#65- Congé 2ème parent : plusieurs principes à défendre

Ce texte a été écrit avant la parution du rapport sur les 1000 premiers jours de l’enfant préconisant un congé de 9 semaines pour le 2ème parent (Dir. Boris Cyrulnik) et l’annonce en septembre 2020 par le gouvernement d’un prochain passage du congé à 28 jours dont 7 obligatoires. Une mesure qui présentera une avancée, certes, mais très insuffisante pour engager la transformation sociale escomptée.


Ecouter “Congé 2ème parent, plusieurs principes à défendre” en audio

« La solution consistant à faire prendre la même durée obligatoire de congés parentaux aux deux conjoints mettrait tout le monde à égalité face à l’absence causée par le fait de devenir parent. »

Christophe Falcoz

Une partie des spéculations à suivre nécessitent un approfondissement ainsi qu’un débat de société au sujet de ce que nous souhaitons vraiment pour que les femmes et les hommes disposent des mêmes libertés, des mêmes capacités d’agir. Car c’est aussi en terme de libertés que la question de l’égalité se pose. Et c’est parfois grâce à une obligation que l’égalité se crée ou que la liberté s’acquiert. L’école est obligatoire jusqu’à seize ans. Cette obligation vise (théoriquement, en démocratie) à doter les enfants des ressources pour penser et agir librement. L’Etat a progressivement ouvert tous les métiers aux deux sexes. Il est capable de campagnes d’information pour que les femmes occupent une place plus affirmée et plus juste au travail, dans le sport ou dans la clientèle de leur banque. Parce qu’elles en sont capables. Quand bien même elles ne le seraient pas encore, elles le deviendront. Question de principe. Républicain, le principe. Et constitutionnel, de surcroît. Il reste désormais à obtenir de l’Etat (et de l’opinion publique) une forte incitation des hommes à prendre soin des bébés, aussi forte que celle véhiculée de tous côtés en direction des femmes. Parce qu’ils en sont capables. Et quand bien même ils ne le seraient pas encore, ils le deviendront. Question de principe. Républicain, le principe. De justice. La question du juste et de l’injuste pourrait utilement nous tarauder en permanence. Individuellement et collectivement.

Notre vie est théoriquement guidée par trois principes inscrits sur les frontons des mairies et des écoles. Cependant, telle que formulée, la fraternité, qui n’inclut historiquement que les hommes blancs, vise une complémentarité des rôles de sexe incompatible avec une égalité des sexes qui n’a été inscrite que beaucoup plus tard dans la constitution (R. Sénac). Ainsi, il est toujours attendu que nous maintenions et exercions, à l’issue d’un même choix, des rôles différents, et ce, même si ce choix nous paraît libre et éclairé. Etudier. Travailler. Emménager en couple. Suivre une formation loin des siens. Fonder une famille. Reprendre ses études. Réduire son temps de travail. Chacune de ces décisions ordinaires n’affectera pas de la même manière une personne identifiée femme ou homme à la naissance[1]. Si elle en a conscience, elle renoncera peut-être à ce choix (auto-censure), ou se résignera (choix contraint), voire en tirera sciemment des privilèges (la domination est-elle la forme de liberté visée ?). Sinon, elle constatera, ou pas, les conséquences différenciées de ses choix, immédiatement… ou des années plus tard. Dans les faits, nous sommes loin de l’atteinte de libertés égales entre les sexes, puisque d’apparentes possibilités égales (comme devenir parent) ne créent pas des situations comparables (morcellement de carrière versus surinvestissement professionnel).

La réforme du congé paternité peut et doit permettre aux jeunes pères de bénéficier de la même responsabilité sociale que les jeunes mères. « Dans le monde professionnel, dès qu’il y a une mesure qui favorise les femmes, une mesure similaire doit exister pour les hommes. », préconise Jérome Ballarin, fondateur de l’Observatoire de la Parentalité en Entreprise[i]. S’attaquer à la similarité des règles en vigueur (et à leurs effets) est un commencement.

Présumées dotées d’une capacité de soin envers les enfants par la loi comme par la pensée commune, elles se voient aujourd’hui responsabilisées à plein temps auprès de leur bébé plusieurs mois. Cette assignation suspend obligatoirement l’activité professionnelle des salariées. Cela présente des avantages (protection de leur santé, temps de soin effectif auprès du bébé, protection de son emploi)… et des inconvénients (déséquilibre créé avec l’autre parent, conséquences subies par la mère, probable retrait mécanique du père du soin au bébé).

Si le congé paternité d’aujourd’hui suspend, lui aussi, le contrat de travail, lui est très court, optionnel et insuffisamment indemnisé, surtout qu’il s’agit, comme le plus souvent, du revenu principal. Autre particularité, sa prise est flexible dans le temps, puisqu’il peut être pris entre la naissance et les quatre mois de l’enfant. Ces différences ne sont pas anodines ; elles n’ont pas les mêmes répercussions sur les relations et le pouvoir de négociation dans les couples, sur les liens tissés avec les enfants, sur l’influence de l’employeur sur la prise, la durée et le moment du congé, ni sur le positionnement du père dans son travail comme dans la sphère privée, en terme de temps disponible notamment.

Il ne s’agit pas que les hommes paient autant que les mères actuelles le prix de leur parentalité. Qui leur souhaiterait de risquer de vivre des promotions manquées, des présomptions d’indisponibilité à venir, des pensées à la place de, des remarques sexistes, une culpabilité croissante pour chaque jour travaillé passé loin de bébé, une concentration sur eux des tâches domestiques et de la charge mentale associée au foyer ? Les poncifs actuels décrient les besoins des enfants comme ceux des jeunes parents et nient les actuelles inégalités ménagères. Ils ont des implications sur l’embauche, le changement d’emploi, l’appréciation employeur et souvent l’estime de soi. Imaginons-les au masculin : « Il va demander un temps partiel à son retour », « Il ne sera pas impliqué sur tel emploi », « Il va s’absenter chaque fois que son enfant sera malade », « Il n’acceptera pas d’aller à une formation loin de chez lui », etc.

Hommes et femmes pourraient cependant vivre de concert leur parentalité, ses joies, ses difficultés, les réajustements de la vie qu’elle implique, et finalement tous ses effets directs comme indirects. Car ce n’est pas uniquement la fabrication d’un être humain dans son corps qui crée les conséquences vécues aujourd’hui par les femmes. C’est aussi l’organisation sociale de l’accueil du bébé et le rôle prépondérant assigné aux femmes dans ce domaine. En miroir, c’est le rôle plutôt passif que notre société donne aux (ou tolère chez les) jeunes pères.

Nous devons donc créer un accueil paternel de l’enfant aussi proche que possible de l’accueil maternel, comme cela est le cas pour les congés d’adoption. Certes, le congé maternité a été créé pour surseoir à l’accouchement et à l’allaitement éventuel. Il permet aussi à l’enfant de se construire pendant ses premiers mois grâce à l’accueil qui lui est réservé. Grâce aux liens de proximité initiés avec lui ou avec elle lors de l’écoute et de la satisfaction de ses besoins, qui le ou la préparent à sa future socialisation et à son autonomie croissante. 

Comme pour les mères, le congé du deuxième parent doit donc être obligatoire, suffisamment long et correctement rémunéré. Il doit aussi provoquer la création du lien privilégié né d’un vrai tête-à-tête avec le bébé. Né de la responsabilité quotidienne de l’enfant en toute autonomie.

Ces quatre dimensions me semblent indispensables et indissociables pour progresser à la fois vers l’égalité femmes-hommes, la facilitation d’un lien affectif père-enfant solide et apaisant, une compréhension plus grande au sein des couples, et une plus grande émancipation des personnes, femmes, hommes et enfants.


