#84- Tromperies

Cet été j’ai été interpellée drôlement
Par une jeune enfant que je ne connaissais pas
Je marchais seule près d’elle, regagnant mon logement
Entre nous ses deux frères lui emboitaient le pas
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Le trajet n’a duré qu’un moment riquiqui
Leurs bavardages et rires formaient le fond sonore
D’un coup elle a dit « Chut… il y a une mamie »
Ma réplique chuchotée a fusé « Pas encore ! »

Puis je leur ai souri d’abord toute attendrie
Qu’en plus elle ait pensé défaillante mon ouïe
Elle s’est figée un peu les grands semblaient gênés
Et tous deux m’ont priée alors de l’excuser

J’ai soudain pris conscience que moi aussi j’ai pu
A une femme inconnue inventer ce statut
La désignant « mamie » par affabulation
L’assignant mère d’abord puis grand-mère sans question

Ensuite j’ai pris conscience qu’à travers ma réplique
J’avais placé mes filles dans le même avenir
Au lieu de « pas encore » qui présume de la suite
Un jovial « Pas que je sache » aurait dû me venir

J’ai rassuré les frères que la honte gagnait
J’ai rassuré la sœur aux sept ans supputés
Vers ma destination j’ai bifurqué pensive
Imputant cette sortie à ma chevelure grise

Depuis que la nature se charge de sa teinte
Ma crinière prend un air d’années accumulées
Mais ce temps et ces litres passés en couleur feinte
Quelle belle satisfaction d’en être libérée

En assumant sereine cette marque du passé
Qui arrive dès 30 ans, dès 50 ou jamais
Ne suis-je pas plus proche de mon humanité

Habiter mieux mon corps au lieu de l’accabler
Refuser les messages fustigeant la prise d’âge
Y voir la liberté
De soi se rapprocher

#83- 2022 – Voyage parental en cheerleading

Mi 2021, ta dernière, alors en fin de 4ème, te fait part de son envie de pratiquer une certaine activité avec plusieurs de ses amies. Elle ajoute « Mais j’ai peur que tu me dises non ».

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Tu la rassures d’abord : « Mais enfin, si ça te plait, à moins que cela nuise à quelqu’un (principe de base du féminisme), ou que l’activité en question repose beaucoup trop sur la disponibilité des parents (genre c’est hyper loin, ça bloque plein de weekends et on se transforme en taxi), je ne vois pas de raison valable de refuser… ». Elle te révèle alors qu’elle veut faire du « cheerleading ». Petite leçon en passant : ta fille sait pertinemment que tu n’échappes pas aux préjugés, comme tout le monde, alors que tu ne cesses de les combattre…

Bien sûr, elle perçoit la nécessité de détailler un peu, parce que sa mère non avertie ne voit pas bien de quoi il s’agit. Tu risques bien de confondre avec les performances avant matchs de football américain données par les équipes de pom-pom-girls. Le cheerleading vient bien des Etats-Unis et s’origine dans cette tradition d’encouragement dynamique et chorégraphié des performances masculines annoncées. Tu commences à comprendre pourquoi elle avait peur de ta réaction. Cependant, c’est devenu un sport à part entière désormais, acrobatique et sans équipe à encourager. Si elle s’attendait à des préjugés probables de ta part, c’est que l’activité n’est pas tout à fait pratiquée en mixité. Bien sûr, elle a raison : tu as peur que les stéréotypes pesant sur les filles y soient renforcés. Heureuse de son enthousiasme, tu procèdes à son inscription après t’être renseignée sur le co-voiturage possible avec les parents des copines, et tu te prépares à te confronter à tes préjugés en situation. Son père, lui, partant pour la découverte et rassuré par le fait que sa fille n’allait pas jouer les faire-valoir d’une autre équipe de sport, est plus confiant.

Dès septembre, se mettent en place deux entraînements par semaine… et des séances complémentaires autant que de besoin pour les démonstrations, compétitions et autres rencontres qui viennent rapidement occuper vos dimanches, comme tu le voyais venir. Dès le premier jour, tu apprends que le championnat de France est tout simplement au programme. Ça frotte un peu – tu es plutôt pro-coopération que pro-compétition -, mais tu te prends au jeu, tu découvres un monde, tu observes. Deux démonstrations et plusieurs journées de compétitions plus tard, tu décides de te livrer au dépôt écrit de tes observations et de ton sentiment sur le sujet.

Vous voici donc, parents décidés, accompagnant votre benjamine dans cette année de découverte. Vous voici co-voiturant les trois ados entre parents de trois familles deux fois par semaine. Vous voici sur les routes les weekends de compétition. Vous voici modifiant le trajet pour trouver le gymnase de remplacement quand le gymnase habituel est réquisitionné à cause du grand froid, ou traversant Lyon jusqu’au parc de La Tête d’Or certains jours de séances additionnelles. Quant à votre ado, motivée par les performances visées, les championnats à venir, l’esprit d’équipe et les discours galvanisants des coaches, elle fait subir quotidiennement à son corps – pourtant prédisposé à la souplesse – des étirements et entrainements en tous genres sur le parquet du salon, absorbée par des leçons soigneusement sélectionnées en ligne.

