#64- Un lien exemplaire pour l’enfant

Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, et un soutien libérateur pour la mère. Il permettrait aussi la création d’un lien affectif fort entre chaque parent et leur enfant et lui montrerait que le soin aux bébés n’a pas de sexe.


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Et l’enfant dans tout cela ? Chaque enfant se construira avec l’idée, incarnée par le modèle parental, que son sexe ne le prédestine pas à telle ou telle occupation. Que ses organes génitaux externes ne constituent pas une entrave à la liberté à laquelle toute personne peut prétendre. Que son sexe ne l’enferme pas dans des rôles prescrits. Quelle avancée ! Chaque enfant bénéficiera, dans les premiers mois suivant sa naissance, de la disponibilité, de l’attention, du soin et de l’affection de chacun de ses parents, dans des proportions proches. Si l’enfant a un seul parent, une deuxième personne choisie pourrait utilement le seconder véritablement avec cette disponibilité. Idéalement, son accueil pourrait être organisé dans un contexte d’entraide, serein et apaisé. Un contexte de construction commune et de normalité. Une aventure que les parents ouvriront et vivront ensemble, et qui inclura des moments de repos à tour de rôle. Puis des disponibilités parentales à tour de rôle, via des temps de travail réduits ou des emplois moins prenants. Deux fois plus de complicité offerte à l’enfant, ainsi que des liens renforcés par l’engagement quotidien. Une autorisation pour la mère de ne pas être spontanément dédiée à ce rôle. Une opportunité pour les deux parents de s’exercer à tenir le rôle. De trouver leur équilibre. L’arrivée d’un bébé est un bouleversement impossible à concevoir pour qui ne l’a pas vécu. L’arrivée au monde l’est sans doute autant, voire davantage. Elle marque à vie la mémoire de l’enfance et rejaillit dans la vie adulte. En grandissant, l’enfant verra ainsi ses deux parents participer à la maisonnée. Saura que la catégorie de sexe ne détermine pas les capacités d’une personne à assumer son quotidien ni celui d’une personne prise en charge. Que certaines tâches désagréables sont effectuées pour soulager l’autre et sont donc nobles plutôt que viles. Les compétences de soin, acquises pour qui en fait l’expérience, seront valorisées à ses yeux, au bénéfice de toute personne qui les exerce ou en fait sa profession. Deux parents dès le tout début, avec une attention grandie, pour comprendre les besoins de l’enfant. Enfant qui n’assistera pas à une spécialisation spontanée des rôles selon le sexe, qui au fil du temps crée dans les couples des disputes[1], des rancœurs, des sentiments sacrificiels. De la dépendance aussi, des rapports de domination, de la violence parfois. Et de nombreuses séparations, voire d’impossibles séparations à cause d’une dépendance matérielle. L’enfant apprendra que l’autonomie s’acquiert dans tous les domaines. Se projettera dans cette dimension-là, l’autonomie, cette forme de responsabilité de soi qui procure de l’estime de soi. Si la proximité avec chaque parent est forte et précoce, l’enfant pourra se confier, exprimer ses sentiments et préoccupations auprès de ces deux figures d’attachement. Si ses parents se séparent, le lien intense créé avec les deux permettra d’envisager la poursuite de relations profondes au delà de la séparation, comme le souligne Olivia Gazalé : « La meilleure garantie du maintien de bonnes relations avec les enfants après la séparation n’est-elle pas le temps parental avant la séparation ? C’est ce qu’ont compris les pères (de plus en plus nombreux dans les pays occidentaux, mais rarissimes dans beaucoup d’autres) qui s’occupent réellement de leurs enfants dès la naissance, et que l’on appelle, à tort ou à raison, les « nouveaux pères » ».

Si c’est un garçon, il enrichira sa propre personnalité, grâce au modèle paternel, d’aptitudes jusque-là plutôt associées au féminin, mais développées par son père devant et avec lui, comme l’expression de ses peurs, doutes, peines, ainsi que l’attention ou l’adaptation à l’autre. Si son père l’a fait avant lui, il partagera spontanément les tâches de la maisonnée dès l’enfance et en tirera la fierté que procurent l’autonomie et le soin de soi et de son environnement. La répartition entre frères et sœurs en sera plus équilibrée. Son attention à l’autre et sa contribution à la vie collective faciliteront sa vie amoureuse et, s’il partage un logement, sa vie avec autrui.