[1] Dans son pamphlet Sexus Nullus ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet dénonce l’obligation de déclarer à l’Etat cette identification sexuée à la naissance (qui par ailleurs pose problème devant les multiples variations sexuées de notre espèce), étant données ses conséquences importantes en terme de restrictions de libertés. Selon lui l’Etat n’a aucunement besoin de connaître notre sexe, à moins que son but soit de lui attribuer un rôle social selon ce sexe et de le maintenir dedans. Ce qui va à l’encontre dans les faits des deux premiers principes républicains partout affichés.


[i] « Père et mère, même combat ? – Renforcer l’égalité en donnant de nouveaux droits équivalents », dans Cadres CFDT n°442, « Egalité, Paternité, Liberté », décembre 2010

#64- Un lien exemplaire pour l’enfant

Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, et un soutien libérateur pour la mère. Il permettrait aussi la création d’un lien affectif fort entre chaque parent et leur enfant et lui montrerait que le soin aux bébés n’a pas de sexe.


Ecouter “Un lien exemplaire pour l’enfant” en audio

Et l’enfant dans tout cela ? Chaque enfant se construira avec l’idée, incarnée par le modèle parental, que son sexe ne le prédestine pas à telle ou telle occupation. Que ses organes génitaux externes ne constituent pas une entrave à la liberté à laquelle toute personne peut prétendre. Que son sexe ne l’enferme pas dans des rôles prescrits. Quelle avancée ! Chaque enfant bénéficiera, dans les premiers mois suivant sa naissance, de la disponibilité, de l’attention, du soin et de l’affection de chacun de ses parents, dans des proportions proches. Si l’enfant a un seul parent, une deuxième personne choisie pourrait utilement le seconder véritablement avec cette disponibilité. Idéalement, son accueil pourrait être organisé dans un contexte d’entraide, serein et apaisé. Un contexte de construction commune et de normalité. Une aventure que les parents ouvriront et vivront ensemble, et qui inclura des moments de repos à tour de rôle. Puis des disponibilités parentales à tour de rôle, via des temps de travail réduits ou des emplois moins prenants. Deux fois plus de complicité offerte à l’enfant, ainsi que des liens renforcés par l’engagement quotidien. Une autorisation pour la mère de ne pas être spontanément dédiée à ce rôle. Une opportunité pour les deux parents de s’exercer à tenir le rôle. De trouver leur équilibre. L’arrivée d’un bébé est un bouleversement impossible à concevoir pour qui ne l’a pas vécu. L’arrivée au monde l’est sans doute autant, voire davantage. Elle marque à vie la mémoire de l’enfance et rejaillit dans la vie adulte. En grandissant, l’enfant verra ainsi ses deux parents participer à la maisonnée. Saura que la catégorie de sexe ne détermine pas les capacités d’une personne à assumer son quotidien ni celui d’une personne prise en charge. Que certaines tâches désagréables sont effectuées pour soulager l’autre et sont donc nobles plutôt que viles. Les compétences de soin, acquises pour qui en fait l’expérience, seront valorisées à ses yeux, au bénéfice de toute personne qui les exerce ou en fait sa profession. Deux parents dès le tout début, avec une attention grandie, pour comprendre les besoins de l’enfant. Enfant qui n’assistera pas à une spécialisation spontanée des rôles selon le sexe, qui au fil du temps crée dans les couples des disputes[1], des rancœurs, des sentiments sacrificiels. De la dépendance aussi, des rapports de domination, de la violence parfois. Et de nombreuses séparations, voire d’impossibles séparations à cause d’une dépendance matérielle. L’enfant apprendra que l’autonomie s’acquiert dans tous les domaines. Se projettera dans cette dimension-là, l’autonomie, cette forme de responsabilité de soi qui procure de l’estime de soi. Si la proximité avec chaque parent est forte et précoce, l’enfant pourra se confier, exprimer ses sentiments et préoccupations auprès de ces deux figures d’attachement. Si ses parents se séparent, le lien intense créé avec les deux permettra d’envisager la poursuite de relations profondes au delà de la séparation, comme le souligne Olivia Gazalé : « La meilleure garantie du maintien de bonnes relations avec les enfants après la séparation n’est-elle pas le temps parental avant la séparation ? C’est ce qu’ont compris les pères (de plus en plus nombreux dans les pays occidentaux, mais rarissimes dans beaucoup d’autres) qui s’occupent réellement de leurs enfants dès la naissance, et que l’on appelle, à tort ou à raison, les « nouveaux pères » ».

Si c’est un garçon, il enrichira sa propre personnalité, grâce au modèle paternel, d’aptitudes jusque-là plutôt associées au féminin, mais développées par son père devant et avec lui, comme l’expression de ses peurs, doutes, peines, ainsi que l’attention ou l’adaptation à l’autre. Si son père l’a fait avant lui, il partagera spontanément les tâches de la maisonnée dès l’enfance et en tirera la fierté que procurent l’autonomie et le soin de soi et de son environnement. La répartition entre frères et sœurs en sera plus équilibrée. Son attention à l’autre et sa contribution à la vie collective faciliteront sa vie amoureuse et, s’il partage un logement, sa vie avec autrui.

Pouvant se projeter dans d’autres rôles que celui de pourvoyeur de revenus, il mettra à distance ces attentes de performance qui pèsent sur les garçons et les hommes. Il aimera son père pour la grande qualité des liens particuliers qu’il aura créés dès la naissance avec lui, comme le souligne Olivia Gazalé : « Les hommes doivent donc tisser des liens profonds avec leur enfant dès la naissance (voire in utero) sans attendre, comme souvent, la marche et la sortie des couches. Les bénéfices de cette prise en charge sont immenses, en particulier pour les garçons. (…) si le fils doit s’identifier au père pour grandir, il doit l’aimer pour avoir envie de lui ressembler. Autrement dit, l’attachement préexiste à l’identification et la conditionne. »

Le destin des enfants, leur degré d’autonomie, leur estime de soi, leur rapport au travail ainsi que les relations entre les sexes peuvent être profondément influencés par les modèles reçus, comme le souligne bell hooks : « En apprenant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes acceptent la responsabilité d’ordonner leur réalité matérielle. Elles et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu’on leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à l’âge adulte, ils n’ont aucun respect pour leur environnement et ne savent souvent même pas comment prendre soin d’eux-mêmes et de leur foyer. Dans leur vie de famille, ils ont eu la possibilité de cultiver une dépendance excessive et inutile vis-à-vis des femmes et, par conséquent, sont parfois incapables de développer un sens de l’autonomie qui soit sain. D’un autre côté, si l’on oblige généralement les filles à accomplir les tâches ménagères, on leur enseigne tout de même à les voir comme des activités avilissantes et dégradantes. Cet état d’esprit leur fait détester le travail domestique et les prive de la satisfaction personnelle qu’elles pourraient éprouver dans le fait d’accomplir ces tâches nécessaires. Elles arrivent à l’âge adulte en pensant que le travail en général, pas juste le travail ménager, est une corvée, et passent leur temps à rêver d’une vie dans laquelle elles ne travailleraient pas, ou en tout cas pas dans les services ou l’entretien. »

S’il s’agit d’une fille, elle verra qu’hommes et femmes développent ces aptitudes, partagent plus spontanément les occupations domestiques et familiales ainsi que l’investissement au travail ou dans d’autres sphères. Elle développera des envies personnelles sans l’ombre d’un futur rôle domestique et maternant que nombre de femmes intériorisent encore comme un destin spécifiquement féminin. Elle attendra d’une vie à deux un partage équitable des tâches et le respect des aspirations propres de chacun·e. Elle s’autorisera à réaliser ses rêves. Envisagera une vie libre. Elle pourrait même assez tôt et davantage qu’aujourd’hui se découvrir ambitieuse dans des domaines variés et fière de l’être. Puis vivre une vie, avec ou sans enfants, avec ou sans homme, qui ne suscite le jugement de personne à propos de ses choix ou non choix de maternité. Jugement qui advient encore aujourd’hui, au motif qu’une femme ne s’accomplirait qu’en devenant mère. Jugement qui conduit certaines d’entre elles à chercher un père potentiel en guettant, sans relâche, le tic-tac obsédant de cette soi-disante horloge biologique. Au lieu de vivre, fières d’être qui elles sont.