Alors oui, il s’agit d’une activité pratiquée quasi-exclusivement par des filles, toutes vêtues de costumes paillettes choisis par les jeunes coaches très engagées (shorts recouverts de jupes, les rares garçons de l’équipe senior portant une tenue différente, plus sobre et moins ornementée), agrémentés de jolis nœuds sur la tête, avec sourire obligatoire. Toutefois, cette mise en scène ne dure qu’un petit moment au lancement des représentations/compétitions. Car, après la courte présentation dansée chantée criée de l’équipe en lice avec panneaux et pompons pailletés – le tout sur une compil de fond sonore que tu hésites à appeler musique tellement cela s’apparente à du bruit instrumenté -, les accessoires sont déposés dans un coin du tapis et place au spectacle !

Les lieux d’entraînement et de représentation s’éloignent de chez vous. Plutôt que de déposer votre fille au rendez-vous du départ du car, vous décidez de l’accompagner, d’en profiter pour visiter du pays, quelques haltes touristiques étant possibles autour de l’heure du court passage de son équipe. Après Villeurbanne pour une démonstration du club, puis à nouveau pour les sélections des championnats de France, vous prenez la route pour Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne) puis revenez à la Halle des sports de Lyon, et enfin allez à Vichy pour le championnat de France.

Vous observez donc de près cette année-là le sport d’équipe, la compétition, l’engouement des parents habitués dans les tribunes et leur engagement dans les activités bénévoles connexes, l’excitation des performeuses et des plus rares performeurs, l’animation pleine d’énergie de ces journées inoubliables et fortes en émotion. Certains parents sont très équipés pour émettre un maximum de bruit en groupe. Il apparaît évident que nombre d’entre eux ont une vie sociale organisée autour de cette activité. Les enjeux sont énormes pour certaines équipes. Remuée et en colère que des personnes souffrent autant à cause d’un sport, tu assistes à plusieurs reprises à des déversements de larmes que d’inconsolables perdantes ne parviennent pas à tarir en fin de compétition. Toi, ce sont d’autres types de larmes que tu verses lors de ces rencontres. Chaque fois, tu n’arrives pas à arrêter leur montée, puisque tu revis, discrète mais nostalgique, tes 17 ans, passés aux Etats-Unis, quand tu participais aux encouragements des enfants de la famille américaine qui t’a accueillie là-bas plusieurs mois. Les compétitions de natation, matchs de baseball ou de football américain avaient animé nombre de tes dimanches outre-atlantique. Ce fut une étrange découverte que ces montées d’adrénaline, un monde nouveau pour toi qui n’avais jamais pratiqué de sport en club. Les 30 ans qui ont passé, ta fille maintenant en lice, unie à d’autres, ta peur qu’elle souffre de perdre au lieu de se réjouir de participer, ton retour dans les tribunes après toutes ces années… comment contenir ces larmes ?

Retour à Villeurbanne. La première démonstration de cheerleading est bien sûr l’occasion de te livrer à une petite analyse genrée. Opportune déformation professionnelle. La tenue des filles contraste avec la sobriété de celle réservée au rare garçon. Résultat : lui est évidemment mis en valeur, bien au milieu, ce qui attire les regards spécifiquement sur lui tandis que les filles apparaissent en masse, presqu’indifférenciées. L’unité ne semble visée qu’à la seule condition de préserver la différence de sexe.

Assez vite, tu te rends compte que ce sport marque des points qui viennent contrebalancer ces premiers signes d’assignation de genre. La communication de la fédération d’abord, via ses affiches à l’entrée des rencontres, montre la volonté d’attirer les filles comme les garçons dans l’activité. En outre, la diversité des rôles, des placements, des tâches et aptitudes requises dans les performances montre – et les équipes en témoignent – l’accueil possible d’une grande diversité de formes corporelles. Puisqu’il y a les « bases » et les « back » qui soutiennent les « fly », puisqu’il y a les corps légers et les corps forts, les grandes tailles et les petites tailles, les jeunes et les moins jeunes, il y a de fortes chances pour que chaque personne puisse trouver sa place. Quand des garçons sont dans les équipes, et s’ils ont un plus gros gabarit, ils sont sans surprise placés dans les « bases » ou les « back » soutenant les « fly ». Cependant, tu as pu avec plaisir constater l’audace d’une équipe qui avait placé un garçon en « fly ». Pour progresser vers plus d’égalité, il resterait à généraliser cette possibilité puis à encourager de faire soutenir des « fly » garçons par des « bases » filles, scénario que tu n’as pas observé pendant cette année (mais ta fille… si !). Peut-être qu’un mélange banalisé des âges favoriserait cette combinaison. Enfin, en une année, les progrès de ta fille, et plus largement des trois amies débutantes, ont été exponentiels. Elles ont acquis de la confiance en elles-mêmes autant qu’en leurs co-équipières. Elles ont appris à se soutenir entre elles et à évaluer les conséquences d’une défaillance personnelle. La responsabilité de chacune est engagée pour éviter de mettre en danger celle dont on accueille la chute comme celles qui l’accueillent. Elles ont donc vécu l’expérience de tomber d’abord… et appris ensuite à prévenir les chutes de chacune. Elles ont appris la prise de risque et sa maîtrise. Elles se sont dépassées, physiquement, techniquement et mentalement, comme jamais elles ne l’auraient imaginé. La solidarité au sein de l’équipe est une des clés du progrès de toutes, et donc de chacune d’entre elles. Dès que tu les conduis quelque part, tu ressens leur excitation de vivre une aventure collective qui les fait sortir de leur zone de confort, leur envie de mériter la confiance qui leur est donnée dans leurs capacités à se dépasser ensemble. Les films et photos de pyramides humaines s’accumulent, les médailles arrivent, les souvenirs s’enchaînent. De découverte en découverte, d’observation en réflexion, tu étoffes ta culture générale et mets à distance tes réticences et préjugés de départ.