Pouvant se projeter dans d’autres rôles que celui de pourvoyeur de revenus, il mettra à distance ces attentes de performance qui pèsent sur les garçons et les hommes. Il aimera son père pour la grande qualité des liens particuliers qu’il aura créés dès la naissance avec lui, comme le souligne Olivia Gazalé : « Les hommes doivent donc tisser des liens profonds avec leur enfant dès la naissance (voire in utero) sans attendre, comme souvent, la marche et la sortie des couches. Les bénéfices de cette prise en charge sont immenses, en particulier pour les garçons. (…) si le fils doit s’identifier au père pour grandir, il doit l’aimer pour avoir envie de lui ressembler. Autrement dit, l’attachement préexiste à l’identification et la conditionne. »

Le destin des enfants, leur degré d’autonomie, leur estime de soi, leur rapport au travail ainsi que les relations entre les sexes peuvent être profondément influencés par les modèles reçus, comme le souligne bell hooks : « En apprenant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes acceptent la responsabilité d’ordonner leur réalité matérielle. Elles et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu’on leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à l’âge adulte, ils n’ont aucun respect pour leur environnement et ne savent souvent même pas comment prendre soin d’eux-mêmes et de leur foyer. Dans leur vie de famille, ils ont eu la possibilité de cultiver une dépendance excessive et inutile vis-à-vis des femmes et, par conséquent, sont parfois incapables de développer un sens de l’autonomie qui soit sain. D’un autre côté, si l’on oblige généralement les filles à accomplir les tâches ménagères, on leur enseigne tout de même à les voir comme des activités avilissantes et dégradantes. Cet état d’esprit leur fait détester le travail domestique et les prive de la satisfaction personnelle qu’elles pourraient éprouver dans le fait d’accomplir ces tâches nécessaires. Elles arrivent à l’âge adulte en pensant que le travail en général, pas juste le travail ménager, est une corvée, et passent leur temps à rêver d’une vie dans laquelle elles ne travailleraient pas, ou en tout cas pas dans les services ou l’entretien. »

S’il s’agit d’une fille, elle verra qu’hommes et femmes développent ces aptitudes, partagent plus spontanément les occupations domestiques et familiales ainsi que l’investissement au travail ou dans d’autres sphères. Elle développera des envies personnelles sans l’ombre d’un futur rôle domestique et maternant que nombre de femmes intériorisent encore comme un destin spécifiquement féminin. Elle attendra d’une vie à deux un partage équitable des tâches et le respect des aspirations propres de chacun·e. Elle s’autorisera à réaliser ses rêves. Envisagera une vie libre. Elle pourrait même assez tôt et davantage qu’aujourd’hui se découvrir ambitieuse dans des domaines variés et fière de l’être. Puis vivre une vie, avec ou sans enfants, avec ou sans homme, qui ne suscite le jugement de personne à propos de ses choix ou non choix de maternité. Jugement qui advient encore aujourd’hui, au motif qu’une femme ne s’accomplirait qu’en devenant mère. Jugement qui conduit certaines d’entre elles à chercher un père potentiel en guettant, sans relâche, le tic-tac obsédant de cette soi-disante horloge biologique. Au lieu de vivre, fières d’être qui elles sont.


[1] L’étude IFOP déjà évoquée révèle que « Près d’une Française sur deux admet qu’il lui arrive de se disputer avec son conjoint au sujet des tâches ménagères, soit une proportion en hausse continue depuis une quinzaine d’années : 48% rapportent des disputes à ce sujet en 2019, contre 46% en 2009 et 42% en 2005 ».

#42- Créer une mesure à large portée

Pressentir les bienfaits d’une réforme du congé paternité. Saisir progressivement la portée d’une mesure ambitieuse. Ratisser large quant aux domaines touchés. En espérer l’impulsion d’un salutaire bouleversement.