[1] L’étude IFOP déjà évoquée révèle que « Près d’une Française sur deux admet qu’il lui arrive de se disputer avec son conjoint au sujet des tâches ménagères, soit une proportion en hausse continue depuis une quinzaine d’années : 48% rapportent des disputes à ce sujet en 2019, contre 46% en 2009 et 42% en 2005 ».

#62- Un soutien libérateur pour la mère

Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, il constituerait aussi un moyen de soutenir la mère de l’enfant, pour qu’elle puisse préserver, autant que le père, des libertés personnelles conciliables avec l’engagement parental.


Ecouter “Un soutien libérateur pour la mère” en audio

Combien de jeunes mères sont propulsées dans le maternage exclusif, sentant grandir en elles un immense sentiment de solitude alors que le père s’évertue à faire ce qu’il peut ou croit pouvoir faire ? A l’autre extrême, Sylviane Giampino avance que « ces congés parentaux de naissance pourraient border au départ des femmes susceptibles de se laisser aller au fantasme de la toute puissance sur les enfants. » Combien d’entre elles, en effet, se sentent au départ grandies par cette nouvelle responsabilité, reconnues, mais des années plus tard risquent de sentir croître en elles une impression de vide ou d’inutilité ? Chaque mère, donc, y gagnerait. Chaque femme venant d’accoucher bénéficierait d’un droit à ne pas être considérée comme LA responsable de la sphère domestique et familiale « C’est normal, t’es une femme, t’es la mère ». Et d’un droit à récupérer physiquement d’un accouchement grâce à la mise en disponibilité admise, habituelle de son ou sa partenaire de vie. Donc finalement d’un droit au partage effectif avec l’autre parent de toutes les activités réalisables par une autre personne. Sans quémander ce partage. Sans le négocier au motif que « La perte de salaire est trop grande » ou que « Lui – c’est un homme – a de trop grandes responsabilités » même si « Elle aussi a des responsabilités mais elle c’est normal qu’elle s’arrête c’est une femme. » Ou au motif que son patron à lui ne verra pas cela d’un bon œil. « S’absenter alors qu’on est un homme… mais où va-t-on ? N’êtes-vous plus engagé dans votre travail ? On ne peut pas se passer de vous mon cher Maxime ! » Sans avoir à encenser et à remercier « C’est rare, j’ai beaucoup de chance que tu m’apportes ton aide » ou autres « Tu as tellement de chance d’avoir un mari, un compagnon, un partenaire « qui t’aide » !… »

Chaque nouvelle mère devrait bénéficier d’un soutien qui ne peut se traduire que par une disponibilité totale. Accordée. Systématique. Dont la qualité dépend de la personnalité du ou de la partenaire et de la force de la relation au sein du couple. Mais dont la quantité est accordée d’office socialement. Par la loi. Une disponibilité totale pour soutenir la mère, afin qu’elle se remette sereinement de l’expérience de l’enfantement. Pour qu’elle n’absorbe que sa part des occupations et des inquiétudes nouvelles, et pas, subrepticement, la part que l’autre parent devrait en réalité assumer. L’autre parent qui le plus souvent habite aussi là, est également parent de ce bébé et peut-être des frères et sœurs. Ce parent qui apparaît plutôt aujourd’hui comme le parent n°2, quand il s’agit d’aborder l’accueil du jeune enfant, mais encore dans la colonne n°1 de la feuille d’imposition établie par les services de l’Etat. Et dont le numéro de sécurité sociale commence toujours par 1, quand il est identifié homme à sa naissance. Lui qui avait aussi, comme la maman, un travail avant la naissance. Qui aimerait, comme elle, que ce travail ne soit pas trop perturbé par cet événement, mais qui n’y a peut-être pas pensé autant qu’elle, parce que l’expérience du bouleversement est moins vécue par la catégorie des hommes. Lui non plus n’aimerait pas avoir à pâtir de l’agrandissement de la famille. Aimerait que l’enfant ne fasse pas trop de bruit. N’éclabousse ni ses habitudes ni son engagement au travail. Or il se trouve que ce projet de faire et d’accueillir un ou une enfant s’est élaboré à deux. Et qu’il pourrait se réaliser à deux beaucoup plus que les lois sur les congés paternité et maternité ne le prévoient aujourd’hui. Parce qu’au delà d’accoucher et d’éventuellement allaiter, tout le reste – énorme – est partageable (comme le législateur l’admet d’ailleurs très bien lorsqu’il s’agit d’une adoption puisque le congé est intégralement partageable[1]). Tout le reste peut même être au départ irréalisable par la mère seule, si elle a vécu une grossesse ou un accouchement difficiles. Elle a été traversée par la vie, par l’enfant. De tous temps, dans les systèmes patriarcaux, les femmes s’entraident à cette période. Elles savent ce dont une autre a besoin. Parce que les déjà mères en ont vécu une version proche, même si chaque histoire est personnelle. Dans notre chemin vers la sortie du système patriarcal, nous pourrons accueillir massivement les hommes dans ce cercle. S’ils y entrent avec la bienveillance et l’humilité qui peuvent utilement se développer lors du soin des bébés, surtout si ces soins sont accompagnés et partagés, ils sauront mieux les comprendre, à force d’écoute et d’expérience. Et ils sauront davantage prendre leur part dans le travail domestique et familial. Les femmes ne seront plus assignées à ce rôle, pendant leur congé maternité puis au delà, en tant que femmes. D’autant que certaines ne s’y sentent pas particulièrement à leur aise, alors autant tenir compte des affinités autant que des responsabilités dans les décisions de partage… L’inscription des femmes dans les autres sphères n’en sera que facilitée. Car « Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause, de se torturer sur leurs choix de vie, de se justifier à tout instant, de s’épuiser à concilier travail, maternité, vie de famille et loisirs. C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde. » (Ivan Jablonka) L’exigence de performance pesant sur le travail des hommes n’en sera qu’allégée. Il est même envisageable que la vie en elle-même, au sens large, soit davantage préservée, défendue, respectée. Parce que sa magie et sa fragilité seront côtoyées de très près non seulement par les mères, mais aussi par beaucoup plus de pères qu’aujourd’hui.

Enfin, les femmes tiendront compte, dans leur désir d’enfant, de l’implication future du père dans le soin du bébé. Une implication allant de soi, ou a minima prévue par un temps dédié à cela. Je ne sais pas à quel point leurs choix amoureux ou leurs désirs d’enfants en seront modifiés, mais ce sera un élément de discussion utile dans les couples qui aujourd’hui n’abordent pas ce rôle paternel suffisamment tôt. La contraception, qui sait, sera peut-être enfin l’affaire de tout le monde. En effet, « Lasses d’être les seules à prendre en charge la contraception et à en subir les inconvénients, un nombre croissant de Françaises demandent que les choses changent et appellent à une prise de conscience collective »[2].

De la même façon que chaque femme bientôt mère est inévitablement envisagée comme future donneuse de soin à un nourrisson, chaque homme bientôt père sera aussi envisagé comme tel. Les femmes intérioriseront moins qu’aujourd’hui leur devoir de spécialisation dans la fonction-mère. Pour ancrer cette disposition d’esprit et ces pratiques, nous pourrions retenir la belle idée proposée par Ivan Jablonka, d’ajouter dans les recommandations faites aux époux dans les articles 212 et suivants du code civil « Les époux s’engagent à partager à égalité les charges matérielles, mentales et éducatives du ménage ».