L’année se termine avec le championnat de France auquel l’équipe de ta fille participe grâce à un repêchage suite aux sélections. C’est à Vichy, ville d’eaux, que les épreuves sont programmées. Vous avez décidé de dormir à l’hôtel mais n’avez trouvé une chambre qu’à 45 minutes de là. Le matin, tu visionnes par hasard un court reportage sur les aventures de l’exploratrice Alexandra David-Neel. Tu le regardes avec attention parce que ce nom te dit quelque chose : c’est celui de l’un des gymnases de remplacement de Villeurbanne auquel tu as conduit les trois amies plus tôt dans l’année. La municipalité travaille depuis un moment à mettre en lumière des femmes de valeur. Tu te promets de te renseigner davantage sur sa vie.

A Vichy, vous découvrez le désastre auquel vous avez échappé : des grêlons de la taille de balles de tennis ont dévasté la ville. Les odeurs de charogne vous montent au nez dans le parc où des milliers d’oiseaux morts jonchent le sol au milieu d’un parterre de branches d’arbres brisées. Quelques survivants blessés claudiquent au milieu de leurs congénères sans vie. Les nombreuses verrières sont partout éventrées, les pare-brise des voitures en morceaux, des toitures transpercées. Le championnat de France d’aviron, dont la programmation concomitante explique la pénurie de chambres hôtelières, est annulé à cause des dégâts de la nuit. Environ quatre cents embarcations laissées dehors auraient été endommagées. Vous n’avez jamais vu d’aussi près les effets du dérèglement climatique. Dans ce chaos, la journée de cheerleading a bien lieu et l’équipe arrive quatrième sur huit dans sa catégorie. Elle ne se place donc pas sur le podium mais ce score reste honorable pour une équipe débutante et repêchée aux sélections. Tu verses tes habituelles larmes. Trop d’émotions pour cette journée.

Quelques jours plus tard, tu tombes par hasard en librairie sur Le grand art Journal d’une actrice, un roman d’Alexandra David-Neel, que tu achètes et dévores illico. Parce que non seulement elle était exploratrice, mais tu découvres qu’elle était comédienne, écrivaine et bien d’autres choses encore, comme le décrit la page wikipedia qui la concerne. Une femme qui s’est dépassée toute sa vie et ne s’interdisait aucun domaine.

Quand en découvrant un sport, on a la confirmation de l’immensité des capacités humaines et de l’excitation que procure leur exploration en soi.


Ce récit a également été partagé sur egaligone.org, avec quelques photos 🙂

#81- 2022 – L’âge d’être libre

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« Non, ce n’est pas le moment pour un tel projet, tu feras ça quand tu seras vieille ! ». La réponse de ton label aurait pu te clouer le bec, mais non. Heureusement, car ce moment que tu vis, tu le dois à ton obstination. Et à ton immense besoin de définir toi-même ce que tu veux faire de ta vie.

Le concert touche presque à sa fin. Sur la scène de l’auditorium de Lyon, tu es là, vibrante et émue, assumée, entourée de tes huit comparses. Le public exulte. Il est bouleversé par la folie du spectacle, par l’audace de ce que vous avez proposé. S’il est habitué des lieux, il n’a sûrement jamais vu ça dans une représentation classique. Grâce à un léger éclairage qui te permet de communier avec ton public, vous voyez dans le somptueux hémicycle des zones entières se lever tour à tour. Les applaudissements n’en finissent pas. Huit violoncellistes, trois hommes et cinq femmes, ont finalement accepté de te suivre dans l’aventure risquée que tu leur proposais. Tout acoustique. Des reprises. Une mise en scène et des éclairages poétiques et ésotériques. Un usage éclectique et insolite de l’unique instrument, présent en huit exemplaires. Un accompagnement sur scène qui éloigne les instrumentistes de leur chaise, transformant leur jeu, convoquant leurs corps. Tout en émettant des sons de toutes sortes avec leur formidable violoncelle, ils et elles se déplacent, te suivent, se lèvent, dansent, se fondent dans les mises en scène de ce spectacle vivant.

Tu en avais rêvé. Tu l’as fait. Exaucer soi-même son vœu, malgré les obstacles et les découragements, quel pouvoir merveilleux. Finir par exercer la souveraineté de soi. Quel doux sentiment procure l’accomplissement de ses désirs profonds. Au départ, tu n’étais pas très bien partie dans l’exercice de la liberté. Tu as plutôt excellé dans celui de l’obéissance. Avec un père militaire, tu étais à bonne école. Chanter ? Tu n’y penses pas ! Ce n’est pas un métier ! Un bout de vie de renoncement plus tard, tu as fini par te décider… donc par t’opposer. L’âge adulte avait un peu tardé à arriver. Il implique quelquefois de prendre des risques. Qui a envie de déplaire à qui nous aime, malgré sa distillation de conseils et de maximes, de découragements et d’empêchements, ne voulant évidemment que notre bien ? Or la liberté, c’est de parvenir à faire ce que l’on a décidé. Quand tu te l’es enfin formulé, face au besoin irrépressible qui t’animait, tu as multiplié les démarches, trouvé enfin un label – il en suffit d’un -, été embarquée dans un tourbillon de tournées à succès, de scènes enflammées, en parallèle d’une première maternité. Et l’épuisement t’a rattrapée, t’acculant à tout stopper.