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Réfléchir pour commencer à l’accueil des enfants et aux modèles proposés à la jeunesse. Que penser d’une société où, au travail, les naissances sont vues comme générant des coûts (privés et publics) ou des contrariétés (« Oh ! J’avais pensé à vous pour une promotion… », « Encore un congé mat. dans le service ! ») ? Une société où l’on affirme aux enfants à l’école que tout leur est ouvert, alors que les faits témoignent du contraire ? Regarder les orientations scolaires à la sortie du collège. Constater qu’elles sont divisées selon le sexe. Françoise Vouillot, enseignante-chercheuse psychologue de l’orientation scolaire et professionnelle, précise dans Les métiers ont-ils un sexe ? (Belin, 2014) que « seulement 12% des métiers et seulement trois familles professionnelles (qui ne regroupent que 4% des emplois) présentent une mixité équilibrée entre les femmes et les hommes : les professionnels du droit, les cadres des services administratifs, comptables et financiers, les médecins et assimilés. » Quels modèles d’identification sont présentés aux enfants, dans leurs manuels ou lectures, ainsi que dans le monde professionnel qui les entoure ? Tous les métiers peuvent-ils leur paraître envisageables dès le plus jeune âge ? Non : quasiment aucun homme n’est employé à la crèche, aucune femme dans le chantier d’à côté ou au garage automobile. Un rapport de 2014 du Commissariat général à la stratégie et à la prospective estime que toutes professions confondues, le taux moyen de masculinisation de la prise en charge des enfants de 0 à 6 ans « se situerait entre 1,3 % et 1,5 % dans le secteur de l’accueil et de l’éducation des jeunes enfants ». « Il atteint 3 % dans le périmètre plus restreint des structures collectives (dont 3 % d’hommes chez les éducateurs de jeunes enfants et 7 % d’hommes parmi les professeurs des écoles dans le pré-élémentaire). »[i] Quel message une société envoie-t-elle à la jeunesse avec une si faible présence d’hommes dans ces métiers ? Et donc une telle concentration de femmes ? Oui, nous en sommes là, au chaud dans nos charentaises, baignant dans l’illusion de l’égalité.

Chemin faisant, questionner l’effectivité de la responsabilité parentale conjointe. Dans les faits, les parents des deux sexes participent-ils autant aux conseils d’école ou réunions de parents d’élèves ? Qui prend un congé parental ? L’indépendance économique du parent est-elle assurée à cette occasion ? Observons la situation dans notre entourage et regardons la réalité en face. Nous vivons, voyons, savons et reproduisons. Parfois, nous transgressons, à nos risques et périls. Question de courage et d’estime de soi. De valeurs. De privilèges, parfois.

Interroger également les origines du congé maternité, accordé à des femmes en emploi, salariées ou non. Congé à questionner dans son évolution historique pour ce qu’il visait au départ et ce qu’il protège aujourd’hui. La mise en œuvre d’une politique nataliste. La santé des femmes. Leur place au travail. Le premier lien construit avec l’enfant.

En venir aux pères, envisagés d’abord comme travailleurs et encore peu encouragés à apporter des soins dans une parentalité élargie. Observons la place qui leur est accordée par leur entourage proche ou par la société. Observons aussi celle qu’ils tiennent, non seulement dans les maisons, crèches, écoles, filières de soin mais aussi dans le regard des employeurs, lorsqu’ils osent s’affirmer comme pères disponibles pour leurs enfants. Comme pour les mères, ce rôle une fois investi peut fortement concurrencer leur travail. Le hic supplémentaire, pour nombre d’entre eux, c’est que ce dernier reste central dans leur construction identitaire.

Donc réfléchir au travail et mettre en lumière ses paradoxes. Notre société organise la création, par un travail rémunéré, de services et de biens[1], le plus souvent hors du domicile (même si le travail chez soi est à nouveau encouragé en indépendance ou dans le salariat). Cette activité permet d’acquérir une reconnaissance sociale, de subvenir à ses besoins (réels ou artificiels) et d’assouvir des désirs en partie nés de son époque. En parallèle, est organisée cahin-caha la perpétuation de cette société, par ces mêmes personnes employées et consommatrices des biens et services produits. En général, sauf période de grande immigration, ceci se concrétise par les naissances, l’éducation puis l’intégration des plus jeunes dans ce modèle. La société permet aussi, parfois, d’exercer d’autres activités, citoyennes ou associatives, culturelles, physiques, créatives ou spirituelles. Ces jeunes s’engageront ensuite dans le travail rémunéré (qui prendra éventuellement place dans l’accueil et le soin des plus jeunes) parce qu’il est aujourd’hui le pourvoyeur du statut social et des principaux droits sociaux, et ainsi de suite. Pourtant, les deux mondes du travail et de la parentalité, qui devraient s’articuler, se compléter, sont concurrents dans bien des vécus.