[1] La durée du congé d’adoption pour un premier enfant est de 10 semaines. Il peut prendre effet 7 jours (dont les dimanches et jours fériés) avant l’arrivée de l’enfant au foyer. Si les deux conjoints travaillent, le droit est ouvert indifféremment à l’homme ou à la femme. Un couple bénéficie de 11 jours supplémentaires pour un enfant adopté si la durée totale du congé est répartie entre les deux parents. En ce cas, la durée du congé est fractionnable en deux périodes, dont la plus courte est de minimum 11 jours. Ces deux périodes peuvent être simultanées. (Source site du ministère du travail, 2019)

[2] Extrait de la présentation du livre de Sabrina DebusquatMarre de souffrir pour ma contraception, manifeste féministe pour une contraception pleinement épanouissante, paru le 3 avril 2019 aux éditions Les Liens qui Libèrent

#57- Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer

Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?


Ecouter “Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer” en audio

Préambule : A l’heure où je publie ce texte, écrit il y a plusieurs mois, non seulement deux projets de loi ont été déposés pendant l’été pour rendre l’accueil de naissance plus égalitaire pour les deux parents (examen prévu le 8 octobre), mais un rapport paru ce 8 septembre préconise une importante réforme du congé paternité, le portant à 9 semaines. L’exercice superstitieux des doigts croisés peut débuter… Misons quand même, en attendant, sur la pratique de l’argument : il s’agit de s’envisager dans une souhaitable société.


« Nancy Fraser se prononce en faveur d’un (…) modèle : le « pourvoyeur universel de soins » (universal caregiver model), qui consiste à faire de la vie actuelle des femmes la norme pour tout le monde. Les femmes travailleraient comme les hommes, mais les hommes s’occuperaient du ménage et des enfants comme les femmes. Ce système (…) revalorise le care et élimine l’androcentrisme, tout en offrant à tous un meilleur équilibre entre carrière, vie familiale et loisirs, une plus grande proximité avec les enfants et les personnes âgées, la société civile devenant le lieu même du soin. »

Ivan Jablonka

Les différences de revenus entre les sexes révèlent une organisation sociale bien rodée. Inégalité persistante, qui laisse croire paradoxalement à une égalité de traitement des hommes et des femmes mais à un écart incompressible entre leurs situations. Ici, on analyse, on compare, on forme, on s’empare de la question. Là, on affirme, on négocie, on communique, on applique, on incite, on invite, on explique, on implique les partenaires sociaux, les ressources humaines, la direction, le management, les équipes, les partenaires, les fournisseurs… En réalité on abdique. La stabilité des chiffres inviterait presque à la résignation générale. D’ailleurs, les discours déterministes abondent dans les milieux professionnels comme dans les conversations habituelles. Sont convoqués les éléments naturels « Les femmes font les bébés et ça on n’y peut rien ! », ou le « libre » choix des femmes comme l’origine du problème (alors qu’elles sont seules, une fois parent, à être invitées explicitement à s’éloigner du monde professionnel) : « Ce sont elles qui choisissent de devenir mère (nous on choisit de devenir père, c’est plus simple quand-même !), puis de se mettre à temps partiel, alors que c’est optionnel (nous on reste à temps plein, c’est plus serein)… Surtout qu’elles sont payées moins cher pour la même chose à faire ! » Est invoqué leur manque d’ambition monétaire comme statutaire. Analyse courante : estime de soi insuffisante… Alors surgit une recette miracle anglicisée, mais avant tout individualisée, nommée coaching, mentoring ou training, rendant chacune responsable de la sortie de son enfermement… qui provient pourtant d’un système qui la dépasse largement… puisqu’il est organisé socialement. Sournoisement.

Les contradictions abondent entre la norme (ou le besoin) du temps plein, la volonté d’être à la fois disponible pour sa famille et son travail, des rôles sexués qui concentrent les temps partiels chez les femmes et créent de forts écarts de revenus, mais aussi un principe (théorique) d’égalité des sexes. Voici quatre scénarios imaginables pour résoudre ce triptyque infernal travail-parentalité-égalité (certains, extrêmes, relèvent de la science-fiction, voire de l’absurdité).

1) Les scénarios « Moins de parents au travail » (science-fiction)

Première option, valorisant travail et égalité des sexes : programmer collectivement l’extinction du statut de parent.[1] Qui dit moins de parents dit moins de problèmes de parents, donc plus de disponibilité au travail. Moins de gêne pour le travail productif. Disparition des situations inégales au travail et au foyer selon le sexe du parent. Facilitant pour les employeurs comme pour les parents, puisque, d’évidence, combiner travail à temps plein des deux sexes et parentalité crée à la fois une contrainte forte pour les uns et une injonction paradoxale pour les autres… Ce modèle, s’il se généralise au lieu de relever de choix individuels[2], soulève les questions politiques, éthiques et économiques du non renouvellement organisé de la population. Qui cyniquement, a des avantages : dépenses éducatives et pollution réduites… !

Problème donc, à long terme : la diminution de la population travailleuse. Pour l’éviter, imaginons une variation fictionnelle inspirée de la traditionnelle division sexuée du travail : certain·e·s adultes en âge de procréer fabriquent et s’occupent des enfants (hier : les femmes jeunes et si possible sans travail rémunéré, demain : quel critère retenir qui soit compatible avec l’égalité des sexes ?), les autres travaillant contre un revenu (hier : les hommes, demain : quel critère retenir ?).

Autre déclinaison d’un scénario « Moins de parents au travail » : extraire les parents du travail pendant qu’ils sont en responsabilité d’enfants. De quoi vivraient-ils alors ? Comment empêcher le cumul travail – parentalité (notons que cette politique nataliste a déjà été expérimentée puisqu’après la guerre, les femmes d’usine ont été renvoyées chez elles pour procréer afin que les hommes reprennent leurs places au travail) ? Comment ces parents réintégreraient-ils le travail rémunéré une fois libérés de leurs responsabilités familiales ? Et comment serait perçu un parent qui travaillerait tout de même ? …Un parent clandestin ?

Effet positif probable de cette dystopie (à court terme) : la baisse du chômage des plus jeunes et des moins jeunes, issue du retrait momentané de la population intermédiaire.

Absurdes scénarios, mais déplairaient-ils à tout le monde ?

2) Les scénarios « Des services publics au service du travail » (anticipation)

Autre formule plus prometteuse, valorisant à la fois le travail et l’égalité des sexes : soutenir davantage les parents consacrant aujourd’hui, en concurrence avec leur travail, du temps à leurs enfants. Totale prise en charge de l’accueil de leurs enfants pendant leur travail (sauf la charge mentale de l’organisation). Formulation extrême de la revendication : un « accueil des enfants à la hauteur des besoins réels, de qualité. Il serait gratuit grâce à nos impôts (il me semble discutable de payer quelqu’un pour pouvoir travailler, donc d’amputer le revenu de son travail, parce qu’on a des enfants non autonomes). Il serait garanti par un service public pendant tout l’investissement professionnel des deux parents (le droit serait donc associé à chaque enfant) et ce jusqu’à l’âge réel de l’autonomie de l’enfant ». S’il ne coûtait pas d’aller travailler (grâce à la gratuité de ce service, ou à celle du transport domicile-travail, incluant des transports publics gratuits déjà expérimentés dans une quarantaine de villes en France), alors disparaîtrait un motif de relativisation de l’intérêt économique du travail. En effet, la position que procure un revenu faible ou le plus faible du couple, peut éloigner du travail : « Mon salaire passe dans mes transports et la garde des enfants, donc à quoi bon me démener sur tous les fronts ? »

Inconvénient un : Si l’accueil actuel des enfants est multiplié en l’état, plus de femmes sont employées dans cette activité, qui demeure une affaire de femmes… Pas tout à fait l’objectif.