Et puis, peu à peu, ton arrêt total n’a plus été si total. Il est devenu une pause quand tu t’es rendu compte que chanter t’était vital. Tu redémarres alors, mais à tes conditions, et tu évoques ce projet qui te trottes en tête depuis un moment. Cette réponse-censure de ton label te rappelle bigrement quelque chose, arborant son air de famille avec la censure paternelle. Alors, puisqu’il a lui-même annoncé sa condition de l’exercice de ta liberté, tu lui réponds « S’il faut être vieille pour être libre, alors, considère que je suis vieille ». Bille en tête, avec ou sans lui, tu mèneras ton projet à bien.

Pendant que tu fais ce récit à ton public lyonnais, salle éclairée comme lors d’un final alors que tu clôtureras ton incroyable et émouvant spectacle avec plusieurs chansons de ton répertoire, tu fais émerger une question chez moi, qui étais debout dans la salle : en tant que femmes, ne devrions-nous pas revendiquer, comme une aspiration profonde, d’être bientôt, ou assez, ou déjà vieilles ? Cette société du jeunisme veut nous faire connaître l’âge « mûr », puis la vieillesse, le plus tard possible, nous faisant passer des complexes du poids ou du poil à ceux des rides, nous mettant en tête qu’il faudrait pleurer la triste fin annoncée de la sexualisation de nos corps, nous exhortant à vivre d’abord dans le service, le soin et le regard des autres. Elle nous aspire, au moins jusqu’à la ménopause, dans des rôles sociaux cumulés et épuisants, souvent peu questionnés, puis espère sans doute que nos états dépressifs qui pourraient en découler viendront enrichir les marchés lucratifs de la santé mentale et de la chirurgie esthétique. Pourtant, prendre de l’âge est une avancée possible vers la liberté et vers la prise de décisions personnelles et émancipatrices. Cette période d’éventuelle libération de temps, de cheveux souvent blancs et de peau assurément ridée, fait peur à qui veut nous faire douter de nos rêves ou de nos capacités, ou nous mettre sous sa coupe, comme le décrit Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes (La Découverte, 2018). Le double enjeu est d’apprendre tôt à suivre nos voix intimes et donc à faire nos propres choix, tout en n’appréhendant plus le temps qui passe.

A nos jeunes sœurs trop souvent infantilisées, comme à nos vieilles sœurs qui font encore peur, j’ai envie de dire, en référence à l’insolence posée et inspirante d’Imany, « Nous sommes toutes vieilles, nous sommes toutes libres ».

#79- 2012 – La chir

« Depuis trente-six heures », t’entends-tu lui répondre. Elle voit juste, cette dame qui vient gentiment de te secouer, toi qui t’étais englué dans ta condition d’interne des hôpitaux. C’est si long trente-six heures…

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Tu as fait ton entrée dans la pièce. Une gamine avec sa mère, qui attendaient en salle d’examen, la routine. Tu as demandé à la mère ce qu’avait la petite, ce qui les amenait en chir, banal. Et là… il s’est passé un truc étonnant. Car ce n’est pas toi qui as fait ton diagnostic, non, c’est cette femme qui a fait le sien. Pire, avant de te l’énoncer, elle t’a fait une ordonnance toute personnelle, que tu as suivie dans la foulée, à la lettre, sans broncher, comme un automate bien dirigé. Redirigé même.

Pour répondre à ta question, elle a dit « Bonjour Docteur. Alors, vous allez ressortir de cette pièce et recommencer votre entrée comme il faut. Vous allez frapper à la porte, puis vous entrerez. Vous nous saluerez et vous vous présenterez, par votre fonction et aussi par votre prénom. Ensuite vous vous adresserez à ma fille, et vous lui demanderez comment elle s’appelle. Vous vous mettrez à sa hauteur et lui poserez toutes vos questions de médecin, parce que c’est elle qui est concernée, et qu’elle est en âge de parler. Elle vous décrira tout cela très bien, d’autant qu’on a déjà raconté l’histoire plusieurs fois depuis qu’on est dans cet hôpital. Et puis nous sommes bien dans un service de pédiatrie, vous devez avoir l’habitude de vous adresser à des enfants. Vous verrez, ça va bien se passer. »

Tu t’es exécuté, un peu surpris d’être remis en place. Tu es donc ressorti. Tu as toqué à la porte de la salle d’examen. Tu as refait ton entrée. Au début, c’était pour éviter de discuter, tu trouvais ça un peu exagéré, un peu mis en scène. Très vite pourtant, tu as souri, car d’apparentes petites choses comptent, dans ton métier comme dans la vie. Puis tu as trouvé les mots pour questionner l’enfant qui a pu effectivement t’expliquer elle-même toute l’histoire. Le long moment aux toilettes, où elle a poussé si fort, l’essuyage qui ne marchait pas, le truc dur et gros quand-même qui restait collé à ses fesses, elle pensait que c’était du caca mais non c’était collé. Non elle n’avait pas mal mais elle ne pouvait pas s’assoir dans la voiture quand elle est montée à l’arrière pour aller aux urgences, donc sa mère lui a fabriqué une sorte de coussin autour de la boule qui sortait. Et puis après l’arrivée aux urgences, elles ont attendu mais pas longtemps, on les a fait passer devant tout le monde et elle a dû montrer ses fesses à plusieurs dames parce qu’à chaque fois on les a envoyées voir une autre personne et puis les voilà à la chir. « Mais c’est quoi « la chir » ? Qu’est-ce que vous allez faire pour enlever le caca ? »