Envisager un équilibre juste entre les situations des femmes et celles des hommes. Entre mères et pères. Entre les projections et les destinées des filles et celles des garçons. Par exemple faciliter la prise des congés scolaires des pères comme des mères, ces dernières les prenant davantage[ii]. Rendre visible l’invisible actuel.

Réfléchir par extension aux situations vécues par des parents et à celles vécues par des non parents. Une de mes collègues sans enfants m’a confié sa contrariété d’être toujours non prioritaire dans le choix des congés. Elle en ressentait un profond sentiment d’injustice, concluant à la survalorisation du statut de parent. Et puis aux situations des personnes, selon qu’elles sont bien-portantes autonomes ou vulnérables, enfants, personnes âgées ou porteuses d’un handicap. Rêver de mesures bénéficiant au plus grand nombre.

Questionner le déséquilibre de reconnaissance entre tâches de soin et de production. Evoquer la valeur accordée à l’attention, à l’empathie, à l’appréhension des vulnérabilités (et la place qu’y occupent les hommes). Au care, exprimé par la pensée anglo-saxonne. Suggérer l’importance des émotions, les nôtres et celles d’autrui, notre part sensible, notre connexion au vivant. Se tenir près de la vie, défendre sa micro-diffusion continue dans les veines de toute personne quel que soit son sexe. Tout en respectant les choix individuels de ne pas se reproduire et les vécus multiples de l’expérience de la mise au monde.

Observer et interroger les effets des congés pour les personnes : l’issue de ces semaines de tête-à-tête avec son bébé. Ce qui s’organise, se construit à ce moment intime pour soi, pour le bébé et dans sa relation avec l’autre parent.

Réfléchir par ailleurs au vocabulaire décrivant ces temps-là, gagnés, octroyés, donnés, pris, payés, indemnisés, accordés, imposés, vécus… et à ce que les mots signifient pour choisir la formulation adaptée au projet social visé. Sur ce sujet tout particulier, rédiger et ajouter à ce propos un post-scriptum, intitulé « Les mots pour le dire, début de réflexion ».

Enfin, avant de défendre une réforme concrète du congé paternité, passer par le partage de quelques faits.


[1] Eventuellement appelés « richesses », terme discutable puisque niant leurs coûts cachés et autres externalités négatives.


[i] Lutter contre les stéréotypes filles-garçons Un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance, Rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, janvier 2014, coordonné par Marie-Cécile Naves et Vanessa Wisnia-Weill, accessible en ligne :  https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/cgsp_stereotypes_filles_garcons_web.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2017-054.pdf

#37- Présumé·e·s semblables, capables, responsables

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Dans mon rêve, l’expérience du face-à-face avec la vulnérabilité humaine est partagée, universellement quel que soit son sexe. Elle consiste dans la prise en charge apprenante d’un bébé qui vient de naître.


Imaginons que les jeunes pères soient tous prévenus qu’ils vont vivre, comme l’immense majorité des mères le sont (prévenues), l’expérience inoubliable, parfois éprouvante, souvent extraordinairement enrichissante, d’un long seul à seul avec leur bébé. Responsables pendant des heures de ce petit être vivant, de la détection et de la satisfaction de tous ses besoins… Imaginons qu’ils la vivent peu après la naissance. Tous. Parce que la société le prévoit. La même chose que pour les mères.

Toutes les femmes ne sont pas prévenues de tout cela aujourd’hui. Ni ne qualifieraient cette expérience ainsi. Cela dépend des personnes. Certaines tombent de haut et peuvent rester en bas un moment. Anéanties.

