacités partagées, à temps complet.

« Si aménagement des temps il doit y avoir, la seule solution est de répartir entre les pères et les mères. Pour le plus grand profit de tous : couples, enfants et entreprises. »

Sylviane Giampino

#28- 2018 – Choisir le bon numéro

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“Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ?” Cette phrase est la première qui t’arrive en tête. Tu es plutôt engagé pour l’égalité des sexes et te heurtes régulièrement à des obstacles déconcertants. La coordination périscolaire est un bon poste d’observation de ce qui se joue dans les familles. Cependant, quelquefois, toi et tes collègues de l’animation, vous tombez dans des petits pièges qui confortent des situations problématiques. Tu cherches une anecdote sur laquelle tu aimerais que tes collègues réfléchissent avec toi. Cette formation pourrait au moins servir à poser sur la table les questions qui te taraudent dès que tu te penches sur ta mission éducative. L’égalité des sexes, c’est d’abord du bon sens, un beau principe sur le papier, dans le projet éducatif et dans la bonne parole de la ville. Même dans ta tête et dans ta vie, ça te parle. Bingo, vous suivez une formation sur le sujet. On va voir si c’est facile de fabriquer de l’égalité. Une bonne prise de conscience collective et ce sera effectif, n’est-ce pas… ?

En fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Prenons la majorité des pères. La place qu’ils prennent dans les relations avec le personnel périscolaire – avec le personnel scolaire, c’est sans doute pareil – est toute relative. La place qu’on leur donne aussi, finalement. Alors que les intentions sont bienveillantes de toutes parts.

Tu te lances. “Si je dois appeler les parents, j’appelle le premier numéro de la fiche familiale. Avant, on avait une fiche sur laquelle l’ordre des parents était standard, selon le sexe. On décidait si on appelait le père ou la mère quand les deux étaient mentionnés. Sans doute qu’on appelait plus la mère. Il aurait fallu qu’on questionne ces réflexes, afin d’impliquer davantage les pères. En tout cas pour éviter de les exclure, comme on a tendance à le faire. Et depuis le mariage pour tous je suppose, la mairie a changé cela dans le formulaire. Il mentionne parent 1 et parent 2. Donc les parents décident qui mettre en premier, et les couples homosexuels peuvent répondre à la question sans se sentir stigmatisés. Théoriquement, c’est une avancée. Cela nous permet de mieux connaître les familles, puisqu’après tout elles nous disent librement sur qui on peut tomber plus vite. En général, le premier numéro, c’est celui de la mère. C’est elle qui remplit les papiers le plus souvent, en début d’année. Donc, elle se met en parent 1. Et si on commence par appeler le deuxième numéro, alors on a des chances d’entendre quelque chose comme « Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ? » ou « Appelez ma femme, elle sait mieux que moi ». A la longue, on finit toujours par appeler le premier numéro, sinon on a l’impression de perdre son temps. Ou de se mêler de leur organisation de couple. Le résultat, c’est que les parents se débrouillent pour qu’on ait rarement des pères au bout du fil. Et de notre côté, on le cautionne en voulant à la fois aller vite et respecter leurs choix. Bref, la division des rôles est renforcée de tous les côtés.

Ta situation a été retenue pour une analyse collective. Tu n’as pas osé ajouter que chaque fois qu’une voix masculine te renvoie sur la mère, tu te demandes si elle l’a bien choisi, elle aussi, le bon numéro !

#21- 2015 – Séparation, mot féminin

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Père, mère, enfant. Vous êtes trois à la consultation. Vous êtes trois, pourtant la psychologue s’adresse à toi, rien qu’à toi. Trop sympa. Tu es la mère, celle qui semble avoir les mots, les informations, les souvenirs, les émotions, les raisons, le besoin peut-être de se trouver là ?

Votre fille a une difficulté en ce moment pour aller à l’école. Elle en souffre. L’enquête commence par imaginer les mobiles du forfait. « Madame, vous travaillez où ? Ah, vous travaillez de votre domicile le plus souvent ? Donc vous êtes présente si votre fille ne va pas à l’école… Pouvez-vous me raconter comment s’est passée la séparation ? … Comment ça, laquelle ? » « La séparation physique de l’accouchement ou bien l’adaptation au mode de garde au moment de mon retour au travail ? » « Et bien d’abord quand vous avez accouché. Ensuite on abordera la garde de votre enfant quand vous avez repris le travail. » « Mon mari peut participer ? »  « Oui bien sûr… votre mari peut aussi avoir son mot à dire et raconter comment il a vécu cela, cependant c’est bien vous qui avez accouché, ça on ne peut pas le partager avec le père. Et pour la garde c’est un peu pareil : c’est bien vous qui avez confié votre enfant et donc qui avez des éléments qui peuvent nous aider… » Tu avales ta salive. Tu bous, tu soupires intérieurement. Néanmoins tu te lances. Tu décris ton accouchement et tu proposes au père de ton enfant d’ajouter son expérience, puisqu’il était présent. Ensuite tu ressens très fort le besoin d’exprimer ce qui te met en colère depuis le début… Tu aimerais qu’on vous pose des questions de telle sorte que vous serez en mesure de répondre en tant que père et mère, même avec une réponse différente. Ce n’est pas toi qui as confié votre enfant, c’est vous. Vous êtes deux dans le couple, deux parents, qui alternez, qui avez déposé cette enfant chaque jour avec son petit sac, son doudou et son change, puis qui l’avez récupérée chaque jour travaillé (oui vous travaillez tous les deux). Et puis choyée, nourrie, câlinée, baignée, écoutée, soignée… Vous êtes DEUX !!!