Tu réponds « Tu as fait un gros effort pour pousser aux toilettes, une partie de ton ventre, de ton intestin, est sortie de ton corps mais on va la remettre à l’intérieur. Ça s’appelle un prolapsus rectal et ce n’est pas grave du tout. C’est au service chirurgie qu’on remet ça en place, c’est pour ça qu’on dit la chir, pour chirurgie. » A cet instant de ton explication, tu vois la mère de l’enfant qui se décompose et tu réalises qu’elle croit qu’on va l’opérer. « C’est un geste manuel assez rapide, sans outil ni intervention chirurgicale, on repousse doucement les organes dans l’anus avec les doigts. On va te mettre un masque à oxygène qui va t’empêcher d’avoir mal, mais tu ne devrais pas ressentir de douleur, juste de la gêne. »

Tout s’est bien passé. Elle n’a pas eu mal du tout. La mère et la fille savent maintenant toutes les deux ce qu’il faut faire si cela se reproduit – le bain chaud qui permet de tout remettre en place naturellement, par rétractation – et surtout comment éviter un autre épisode – ne pas pousser fort aux toilettes. Décidément, peu de gens apprennent à aller à la selle correctement, enfants comme adultes…

Tu ne le sauras pas, mais l’événement ne s’est jamais reproduit. L’enfant a suivi scrupuleusement tous tes conseils, entraînant désormais son corps à détendre ses sphincters. Peut-être même que l’adresse directe dans les yeux, entre deux personnes s’étant indiqué leur prénom, y est pour quelque chose.

Quand, avant de partir, la femme te demande depuis combien de temps tu es là, à enchaîner les heures de garde et les situations à traiter, tu soupires. Une fois les trente-six heures annoncées, elle conclut « C’est bien normal, après tout ce temps à travailler, de défaillir un peu, mais nos enfants n’ont pas à pâtir des abus du système. Merci en tout cas Docteur d’avoir accepté de m’écouter, et d’avoir si bien pris en charge ma fille. Et surtout, bon courage. »

Quand une personne s’indigne du rythme des internes des hôpitaux. Quand elle te fait sortir tant bien que mal de tes automatismes de fin de garde. Oui, tu es épuisé. Trente-six heures d’affilée à l’hôpital, c’est long. Tu souris et toi aussi, tu la remercies.

#77- 2015- Poussez-vous, voilà les hommes !

« Mais enfin, c’est incroyable de faire une telle différence ! » Tu ne peux pas t’empêcher de commenter ce qui vient de se passer. Ton inconnu de voisin, dans la petite bousculade du repli commandé vers les gradins, en profite.

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C’est tellement invraisemblable. Ce sont des hommes, alors il faut se pousser, les laisser occuper toute la patinoire, leur laisser la voie libre, et s’écarter pour qu’ils ne blessent personne. Parce qu’ils pourraient blesser quelqu’un, eux, à cause de leur puissance, à cause de leur vitesse, à cause de leur performance. Mais attendez… on parle de celles qui font d’eux naturellement des hommes ou de celles qu’on leur permet de développer en demandant à tout le monde de se pousser ?

Le moment de vitesse en est à sa troisième étape. Il va crescendo apparemment. Et par catégorie. D’abord on appelle les enfants. C’est familial. D’ailleurs, les membres de la famille restent au bord ou leur donnent la main. Puis vient le temps des femmes, appelées à montrer de quoi elles sont capables. Elles, personne ne leur donne la main, mais tout le monde peut encore rester au bord de la piste. Parce qu’apparemment, elles ne risquent de blesser personne, elles. Certaines sont très rapides pourtant, mais qu’à cela ne tienne : elles ralentiront d’elles-mêmes en voyant le danger de collision s’approcher. Ensuite, et bien… les choses sérieuses peuvent commencer. L’annonce change littéralement de registre et de ton. Quelque chose comme « merci à toutes les personnes qui ne patinent pas de sortir de la piste et de rejoindre les gradins, le moment des hommes est arrivé » ! Apparemment, tout le monde n’attendait que ça. Car avant, c’était le temps de la gnognote.

« C’est normal madame, si les hommes devaient faire attention à blesser personne, ils pourraient pas aller à fond. Il vaut mieux que tout le monde sorte de la piste ! »

Poussez-vous, voilà les hommes !

#75- 1984 – Dans la voiture

Un professeur avait décidé de vous placer côte à côte. Pour te missionner. Tu devais veiller à ce qu’elle prenne bien le cours. L’aider à résorber ou limiter son retard, surtout en français, à l’écrit. Peut-être dans d’autres matières, tu ne te souviens plus.


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A l’époque, le redoublement semblait une issue pour les élèves qui n’entraient pas dans le moule. Il arrivait de compter trois ou quatre ans d’écart entre élèves dans le même niveau de classe. Naissance en novembre pour toi, avec deux ans passés en maternelle au lieu de trois. D’office un à deux ans d’écart avec une bonne partie de la classe. Tu avais donc douze ans, elle quinze, peut-être même seize. Toi, tu étais une petite collégienne encore spontanée qui faisait assez docilement ses devoirs. Elle, c’était une adulte qui espérait manger tous les soirs.