Mon amie Florence, qui voit grand et par delà nos frontières, est convaincue qu’alors, ils rechigneraient presque tous à envoyer leurs enfants à la guerre… L’Histoire a de fait montré un engouement des hommes bien supérieur à celui des femmes dans les initiatives et entreprises guerrières. John Stoltenberg, dans son essai Refuser d’être un homme – Pour en finir avec la virilité, décrit dans le chapitre « Erotisme et violence dans la relation père-fils » comment l’ordre patriarcal conduit les pères, par des procédés violents et des institutions qui les guident dans leur quête de distinction virile, à « répudier la mère ». Il observe notamment que « Les pères et non les mères ont inventé et contrôlent l’Etat. Les pères et non les mères ont inventé et contrôlent l’armée. Les pères et non les mères mènent la guerre contre d’autres peuples. Et ce sont les pères et non les mères qui envoient les fils à la guerre. » L’imputation de la violence guerrière au patriarcat est mise en cause par bell hooks. Selon elle, « c’est l’impérialisme, et non le patriarcat, qui est le fondement de base du militarisme moderne (…). Dans le monde, de nombreuses sociétés qui sont dirigées par des hommes ne sont pas impérialistes et de nombreuses femmes aux Etats-Unis ont pris la décision politique de soutenir l’impérialisme et le militarisme. » Qui sait ce qui se passerait si ces femmes-là arrivaient en masse au pouvoir ?

Reprenons. Imaginons que soit généralisé un accueil entièrement partagé par les deux parents à chaque naissance. Une parenthèse transformatrice. Une révolution des usages et des mentalités, des perceptions et des expériences. Qui développe un soin partagé des êtres vivants. Qui universalise cette capacité. Acquise dans le face-à-face avec la vulnérabilité de chaque jeune enfant à accueillir. Voici le deuxième mouvement auquel j’aspire. Celui qui engagerait enfin le pas de côté nécessaire : un croche-pied à cette police du genre qui nous prescrit les mises au pas des personnes sexuées que nous sommes. Au lieu de nous considérer comme semblables, c’est-à-dire capables, a priori, de développer des compétences en tout domaine, la première à généraliser étant le soin d’un bébé.

Cette perspective ne constitue pas une mince affaire. Elle est vertigineuse en réalité. Et elle suppose, dans ce domaine encore très réservé au sexe féminin, de favoriser la mixité.


#23- 2015 – Ralentissement créateur

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“J’aimerais qu’on parle de la structure narrative de ce roman qui est exceptionnelle (…) Ce sont des chapitres courts alternés. Vous prenez Marie-Laure et Verneer, 16 ans et 18 ans en 1944, et vous procédez par flashbacks, chapitres très très courts, comme des petites nouvelles (…) Comment avez-vous construit, écrit ce livre extraordinairement complexe et en même temps si simple à lire ?”  Tu viens de remporter le prix Pulitzer avec ton dernier roman[1] après un recueil de nouvelles. Un autre écrivain présent sur le plateau de La grande librairie vient de s’étonner du fait que tu te donnes autant de contraintes dans ton processus créatif. Oui, en effet, tu as constaté que la contrainte favorisait l’inventivité, dans ton cas comme dans celui des autres. L’écriture de ce livre t’a donné du fil à retordre ; tu as mis très longtemps à l’écrire. Cependant tu t’es amusé, certain que personne ne le lirait puisque les personnages ne se rencontrent pas dans 90% du livre. La réponse que tu t’apprêtes à livrer va faire son effet et tu ne laisses rien paraître de ton éventuel petit plaisir. « J’écrivais des chapitres courts parce que j’avais des enfants très jeunes. J’ai des jumeaux… ça m’a pris dix ans à écrire et mes enfants ont dix ans. C’était encore une contrainte supplémentaire. Je ne pouvais travailler que deux à trois heures d’affilée, donc je pouvais simplement écrire un petit chapitre ou enlever quelques mots de trop, ou encore affiner une image avant de faire quelque chose avec les enfants. Et d’une certaine façon ces chapitres courts rencontrent mon style d’écriture… Si j’alternais comme un match de tennis chaque personnage, je pouvais conserver chaque personnage tourné dans l’esprit des lecteurs. » Tu assumes tes raisons et tu les partages avec un sourire (moqueur ?), dans ta position d’écrivain, d’artiste pas tout à fait enfermé dans les représentations traditionnelles qui pourraient encore sévir ici ou là. Peut-être seras-tu incompris… Ou peut-être seras-tu admiré pour ta posture d’écrivain-père investi. Un exemple à suivre par tout type de parents ? Tu as su transformer la responsabilité parentale en atout. Alors qu’elle est habituellement dénommée contrainte, quand il s’agit de l’inscrire dans le rythme effréné d’une vie professionnelle commune.