Ou bien… organisons-la mixte, cette garde généralisée garantie ! Des millions d’emplois en perspective… pour des femmes ET des hommes en nombre. D’autant que la problématique de non mixité dans le soin dépasse le domaine de l’enfance, comme le souligne Peter Moss, spécialiste de l’éducation : « En se cantonnant à un seul aspect de la relation entre aide aux proches, emploi et genre, tel que les pères et le congé, le risque est de passer à côté d’un problème plus général : la sous-représentation des hommes dans toutes les formes d’aide aux proches, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, à la fois dans les contextes formels et informels. »[i]

Inconvénient deux : Est-il possible (et souhaitable ??) que la prise en charge des enfants aujourd’hui assumée par les familles soit transférée à grande échelle à des services publics ? (j’exclus les services privés, pour rester cohérente avec ma quête d’égalité d’accès).

Inconvénient trois : Nombre de parents ont fait des enfants avec l’intention de s’en occuper par eux-mêmes, pas de les confier. La logique économique ne suffit donc pas.

Cette solution se révèle donc intéressante, à condition qu’une limite s’impose : celle du temps consacré au travail, afin que tout parent puisse préserver un temps éducatif quotidien avec son enfant (j’envisagerai aussi, plus loin, la réduction généralisée du temps de travail). Le risque, sinon, est d’élever des enfants de l’Etat, force de travail en devenir. Le risque est de concevoir une autre dystopie plaçant à nouveau le travail au centre de la vie : « Vos enfants ? Confiez-nous les plus, pour travailler plus ! ».

Scénarios à retravailler il me semble, avec des variantes plus attirantes.

3) Les scénarios « Temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels »

Autre levier, combinant travail, parentalité et égalité des sexes : la limitation drastique des temps partiels chez les principales concernées (pour mémoire, les femmes forment 78% du bataillon des temps partiels, qui forment plus de 18% des emplois). Double avantage en faveur de la généralisation du temps plein. Le premier : mécaniquement réduire les écarts de revenus entre les sexes. Le deuxième : faire disparaître le tiers de temps partiels subis, à l’avantage des personnes concernées, leurs employeurs devant proposer systématiquement du temps plein. Formule certes intrusive pour l’employeur, mais qui s’inscrit dans la visée régulièrement prescrite du « travailler beaucoup, travailler plus », soit à temps plein avec des heures supplémentaires…

Le hic pour les deux tiers de temps partiels déclarés « choisis » d’aujourd’hui : leur transformation en « temps pleins subis », avec l’impossible obtention (ou un regard oblique si ce droit resté exceptionnellement activable est activé) d’un temps partiel pour raison familiale… Méthode irrespectueuse des personnes et de leurs droits. Le temps partiel familial fait en effet l’objet d’un droit inscrit dans le code du travail (l’art. L 212-4-7 précise que « Les salariés qui en font la demande peuvent bénéficier d’une réduction de la durée du travail sous forme d’une ou plusieurs périodes d’au moins une semaine en raison des besoins de leur vie familiale. »). En outre, le droit à une vie familiale normale est consacré par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (art. 8). Ces droits sont progressistes et protecteurs, donc n’y touchons pas : ils envisagent non seulement le travail comme moyen (et non comme fin) mais aussi nos rôles sociaux comme conjugables.

Remarquons que si la reproduction de l’espèce humaine est toujours d’actualité, le temps plein généralisé suppose de garantir la prise en charge systématique de tous les jeunes enfants (ou d’autres proches vulnérables), par des modes d’accueil extensibles (cf. scénarios précédents « Des services publics au service du travail »).  

Autres inconvénients : Cette option limite la disponibilité des personnes pour d’autres domaines que le travail, ce dernier occupant une place centrale pour tout le monde (est-ce vraiment souhaitable ?). Par ailleurs, le rétrécissement des possibilités de positionner le travail dans sa vie selon sa situation (et sa conception du travail) est-il une visée collective souhaitable ? D’autant que l’on sait la difficulté de tout conjuguer aujourd’hui dans les familles dont les deux parents travaillent à temps plein.

Enfin, est-il envisageable d’interdire le temps déclaré subi ? D’un côté, la généralisation de la précarité comme mode de management des employeurs me semble devoir être combattue. D’un autre, difficile d’écarter l’opportunité d’un emploi à temps partiel lorsque l’activité ne permet pas d’ouvrir un temps plein, d’autant que ce temps partiel peut être adapté pour (ou souhaité par) des personnes. Si ce temps partiel peut être choisi dans certains cas, il peut être subi pour d’autres (notamment pour la répartition de ses horaires) ou devenir subi si la situation de la personne évolue. Et puis certaines personnes visent, pour leur liberté, le double emploi, tandis que d’autres le subissent. Pas simple donc.

Même si l’option du temps plein généralisé (et du temps partiel exceptionnel) réduirait de près d’un tiers les écarts de revenus entre les sexes, elle ne me semble donc pas aisée à défendre.

En revanche, pour résoudre l’incompatibilité entre travail à temps plein et responsabilité d’enfants, il est une première variation observable : la disponibilité parentale alternée. Certains couples se croisent le matin ou le soir lorsque le travail de nuit croise celui de jour, ou renoncent aux samedis et dimanches communs quand le travail de la semaine croise celui du week-end. Enfin, il y a les partages matinées / soirées, qui montrent une plus grande prise en charge des soirées par les femmes, ou les partages début / fin de semaine, permettant aux couples aux horaires flexibles de souffler ensemble le week-end. Certains couples se croisent pour limiter ou éviter la prise en charge (souvent payante) des enfants par autrui en dehors de l’école. Numéro d’athlètes spécialistes du relais. Fragilité des vies de couple et de famille.

La deuxième variation, très prometteuse, est le temps plein plus court, généralisé. La réduction collective du temps de travail. Sa limitation suffisante pour éduquer conjointement – ou seul·e – ses enfants ou exercer d’autres activités humaines, sans concurrencer le travail. C’est ce qu’anticipait André Gorz dans sa vision d’un « temps libéré » et dans Les métamorphoses du travail. La reproduction humaine serait envisagée sans la prise en charge de l’essentiel du travail domestique par les femmes (à titre gratuit, ou rémunéré avec des services à domicile, qui pour Gorz, relèvent de la domesticité et donc confortent les inégalités sociales). La disponibilité des hommes pour leur foyer serait agrandie (il leur resterait à l’investir, ce qui suppose quelques coups de pouce à prévoir).

Avantages : Passer de temps partiels plutôt réservés aux femmes à une réduction généralisée du temps de travail conduirait mécaniquement davantage d’hommes dans le hors travail. Avec en outre des créations d’emplois, et donc de statuts et de droits sociaux, pour plus de monde.

La semaine de travail de quinze à vingt heures pour toute la population active est très tentante. Une panacée… si le hors travail des hommes contient autant d’investissement domestique et familial que celui des femmes.

4) Les scénarios « Temps partiels compensés… et partagés »

Imaginons à présent des options issues de notre schéma actuel, qui fait coexister temps pleins et temps réduits. S’il perdure en l’état, surtout des femmes se retirent totalement ou partiellement du travail. Idée confortée : leur place est naturelle dans l’espace domestique (sous-entendu : ce n’est pas celle des hommes). Idée incompatible avec l’égalité femmes-hommes. De plus, l’écart de rémunération, entre elles plus souvent à temps partiel et eux plus souvent à temps plein, persiste, puisque les évolutions professionnelles se pratiquent plutôt à temps plein. Or, devant un tribunal, moins de droits effectifs (en termes de formation, d’évolution professionnelle, de possibilités d’augmenter son revenu par des heures supplémentaires) pour les personnes à temps partiel (surtout des femmes) que pour celles à temps plein (population mixte), cela est qualifiable par le ou la juge de discrimination indirecte. Se contenter de ce scénario-là a ses limites.