Elle avait de belles boucles blondes et courtes, qui retombaient sur son visage rieur. Des yeux bleu clair qu’elle maquillait de fard à paupières, toujours le même. Un joli nez retroussé et une peau de pêche, blanche, qui avait l’air très douce. Elle portait des jeans moulants qui mettaient en valeur son corps de femme déjà formé et des chemises qui retombaient nonchalamment dessus. Son odeur était fleurie et entêtante. Elle venait chaque jour parfumée et portait une chaîne autour du cou. Elle était discrète. Souriante souvent. Seule aussi. Tu ne lui connaissais personne au collège qui s’était lié d’amitié avec elle. Elle semblait à part. Manquait souvent. Ne se mêlait à rien. Aucune de vos conversations ne lui paraissait avoir d’intérêt, mais elle ne jugeait pas, ne commentait pas. Elle était absente. Peut-être même transparente. Pourtant, cette proximité qu’avait organisée ce professeur entre elle et toi l’avait progressivement amenée à se confier. Et tu avais su. La mère partie depuis longtemps. Le père ivre régulièrement. Le loyer à payer dans le HLM derrière le lycée, en face de ton cours de danse, là où il ne fallait pas trainer le jour tombé. Et puis les hommes mariés. Des nouveaux ou des réguliers. Les rendez-vous dans leur voiture, n’importe quand. Le jour, la nuit. Les billets empochés pour payer le loyer. Pour acheter à manger. Le père qui s’en doutait ou qui savait.

#31- Intermède 2020 – Bisbille dans sa bulle

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Fin de la première semaine de dé-confinement. Il fait beau. Vous engagez, masquées, une longue promenade avec ta fille, jusque dans la forêt. Sur le chemin, vous ressentez, vivez, constatez quelques effets de l’accessoire à assumer. Inconvénients d’abord. Le masque empêche la reconnaissance d’une personne dans la rue au premier coup d’œil. Il limite vos envies d’engager la conversation, de vous lier avec des gens du quartier. A cause de la crainte d’avoir à répéter. Vous vous demandez qui va descendre du trottoir : la personne masquée ou celle qui ne l’est pas ? Ta fille remercie toutes celles qui s’adaptent, qui modifient leur trajectoire pour que le mètre recommandé soit respecté. Elle obtient le signe d’un sourire, un « de rien », une lueur bienveillante dans le regard. Vous vous glissez l’une derrière l’autre quand un croisement se prépare. Entrée dans l’ombre fraiche des arbres. D’habitude, les odeurs sont caractéristiques. Cette fois, l’accès aux senteurs boisées ne sera pas. Restent les sons et les images. Les multiples chants des oiseaux et les bruissements de feuilles. Les lumières dansantes et le bourdonnement des insectes ailés. Vous cherchez des avantages à présent. Les moucherons ne viennent pas vers sa bouche, trouve-t-elle. Vous n’aurez pas à vous laisser embrasser par des gens sans le vouloir, trouves-tu…

Occasion de te remémorer plusieurs épisodes de bisous ou de bises subies qui ont un jour percé ta bulle.

Tu as huit ou neuf ans. Ce garçon te regarde. Il te suit quelquefois. Il se mouche dans sa manche souvent. Son regard est vitreux. Aujourd’hui, il a fait plus : il t’a adressé la parole. Pour te prévenir qu’un jour, il t’embrassera. Tu ne veux pas. Tu as peur. Tu préviens ta grande sœur. Tu ne la quittes pas d’une semelle entre l’arrêt de bus et l’école, puis entre l’école et l’arrêt de bus, mais vous n’êtes pas dans la même classe. Il suffit d’un moment très court, pendant lequel elle n’est pas là. Le temps qu’elle arrive, ou que tu la rejoignes. Assez vite, il fait ce qu’il dit. Pendant ce bref instant, ce moment de solitude pour toi, il te fonce dessus. Tu essaies vainement de lui échapper. Il t’attrape, vise ta bouche, y dépose un baiser. Tu te sens salie. Ta sœur l’attend à la sortie. Pour lui casser la gueule. Elle tape. Tu es soulagée. Il ne t’embêtera plus. Tu savonneras et frotteras ton visage plus vite plus fort plus longtemps pendant des semaines. Il a imprimé une tâche sur ta bouche. Indélébile.

Tu es toute jeune adulte, au travail. Comme la veille, il s’avance vers toi, intrusif. Cette fois, tu réagis, un peu sèchement pour qu’il comprenne bien ton refus : « Je préfèrerais qu’on se serre la main. On se connaît à peine… On n’a pas été élevé ensemble. » Et tu lui tends clairement la main. Ton nouveau collègue vient d’arriver dans le service technique. Hier il s’est précipité sur toi pour t’administrer cette bise rituelle, qui t’a, spécifiquement avec lui, mise tout à fait mal à l’aise. C’est la première fois qu’un salut banal au travail te fait cet effet-là. Sans doute que son attitude ne témoigne que de son envie légitime d’intégration… Mais il y a façon et façon. Avec un regard équivoque, il était entré précipitamment et par effraction dans ton espace personnel. Ton corps s’était raidi. Le sien s’était avancé, rapide et direct, sur sa cible. Irruption sans hésitation. Ton visage, pris en otage.

Tu as plus de trente ans à présent et viens de changer de poste. Tout se complique quand il s’agit de se saluer le matin. Le cercle s’agrandit. Où s’arrêter ? L’usage veut que les femmes embrassent les autres femmes et tous les hommes… tandis que les hommes embrassent les femmes et serrent la main des autres hommes. Ces règles-là ne te conviennent pas. Les bulles des femmes ne sont jamais préservées, ni par les hommes, ni par les femmes. Un de tes collègues t’entoure de son bras chaque fois qu’il te salue, la main sur ton épaule. Tu sursautes, tu te dégages. Tu lui dis que tu n’apprécies pas son geste. Il comprend. Il arrête. Tu lui en es reconnaissante. Tu l’aimes bien. Regard amical. Il est à l’écoute en général. Un jour tu décides que désormais tu serreras la main de tout le monde, sans distinction. Explications nécessaires. Abolition de la bise pas toujours bien comprise. Etonnements mais soulagement.