« Le développement d’un enfant demandera toujours de la présence, du temps, le développement d’une succession d’étapes incompressibles. Les enfants sont des ralentisseurs. En cela aussi ils sont utiles : ils contiennent les femmes et les hommes qui leur sont proches dans une humanité de pensée et de sentiments. Si les femmes sont particulièrement sensibles aux questions de temps, c’est aussi grâce à eux. Grâce à eux, et non pas à cause d’eux. »

Sylviane Giampino


[1] Toute la lumière que nous ne pouvons voir, d’Anthony Doerr, Albin Michel, 2015. Œuvre effectivement formidable que je me suis empressée de dévorer après l’émission puis de promouvoir et prêter autour de moi.

#22- 2015 – Saisir sa chance

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Vous rentrez du Burkina Faso, sans travail, toi bien enceinte. Bon, ton accouchement a lieu, bien ‘pourri’. Tu confies ton corps à l’équipe médicale. Péridurale. Tout est très technique. Hypermédicalisé. Et après… le rêêêve ! Tes parents vous ouvrent leurs portes cinq semaines au début donc l’accueil du bébé est hyper enveloppant, comme le vôtre d’ailleurs… Ensuite vous êtes disponibles quasiment à temps plein pour le bébé dans votre nouvel appart, jusqu’à ses cinq mois. Toi tu cherches un emploi, lui se met à son compte et commence à travailler depuis la maison. Dès la naissance, à lui le change, à toi le nourrissage. Il sait que tu n’aurais pas été partante pour un enfant sans un très grand engagement de sa part. Il t’écoute, tu peux lui confier tes humeurs, tes doutes, tes besoins, tes demandes. C’est tellement bouleversant de mettre au monde un enfant, surtout si l’accouchement est difficile. Tu es extrêmement fatiguée. Lui est hyper investi, comme prévu. Très sensible aussi. Tes perspectives professionnelles se rapprochent. Il faut organiser la garde. Avant que vous cherchiez et trouviez, assez rapidement, une place en crèche, vous le confiez d’abord à une nounou avec laquelle ça ne colle pas… En toute logique et engagé jusque dans la séparation, il prend en main l’adaptation du bébé là-bas. Cependant, la démarche venant d’un père ne manque pas de la rendre perplexe. Tu es alors la cible d’une réflexion de sa part : « Pourquoi ce n’est pas vous ? C’est… ça me questionne, une maman qui n’est pas présente pour l’adaptation… ». Petite pique en plein cœur, suggérant une défaillance de la mère qui se trouve être toi… Et oui, parce que si c’est le père qui prend en charge une tâche habituellement réalisée par la mère, qui plus est le moment crucial de la séparation, c’est sans doute que celle-ci est défaillante, n’est-ce pas ? Eh bien non, peut-être qu’il est exercé, au point et concerné, consentant, voire motivé tout simplement, et qu’il a dans son projet de vie de partager les tâches, autant que les câlins, les jeux et les soucis. Comment s’affranchir des rôles traditionnels, partager les responsabilités, rebattre les cartes du couple parent à votre façon tout en donnant confiance et en restant une mère respectable aux yeux d’autrui ? Equation difficile à résoudre il semble… Tu lui lances, mi-amusée mi-agacée « Est-ce que cela vous aurait interrogée aussi, mais sur son père, si moi je m’étais seule rendue disponible pour l’adaptation ? » Là, l’assistante maternelle te regarde, éberluée, apparemment dans l’incompréhension totale de ta réaction. Il paraît encore loin, ce jour où l’on regardera les mères et les pères de la même façon ! Bref. En tout cas, il adore, ton homme, il dit que c’est génial de pouvoir disposer de ce temps-là et de l’utiliser comme ça. Un cadeau. N. bénéficie d’un accueil extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Une disponibilité dont vous ne disposerez pas pour vos autres enfants, vous en avez bien conscience… Jusqu’aux trois ans de N. et donc son entrée en maternelle, son père travaillera de la maison. Cette organisation lui permettra de s’occuper de son fils tous les mercredis, et aussi de l’emmener tous les matins. Et toi tu le prendras le soir quand tu bosseras, c’est-à-dire chaque fois que tu signeras pour un contrat de quelques mois, en bonne représentante de la génération précarité… Il gère aussi tous les rendez-vous médicaux, et les kiné-respi. Il n’en rate pas un seul. N. sent très bien ce que vous pouvez encaisser et agit en fonction. Son père, lui, a besoin d’être rassuré, il est très sensible. Toi, clairement moins… Par exemple, les soins de nez sont très difficiles pour lui, qui a l’impression de devenir un bourreau à chaque soin, alors que pour toi c’est un geste nécessaire, technique, qui va le soulager ; rien de plus. Tu vois bien qu’il développe un lien exceptionnel avec son fils. D’ailleurs, il l’appelle « papa » depuis un moment alors qu’il ne parvient toujours pas à t’appeler « maman »… Toi tu es « Maï » et tu dois admettre que ça te fait mal. C’est assez douloureux de se sentir le deuxième parent pour l’enfant. Tu te mets à la place des pères qui vivent ça dans des configurations plus traditionnelles… Certains doivent se sentir blessés. Peut-être résignés après un moment. Impuissants souvent. Jaloux parfois. Ou soulagés peut-être, face à une telle responsabilité ? D’un côté, ça te fait plaisir de constater que toutes ces théories, ou plutôt ces croyances, sur l’attachement naturel à la mère sont fausses, puisque le contexte change visiblement les choses. D’un autre côté, pour ton cœur de maman, c’est horrible. Dès qu’il a besoin de réconfort, il va voir son père… Toi tu as un rôle de tiers et faut le dire, c’est plutôt ingrat… ; ça vous a d’ailleurs un peu clivé·e·s. Alors, tu changes d’état d’esprit depuis quelques jours. Il faut faire équipe à deux, vous en avez parlé longuement. Tu décides de mettre à distance cet affect douloureux, de prendre tout cela comme un état passager, d’accueillir positivement ce qui est offert. Et comme pour entrer dans le nouveau dialogue que tu viens soudain d’ouvrir, du jour au lendemain, il t’appelle enfin « maman » !