La première piste possible pour réduire les inégalités de sexe est la compensation financière des parcours professionnels morcelés. L’ensemble des temps partiels devraient-ils être compensés alors que certains sont déclarés choisis ? Si non, les deux-tiers de temps choisis seraient-ils à distinguer du tiers actuel de temps subis, afin de les compenser moins ? Pas sûr que cette différenciation se justifie. Aujourd’hui, les contrats intérimaires ou les CDD sont estimés précaires par rapport aux CDI, indépendamment du souhait de la personne de travailler sous ce type de contrat. Ce même raisonnement pourrait être tenu pour le temps partiel (précaire d’office, puisqu’offrant moins de perspectives que le temps plein, qui crée davantage de droits effectifs). Les employeurs appliqueraient par exemple des taux horaires abondés pour tout temps partiel, subi ou choisi. Comme sont payées plus cher les heures effectuées au-delà du temps contractuel, les heures d’un temps réduit pourraient être abondées. A l’instar de la prime de précarité des contrats intérimaires ou à durée déterminée.

Elles pourraient éventuellement être abondées davantage si le temps réduit est imposé, mais l’enjeu serait alors de distinguer le subi du choisi… Conflits de perception à prévoir, quand employeur et employé·e n’ont pas les mêmes intérêts dans cette déclaration ! Idée à creuser cependant, car compenser financièrement la précarité inhérente au temps partiel, subi comme choisi, réduirait de fait les écarts de revenu entre les sexes (et les inégalités sociales en prime).

Ces réflexions laissent entrevoir un respect des « choix » des personnes et une réduction des écarts de revenu, mais ne résolvent pas les inégalités des places et des rôles, si les femmes ont en majorité à la fois les temps partiels et les responsabilités domestiques et familiales. Un complément au scénario des temps partiels compensés consiste donc à les partager : autant de femmes que d’hommes à temps partiel.

Le triptyque travail – parentalité – égalité devient : un travail délimité par sa vie de famille, une parentalité préservée et respectée par l’employeur, une égalité entre les sexes, et en prime un écart limité entre les personnes à temps plein et celles à temps partiel grâce à la compensation financière mise en place. Un choix de société peut nous aider à cheminer vers cet équilibre idéal.


Pour une mesure solidaire, présumant les pères capables


Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?

Ce mouvement peut naître de l’instauration d’un congé paternité d’envergure, long et obligatoire (voie qui n’exclut pas les progrès que créeraient : des modes de garde gratuits, garantis et élargis, une réduction généralisée du temps de travail et une compensation financière des temps partiels). Un coup de pouce à l’égalité des sexes, par voie légale. Présumant tous les hommes capables, d’entrer en active parentalité dès l’arrivée de bébé. Et d’agir chez eux de façon juste, dans l’intérêt de la collectivité.


[1] D’autres raisons, politiques, écologiques, économiques ou personnelles peuvent conduire aussi, rationnellement, à limiter les envies de devenir parents.

[2] La romancière et essayiste Belinda Cannone, dans La tentation de Pénélope, assume ainsi de ne pas avoir d’enfants, pour préserver sa liberté et construire des rapports harmonieux et égalitaires avec les hommes, fondés sur le désir.


[i] Moss Peter. Les pères dans les politiques de congés parentaux. Retour sur les données européennes de l’International Network on Leave Policies and Research. In: Revue des politiques sociales et familiales, n°122, 2016. Exercice de la paternité et congé parental en Europe. pp. 103-110 ; doi : 10.3406/caf.2016.3167 http://www.persee.fr/doc/caf_2431-4501_2016_num_122_1_3167

#13- 2008 – Haro sur la mère

Ecouter “2008 – Haro sur la mère” en audio

Ton congé maternité touche à sa fin. C’est ton troisième. Tu en profites pour recevoir des proches avant de reprendre. Elle te pose des questions sur l’avenir. « Comment vas-tu t’organiser ? Reprends-tu ton travail précédent ? » Tu réponds que non, tu changes complètement. Tu entres dans le service formation de l’entreprise, qui s’occupe notamment des ressources humaines et du management. Tu vas changer de métier et tu t’en réjouis ! Concevoir des programmes de formation, revenir toi-même en apprentissage, t’intéresser à la façon dont les personnes apprennent, et tout cela dans des domaines humains. Et toutes ces personnes qui font du conseil interne seront tes collègues. Non… tu ne reprends pas à mi-temps, cela serait difficile sur un changement d’emploi. D’ailleurs cela ne t’est pas venu à l’esprit. Et puis tu dois t’investir pour être à la hauteur, c’est un nouveau métier pour toi, avec régulièrement des déplacements à Paris. Tu as hâte. Cela va être passionnant. Tu vas nourrir ton cerveau, ta vie sociale aussi et cela te ravit. Tu ne le sais pas encore même si tu l’espères, mais les trois ans de vie professionnelle qui suivront seront les plus enrichissantes de ta vie de salariée, et sans doute aussi de maman… heureuse de son travail. Elle te regarde, dubitative, mi-concernée, mi-consternée. « Enfin, quel temps auras-tu à consacrer à ta famille ? Avec trois enfants, c’est impossible ! Comment vas-tu faire ? » Elle te confie être rassurée par sa belle-fille qui se met à mi-temps après son troisième. Elle s’aperçoit sans doute que cela te renvoie l’image d’une mère douteuse, suspecte, pas tout à fait responsable ou quelque chose dans ce goût-là. Malgré sa gêne, elle confirme son propos. Te revient alors en mémoire une conversation vécue quelques jours auparavant avec une maman devant l’école : « Tu reprends à temps plein ? » « …(!!) Poserais-tu la même question au père de mes enfants ? », avais-tu répondu… « Euh… » « Eh bien moi c’est pareil ». Vous n’avez pourtant jamais évoqué frontalement la possibilité qu’il se mette lui à temps partiel. Tu reviens à toi et te rends compte qu’avec des proches c’est plus compliqué, d’autant que tu sais et conçois qu’elle n’a commencé à travailler qu’après avoir élevé ses enfants. Quel message lui envoies-tu si tu sembles opposer ou comparer son expérience à la tienne ? Même à plus de vingt ans d’écart. D’autant que tu constates que la tienne est épuisante, qui ne tient qu’à votre relation heureusement équilibrée, à la fois au sein de votre couple et dans vos ambitions professionnelles respectives. Ainsi qu’à vos niveaux de revenus équivalents et suffisants pour ‘vous faire aider’, c’est-à-dire avoir recours aux services d’autres femmes dont les conditions de travail et la reconnaissance sociale ne sont pas extraordinaires… Fragile équilibre. Un peu cynique aussi, tu dois l’avouer. Equilibre d’un couple privilégié, dont les membres ont chacun·e un travail intéressant et plutôt bien rémunéré. Tu te doutes aussi que ce qu’elle sous-entend, c’est que votre enfant si jeune, si vulnérable, en pleine construction, a besoin d’un temps parental important, qui lui sera confisqué dès ta reprise du travail. Dans l’absolu, tu admets l’argument. Tu tentes malgré tout « Tu sais, lui non plus ne demande pas un mi-temps pour ma reprise ». Arrive alors la répartie habituelle : « Mais c’est pas pareil ! ».