Tu as changé de service. Réadaptation nécessaire. Le travail est plus humain, moins technique ; les liens sont forts, les relations tactiles, plutôt sincères. Il est grand. Très grand. Au moins deux têtes de plus que toi. Il se penche au dessus de ton visage pour te faire la bise, et lui aussi, pose sa main sur ton épaule. Tu ne le connais pas très bien, mais tu finis par lui dire que les deux faits t’indisposent, t’infantilisent, que tu ne peux pas être dans un rapport de réciprocité avec lui si rien ne change. Il ne sait comment réagir. Il rit. De gêne. Puis il s’entraîne. Pliant les genoux pour se placer à ton humble hauteur, il croise ses mains derrière son dos et te demande si sa position est adéquate pour une bise égalitaire… Tu souris. Il est sincère. Ça ira bien comme ça, pour toutes les prochaines fois !

Désormais tu animes des formations à l’égalité des sexes dans différents milieux professionnels. Une participante propose une situation qui la met mal à l’aise. Il s’agit des rapports inégaux qui s’instaurent quand un homme dans une position élevée s’autorise une relation de proximité physique avec une salariée bien en peine pour exprimer sa gêne. Les bises rituelles deviennent prétextes à placer d’autres gestes…

Le port du masque n’est pas très agréable. Cependant, il pourrait nous conduire à davantage distinguer les liens sincères des liens sociaux, et à effectivement instaurer une barrière qui restera entre toi et toute personne qui aurait l’intention, sans invitation, de percer ta bulle de protection. Il pourrait nous conduire à effectivement voir une barrière qui se dresse si l’on a l’intention, sans invitation, de percer une bulle de protection.

#30- 2019 – Devinez… c’est pas gagné

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« Être mère, ça te tombe sur la gueule quand même ! »

Geneviève, psycho-clinicienne et peintre à ses heures


Déroutée, tu rumines encore cette justification invraisemblable que ton homme vient de te donner… Votre aîné a quatre ans maintenant. Votre deuxième est né il y a trois mois. Les congés qui te restaient à prendre te permettent de prolonger un peu. Dans l’espoir, sans doute fou, de te reposer. Un peu. Avec de l’aide cette fois. Un peu. Lui prend son congé paternité dans une semaine. Les fameux fumeux onze jours optionnels. Vous partez en vacances avec le bébé avant ta reprise au bureau. Vous aviez fait pareil avec le plus grand. Souvenir mitigé. Ton accouchement avait été rude. Tu ne t’en sortais pas. Essayais de faire bonne figure le soir. Harassée. Terrassée par ces journées qui pompaient toute ton énergie. Ton corps ne ressemblait plus à rien. Tes yeux, des fentes. Ton cerveau, deux à l’heure. Le rodéo de tes humeurs le prenait au dépourvu quand il rentrait du travail. Enchaînement répétitif, ponctué d’imprévus, de multiples tâches nécessaires même si invisibles. De grands moments de solitude aussi. Quand les roues de la poussette entraînent les crottes des chiens du quartier qu’il faudra nettoyer… Entrechocs de pensées. « Aïe besoin de combien de temps ? Je vais être en retard… Avec quoi j’enlève ça ? Faudra que je prenne des lingettes, des mouchoirs la prochaine fois… Et quand… ? Au chaud ce serait mieux que sur la place… Et puis tout le monde me regarde… Ce serait mieux avant que l’odeur ne vienne embaumer et la matière fécale envahir la voiture, l’appartement, la cage d’escalier, le hall de la kiné, la salle d’attente du cabinet de pédiatrie. » Ou bien quand bébé salit allègrement sa couche quand tu arrives enfin à refermer la combinaison et à enfiler les chaussures de bébé bien calé dans sa coque un jour de neige deux minutes avant de partir pour le rendez-vous chez la pédiatre. Ou encore quand depuis quatre heures, tu essaies de le déposer dans son lit sans succès. Bébé n’est bien que dans tes bras, au creux de ta transpiration, de ton pyjama qui dégouline de lait caillé. Envie pressante et prolongée de prendre une douche mais… pas la peine. Tu apprends à renoncer, à t’adapter, à patienter. A te retenir quand tu as besoin d’uriner. Mauvais, mais tu le fais. Au moins tu fais quelque chose. Blague.