« Ces chercheurs américains montrent en effet que « c’est le parent qui investit le plus son bébé qui devient le principal attachement, sans distinction de sexe ». Le père serait donc apte à développer une relation symbiotique avec l’enfant, à condition de « mettre en sommeil sa masculinité traditionnelle » et de « mobiliser toute sa féminité première ». » (A propos du pédiatre Michael Yogman et du professeur de psychologie Michael Lamb)

Olivia Gazalé

#4- 2000 – Eviter le piège

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Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.

Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas l’impression que c’est intéressant. »  Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton sommeil. »  Tu soupires, tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.

Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.

« 96% des gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux. Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à 92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre, nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère ? »

Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]


[i] Ipsos et Ariel dévoilent une étude sur « les Français et le partage des tâches ménagères », article du 4 mai 2018, site ipsos, source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-le-partage-des-taches-quand-la-revolution-menagere

#3- 2000 – Être à la hauteur

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Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications. Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet. Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s. Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?

Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail, appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite. Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste. Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.

Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise, participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère, ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu poses cette question. « Je ne sais pas, répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée, de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option – merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est extraordinaire.

Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque), parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert). Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise d’endosser LA responsabilité maternante (toute entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés), d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1]. Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.

« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des hommes. »

bell hooks, De la marge au centre


[1] Pour plus d’informations sur les figures d’attachement, visionner la conférence de la pédopsychiatre Nicole Guédeney disponible en ligne : https://apprendreaeduquer.fr/theorie-de-lattachement/