« Pour des raisons obscures, il en est ainsi : si l’on interroge encore dans les familles et dans la société sur le bien-fondé du travail de la mère, la question est rarement posée à propos du père. »

Sylviane Giampino

Ta réponse à la question du temps partiel avait une chance sur deux d’être positive. En effet, « les femmes sont particulièrement à temps partiel lorsqu’elles ont des enfants à charge (plus de 45 % des femmes salariées ayant au moins trois enfants travaillent à temps partiel). »[i]

L’INSEE rapporte dans une synthèse de 2013 qu’« après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux »[ii]. Plus largement, nous informe la sociologue Dominique Méda, « des chercheuses de l’INED avaient mis en évidence, dès 2006 pour le cas français, que l’arrivée d’un enfant s’accompagnait pour 40 % des femmes (contre 6 % seulement des hommes) d’une modification de l’activité professionnelle (changement de poste, réduction du temps de travail…). »[iii]

La plupart des personnes trouvent normal que du temps parental soit aménagé pour s’occuper de l’enfant. Si la mère ne le fait pas, elle risque d’être jugée comme douteuse affectivement… Qui demande spontanément à un père s’il réduit son temps de travail suite à l’arrivée d’un enfant ? Lui-même, a-t-il été préparé à se poser la question ? Et à culpabiliser s’il ne le fait pas ?

En 2015, tu inities un micro-trottoir dans une action associative. Il questionne le faible engagement des hommes pour l’égalité. Un passant témoigne : « Dans le travail, si les hommes prennent un congé parental c’est vraiment super mal vu, là-dessus ça a pas du tout progressé. Les pays nordiques sont vraiment plus évolués que les nôtres. Moi j’ai eu des fonctions d’ingénieur. Je ne peux pas prendre un congé parental, ce serait très mal vu si je faisais ça. Tandis que ça passe mieux quand c’est une femme. Mais voilà, a contrario, elle sera moins payée. »[1] S’écarter de cette norme du travail à temps plein expose un homme. Souvent, ce sont des jugements réprobateurs, du mépris, de l’incompréhension, un refus de l’employeur, ou des commentaires douteux. C’est ce qu’en 2006, déjà, tu avais constaté. Sans appel. Collecte et rassemblement de témoignages d’hommes à l’appui, qui se sont mis en retrait du travail pour diverses raisons. L’un d’eux, qui avait demandé un temps partiel à son employeur, avait essuyé un méprisant « Tu veux devenir femme au foyer ou quoi ? ». « Il n’y a pas d’innovation sans désobéissance », affirmait récemment Michel Serres sur France Inter[2].« Il faut pratiquer la désobéissance de genre » préconise Ivan Jablonka. Se préparer aux effets de la transgression de la norme de genre. Affronter le regard des femmes et celui d’autres hommes. De ceux qui en font une valeur masculine, un marqueur identitaire. Et qui sans doute, dans le but de s’y conformer, ont fait des efforts, voire des sacrifices. Le temps partiel au masculin pour motif parental est perçu comme une déclaration de forfait au travail. Un abandon du rôle d’homme.

« Ce qui pourrait passer pour anecdotique ne l’est pas : dans de nombreux secteurs professionnels, la seule évocation d’un souhait aussi « féminin » que de disposer de son mercredi pour ses enfants, ou d’un congé de paternité de quelques semaines, équivaut à un suicide professionnel. Ces limites et cette uniformisation sont un appauvrissement et un immense gâchis des énergies mâles. »

Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité


[1] Microtrottoir de l’Institut EgaliGone du 6 juin 2015

[2] La librairie francophone, France Inter, 6 avril 2019.


[i] “Le travail à temps partiel”, Mathilde Pak, Synthèse stat’ n°4, juin 2013. https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Synth_Statn4_internet.pdf DARES

[ii] INSEE PREMIÈRE, No 1454, Paru le : 25/06/2013, Stéphanie Govillot, division Emploi, Insee.

[iii] Dominique Méda, Le monde.fr, 08/06/18, L’inégalité de salaire hommes-femmes, c’est de naissance !

#12- 2008 – Calculs ciblés

Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).

Ecouter “2008 – Calculs ciblés” en audio

Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ; est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce bureau.

Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.

En 2016, « La pension de droit direct des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i] Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment discontinues. « Quel que soit le nombre final d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].

« En 2016, la pension moyenne de droit direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à 1 322 euros par mois en 2016. »[iii]

Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).

Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à taux plein.

Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?

« La masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison, un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »

Ivan Jablonka


[1] Incluant les pensions de réversion


[i] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/document-d-etudes/article/a-quels-moments-les-inegalites-professionnelles-entre-les-femmes-et-les-hommes

[iii] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

#11- 2007 – Malvenues en consultation

Ecouter “2007 – Malvenues en consultation” en audio

Elle est visiblement contrariée. T’accueille d’un œil froid, regard noir. Tes deux enfants sont sur tes talons. Ce sont elles qu’elle toise. « Vous auriez dû venir toute seule, madame. Je n’accueille pas les enfants à mes consultations. Ce que vous allez me dire ne les regarde pas. » Tu tiens la valisette de jeux et le tapis d’éveil de ta main droite, habituée, depuis que ton ventre grossit, à occuper ta progéniture pour vaquer à tes quelques activités hors du domicile. Certaines sorties sont plus contraignantes que d’autres. Certaines plus accueillantes que d’autres. Ton congé maternité vous a fait mettre fin aux modes de garde des deux aînées… Il vous faudra tout revoir après la naissance de la troisième. Ta petite voix dans ta tête avait fait sa leçon. Sa leçon sociale. Sa leçon psychologique. Sa leçon économique aussi. Et oui, tu es à la maison maintenant, vous n’allez pas payer une garde, prendre la place que d’autres parents pourraient avoir, alors que tu es là, à pouvoir t’occuper des plus grandes… La sortie du jour est une visite à l’hôpital ; elle fait partie du pas drôle. L’anesthésiste a pour mission de te questionner pour cocher ses cases, celles qui permettront notamment de définir les responsabilités dans le cas d’une anesthésie, dont tu devrais te passer si tout va bien. Tu ne veux pas de péridurale. Tu vérifieras que ton dossier le mentionne bien. Les deux précédentes n’ont pas fonctionné. Vous êtes des rapides, toi et tes filles. Des impatientes qui préfèrent en finir le plus vite possible avec cet état-là. Tu dois pourtant répondre aux questions, pour le cas où. Où une césarienne serait nécessaire. Tu connais le protocole pour l’avoir vécu deux fois – tu dirais bien expérimenté à la place de vécu mais c’est plutôt subi, comme visite médicale. L’accueil qui t’est réservé est particulièrement protocolaire cette fois. La règle ici est que les futures mamans sont accueillies seules en consultation. Parce que les déjà-mamans, enfin, les prévoyantes, ou les organisées, les entourées, les bienveillantes avec leurs enfants, les bonnes mères quoi…, ont bien sûr confié leurs enfants. Pas toi. Tu aurais pensé que, dans une maternité, un espace pour les enfants aurait été aménagé, te donnant un signe de ta normalité de déjà-mère, mettant à l’aise et ta marmaille et toi-même. Tu ne pensais pas susciter de reproche en arrivant en nombre. Peut-être que l’expérience de cette anesthésiste avec d’autres enfants et leur mère a été douloureuse… Peut-être que certaines femmes ont des choses si atroces à dire que cela peut traumatiser de jeunes enfants de les entendre… Tu te demandes à quel point tu serais plus sereine, là, maintenant, si leur père avait pris le plus spontanément du monde un congé pour veiller sur elles le temps de ton rendez-vous, et pourquoi pas pour venir avec toi et t’attendre à côté avec elles… Tu cherches vite du regard un coin où installer tes supposées gênantes de filles. Qui en réalité vont être adorables, il le faut absolument. Tu les installes, de quelques gestes exécutés rapidement, tout en cherchant la rescousse de ton humour improvisé : « Oh je suis désolée… je n’ai pas vu la crèche à l’entrée, j’ai donc dû entrer ici avec elles. Rassurez-vous, Docteure, elles vont être sages, j’ai apporté des jouets et des images. »