Tu ne faisais que ça, faire des choses. Tu ne pensais alors qu’à dormir mais ton corps et ta tête, entre deux insomnies qui avaient démarré dès le début de ta grossesse, devaient à tout prix se consacrer à bébé. Et alors tu t’étais muée en Sisyphe, gravissant chaque jour la même montagne en poussant son énorme rocher. Qu’aurais-tu pu faire de mieux ? Tu te sentais sûrement et régulièrement tout au bout de ta vie. En larmes. Noyée dedans. Ce qui t’a fait tenir, c’est l’arrivée. Chaque jour en haut de ta montagne, la vue était magnifique. Votre enfant était un ange. Chaque tétée un instant d’éternité, vos yeux qui se rencontraient, ses mimiques et les petits bruits de sa bouche mouillée, ses soupirs de contentement quand repu de lait. Et la joie l’emportait plusieurs instants par jour. C’est à ce moment-là que tu avais senti pour la première fois un éloignement. Une barrière qui s’installait peu à peu entre vous, dans votre couple, si uni avant. Vous vous disiez tout avant. Vous compreniez. Pourtant un truc se passait là qu’il ne pouvait pas comprendre. Que tu ne pouvais pas exprimer non plus. Il te regardait le soir, t’écoutait, incrédule, passif, maladroit, agacé quelquefois…

Pour le deuxième, l’accouchement s’est beaucoup mieux passé. La grossesse aussi. La fatigue s’est tout de même installée, parce qu’il fallait aussi s’occuper de son grand frère. Mais plus tardivement. Tu ne l’as pas sentie venir. Vous avez à nouveau programmé qu’il prenne son congé paternité pour des vacances ensemble, et tu espères à nouveau te reposer. Un peu. Cette répétition du programme te laisse pensive…

Ce soir ton amie Cécile est venue dîner avec son compagnon et leur premier ange. Le grand événement né il y six semaines dort dans la chambre. Accouchement difficile. C’est souvent le cas pour les premiers, il semble. Elle raconte devant un verre qu’elle ne sait pas comment elle aurait fait, question de survie, sans ces précieux onze jours qu’il a pris immédiatement, dès la naissance. Accueil du bébé à deux pendant deux semaines. Soutien, écoute, réparation du corps. Rendez-vous, aller-retours à l’hôpital, soin de soi, soin du bébé, soin de vous avec son père à trois. Sentiment de redevenir une personne, dignité retrouvée, après avoir découvert, ressenti, subi l’animalité du corps accouchant. Lâcher-prise éprouvant de la mise au monde. Être un être mortel et le sentir très fort. Peurs des séquelles. Instants de sommeil glanés, moral lentement remonté, énergie peu à peu retrouvée. Presque noyée, abîmée, sortie de l’eau, agrippée au rocher du doux et bienveillant bourdonnement masculin… « J’ai fait des courses, lavé du linge, racheté des couches, préparé le repas, nettoyé la cuisine… Changé, bercé, habillé, mouché bébé… Je vais à la pharmacie on lui donnera le bain ensemble. J’ai tout préparé, j’y vais… Je suis rentré. Je te fais un thé ? Repose-toi, je le couche, tu peux prendre ta douche. J’ai pris un appel pendant ton sommeil… »

Tu réalises que tout aurait été si différent dans ces conditions-là pour toi. Pour vous deux. Pour vous trois. Que de tout temps les femmes qui accouchent appellent leur mère à la rescousse. Qui peut, ou pas, se rendre disponible pour jouer ce rôle-là. Elle sait, elle, ce dont sa fille nouvellement mère a besoin. Elle l’a vécu. Chez l’une ou chez l’autre, s’organise une assistance à mère allaitante, à jeune accouchée. Un cocooning, une attention, un accueil entouré de bébé. La tienne travaille encore, habite loin. Familles éclatées désormais, puisqu’on prend le travail où il est. Elle a pu rester deux jours seulement, car comment bien l’accueillir dans l’appartement, maintenant qu’il y a l’ange et au prix où va l’immobilier… Tu aurais pu aller là-bas mais… le transport, les valises, la séparation… Et puis comment ton homme aurait pris la chose si tu étais partie avec le bébé ? Alors tu as fait avec ton appartement, ton homme qui travaille, tes amies qui travaillent, ta sœur qui travaille… Assez seule en fait. Pouvait-il deviner, lui, ce que ta mère sentait très bien, alors que toi tu ne le savais pas encore… Tu aurais aimé, rêvé qu’il devinât. Décalage… Cécile avait dit son besoin, sa détresse. Il avait entendu. Toi tu n’avais rien dit, te pensant sans doute assez forte. Cependant ton homme à toi ne s’est pas révélé un as de la devinette. Tu te demandes alors pourquoi le congé paternité n’a pas été systématiquement instauré comme l’occasion de faire entrer le père version disponible, actif dans ce moment-là. Dès la naissance. Une nécessité. Avec attentions à la clé. Attentions à la mère, son amoureuse en général. Et apprivoisement progressif de bébé.

Tu te tournes vers lui. Faire bien attention à ne pas dire « tu »… Ne pas le froisser… Tu vous interroges. « Et nous, pourquoi n’avons-nous pas pensé à cette option-là ? …Prendre les onze jours dès la naissance ? » Il te fixe, perplexe. Sa réponse fuse, évidente : « Enfin, tu l’allaitais ! ». Tu restes coite. Sidérée par le motif invoqué. Est-il de bonne ou de mauvaise foi ? Il avait entendu Cécile pourtant, comme toi. Sa description de l’intention, des attentions. Celles facilitant la reconstruction. Eprouvant le couple. Celles de la lente remontée vers l’air et la lumière après la descente en eaux troubles. Il se fabrique peut-être une contenance là où il perçoit un reproche malgré tes précautions oratoires… Ton homme est déjà-père deux fois… Pourtant, dans son imaginaire, l’essentiel du temps du soin du nourrisson semble être du nourrissage… C’est sans doute la raison pour laquelle, comme on conclurait une comptine par une pirouette cacahouète, ces deux mots sont… quasiment jumeaux !


« Les hommes pourraient opérer le seul aggiornamento auquel ils n’aient jamais songé : s’adapter aux réalités familiales. »

Ivan Jablonka