#9- 2006 – Maternité, état non souhaitable

Ecouter “2006 – Maternité, état non souhaitable” en audio

Décidée, tu viens de prendre la responsabilité d’une équipe d’une dizaine de personnes. L’une d’elles part dans quelques semaines en congé maternité. L’une des plus autonomes, affirmée, reconnue, qui a une charge importante. Tu demandes son remplacement mais ne l’obtiens pas. Trop tard et pas de budget complémentaire. Dans votre régime spécial d’entreprise publique, ses indemnités ne sont pas versées par la sécurité sociale comme dans les entreprises privées, mais par l’entreprise elle-même. Donc, à l’instar de ce qui se produit souvent dans l’administration, pas de réduction de la masse salariale. Donc pas de remplacement… Logique économique. Vous devez faire face, avec un effectif identique. Il suffit de répartir la charge sur les autres. Cela est non négociable dans votre cas, « puisqu’il y a des compétences équivalentes dans l’équipe », dixit la hiérarchie.… Tu n’as encore jamais eu à gérer cette situation : tu vas être servie. Le procédé a des répercussions désastreuses à la fois dans la gestion de la charge et dans les représentations : un membre de l’équipe en conclut ouvertement qu’il ne prendra jamais sciemment de femmes si un jour il vient à prendre une responsabilité managériale. « Trop de risque qu’elles partent en congé maternité, et qu’elles ne soient pas remplacées, avec une répartition injuste du travail sur les autres qui ont assez de boulot comme ça ! » Il espère bien ne pas en avoir dans ses équipes. Tu aurais dû exiger le remplacement avant de prendre le poste… Tu discutes, tu polémiques, tu te décourages, il s’est déjà fait son idée… Et que dire du message symbolique envoyé sur l’utilité des tâches effectuées par les futures mamans, tâches qui seront tout simplement supprimées ou dégradées pendant leur absence ? Le scénario se répète et personne ne le remet en cause. Les raisons budgétaires prévalent sur un traitement égalitaire des personnes… Quel homme fait l’objet d’un tel traitement, parce qu’il s’apprête à devenir père ?

Tu prends conscience que pour tes deux premiers enfants tu as docilement facilité les choses à tes responsables : une mobilité géographique d’abord, que tu as organisée à l’issue du congé, après avoir formé ton successeur. Pour le suivant, tu as rédigé la lettre de mission de remplacement et formé une collègue au moment d’une forte baisse d’activité. Elle a pu absorber tes attributions et vous avez ensemble relancé les activités à ton retour.

Voici comment les personnes concernées participent, pour faire passer la pilule de l’absence prochaine, à faire diminuer la valeur de leur contribution au travail. Organiser le départ de son poste ou faire absorber le travail à effectif identique alors que le congé maternité est planifié plusieurs mois à l’avance. Voici où mène la culpabilité de s’absenter pour faire naître et accueillir des enfants. Où mène le conditionnement social, subi par des millions de femmes et d’hommes, qui accorde moins de valeur au soin des enfants qu’au travail rémunéré…

Des années plus tard, en 2018, tu proposeras l’analyse d’une situation significative sur ce sujet lors d’une formation pour favoriser l’égalité professionnelle dans une administration. « Une de vos collègues part dans quelques semaines en congé maternité, votre responsable réunit l’équipe et demande de répartir sa mission et sa charge sur le reste du groupe. Comment réagissez-vous ?»  Tous les scénarios imaginés tourneront autour de la répartition de la charge. Personne ne remettra en cause la décision… Intériorisée comme normale.

En février 2019, Martin Hirsch annonçait au micro et sous le regard que tu devines ébahi de Léa Salamé sur France Inter que désormais les infirmières des 39 hôpitaux de l’assistance publique seront « systématiquement remplacées» à l’occasion d’un congé maternité… Elle en est restée quasiment sans voix, Léa, interloquée qu’elle était… Elle apprenait que jusqu’à présent, la mission de ces soignantes n’était pas jugée suffisamment utile pour justifier un remplacement systématique. « Déjà que quand elles décident d’avoir un enfant, elles lâchent le travail sans demander la permission, que dans l’adversité, on ne peut vraiment pas compter sur elles… ; alors faudrait pas jouer les profiteuses en exigeant des remplacements en plus, non mais ! » : voici donc le raisonnement couramment servi. Et par conséquent, largement intériorisé par de futures mères, qui aimeraient, du coup, rester discrètes.

Là, tu pressens la réplique qui viserait à te clouer le bec : «  Les hommes peuvent subir la même chose ! Par exemple quand ils sont absents pour longue maladie, quand ils ont un accident ou prennent un congé long comme un congé parental, un congé d’adoption, ou un congé sabbatique ». Certes, dans ce cas, hommes et femmes sont peut-être à égalité dans le traitement reçu pour ce qui leur arrive (cela reste à vérifier), puisque les lois qui s’appliquent concernent toute personne. Cependant, en plus de tous ces motifs d’absences qui touchent, ou pas, la population travailleuse, il est un congé planifié long qui ne concerne… que des femmes. Et quelquefois, fait incroyable, plusieurs fois dans leur vie ! De façon massive. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel souhaite faire un enfant, il risque d’arriver des aventures professionnelles bien différentes au père et à la mère. Lui a la possibilité de rester inaperçu au travail en tant que nouveau père, s’il ne modifie rien ou presque de ses habitudes professionnelles (ce qui est attendu de certains employeurs et pratiqué par certains pères). Tandis qu’elle voit son contrat de travail obligatoirement suspendu pendant plusieurs mois, créant, par sa seule volonté conjuguée à sa naissance dans un corps de femme, un micmac… dont on se passerait bien dans son environnement professionnel. Forcément, puisqu’on peut recourir à ces personnes disponibles qui n’imposent pas à leur employeur ces longues absences obligatoires quand l’enfant paraît : les hommes. Parce qu’eux, au moins, dans l’adversité que crée dans l’entreprise la maternité d’une salariée, assurent vaillamment la continuité du service au travail.

Dans la même veine, un de tes anciens collègues père de trois enfants, dont la femme assumait seule les acrobaties domestiques et familiales du mercredi, t’a confié : « Heureusement que les hommes ne prennent pas leur mercredi dans le service, sinon, qui serait au boulot ce jour-là ? ».

Et oui : on a du courage… ou on n’en a pas.

« Si les tâches liées au care sont ainsi dévalorisées, c’est parce qu’elles nous font percevoir notre vulnérabilité et notre dépendance. Sans un certain aveuglement sur notre vulnérabilité, les sujets rationnels et auto-suffisants, les Homo œconomicus, par exemple, que nous voulons être, ne pourraient pas s’apparaître tels. Ne voulant pas voir notre fragilité et notre dépendance nous tendons donc à rendre invisibles tous les soins que nous recevons et qui nous permettent de les surmonter. A ne pas reconnaître celles ou ceux qui les dispensent. »

Alain Caillé, Extensions du domaine du don

#4- 2000 – Eviter le piège

Ecouter “2000 – Eviter le piège” en audio

Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.

Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas l’impression que c’est intéressant. »  Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton sommeil. »  Tu soupires, tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.

Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.

« 96% des gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux. Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à 92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre, nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère ? »

Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]


[i] Ipsos et Ariel dévoilent une étude sur « les Français et le partage des tâches ménagères », article du 4 mai 2018, site ipsos, source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-le-partage-des-taches-quand-la-revolution-menagere