#63- Intermède 2020 – Humanité, vulnérabilité, fiscalité

En avril 2020, j’avais ébauché ce texte. Il y a quelques semaines, la radio annonçait que la réduction de l’activité économique sur Terre depuis le Coronavirus (et des confinements partout décidés) avait reculé de trois semaines seulement la date de l’épuisement des ressources annuelles de la Terre, la portant au 22 août 2020. Pour la France, le jour du dépassement était le 14 mai. Quand j’ai entendu la nouvelle, j’ai repris mon texte.


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10 avril 2020 – Fin de la quatrième semaine de confinement. Tout semble bloqué, sauf le temps qui s’écoule. Lentement, pour une fois. Lui ouvre des fenêtres, les unes après les autres. Celles qui offrent de nouvelles perspectives. Un nouveau regard. D’autres perceptions. A moins qu’il ne s’agisse d’anciennes sensations retrouvées. Celles d’une autre époque. De mon enfance. Celles d’une vie plus lente, qui envisage la confection de bracelets de pâquerettes comme une douce activité, à l’écoute des légers bruits, des odeurs et des couleurs de la vie, en lien avec la cétoine dorée qui se pose là tout près et dont je viens d’apprendre qu’elle est une espèce protégée. Ces sensations que les peintres s’efforcent de saisir, celles de la vie silencieuse.


Une partie de notre monde est devenue en quelques jours non essentielle.


Des pans entiers de notre organisation sociale, qui nous étaient présentés comme essentiels dans le monde d’avant, semblent s’être carapatés dans l’arrière cour. Une partie de notre monde est devenue en quelques jours non essentielle. Peut-être artificielle. Par des décisions politiques. Bonne (ou mauvaise ?) nouvelle, si l’on avait perdu la foi : le politique semble finalement avoir le pouvoir de décider de la suite (la suppression immédiate de libertés fondamentales ne peut qu’en faire la cynique démonstration). Mises de côté (mais pour combien de temps ?) la croissance et la mondialisation à tout va, la production de produits non alimentaires et de services autres que numériques, postaux ou bancaires. Arrêt des discours sur la confiance des ménages (comprendre les achats de tous ordres pourvu que toutes sortes de produits soient achetés, quels qu’en soient les visées et la toxicité). Stop par conséquent à l’accumulation d’objets et à la pollution qui en résultent (la voiture, les cosmétiques et les vêtements, secteurs jusque-là hautement valorisés rien que par les investissements publicitaires conséquents dans ces domaines), stop à la prise de risque économique et financière (et stop aux risques plus silencieusement pris par les personnes qui travaillent ou celles qui consomment). Mise en sourdine aussi des discours sur la nécessaire mise à distance de l’Etat et des services publics, ou de ceux sur la réduction indispensable de la dette publique (tandis que celle des ménages se devait de grossir en signe de confiance). Exit le sport télévisé hautement sponsorisé. Point mort pour la circulation aérienne massive à l’essence non taxée, réduction de l’extraction des sols de toutes les matières premières possibles qui alimentaient la machine à croissance et l’énergie qui la fait fonctionner. Mais… fermeture aussi de tous les lieux physiques de convivialité ou de culture, marchands ou non. Stop aussi aux formes de rassemblement et aux rituels relatifs à la vie ou à la mort, pourtant essentiels à notre humanité.

Je n’ai aucun doute sur la capacité des organisations qui avaient déjà du pouvoir à le garder. Ni à utiliser ce moment charnière pour définir des stratégies de relève. Le plastique, pourtant destructeur du vivant, est en passe de redevenir un matériau formidable dans les discours marketing. La pioche opportune (mais sans nationalisation, il ne faudrait pas pousser) dans l’argent de la sphère publique tant décriée en est un autre. Et pourtant, quelques signes sont annonciateurs d’un possible non retour en arrière.

Jusque là, dans nos sociétés marchandes, était considéré comme risqué l’investissement personnel ou entrepreneurial. Miser de l’argent dans le capital d’une affaire, dans un titre, une action. La prise de risque était financière et concernait notamment celles et ceux qui détenaient des deniers (ou ceux des autres, pour les banques) et risquaient… de les perdre (donc de devenir une personne subordonnée, comme tout ce bas peuple, oh malheur). Bien sûr, il existait une multitude d’entre-deux : les indépendant·e·s ou commerçant·e·s qui investissaient en empruntant, sans grand nom, sans héritage, sans réseau, sans beaucoup de deniers au départ. Toutes ces situations intermédiaires servaient d’alibi. Elles empêchaient de demander des comptes aux plus gros des détenteurs de capitaux. Car en ce temps-là, prenaient surtout des risques des personnes qui avaient la capacité financière de cette prise-là. Parmi les stratégies de réduction de ce dit risque, la lutte contre l’impôt progressif, l’impôt sur le revenu, sur le patrimoine ou sur les capitaux figurait en première ligne, puisqu’elle augmentait la capacité financière, donc la prise de risque (le courage en somme) des personnes détenant ces capitaux-là. Il suffisait de légitimer une culture de la moindre contribution fiscale en la diffusant largement dans toutes les strates de la société contributrices au-delà de la TVA. Comment ? Facile. Des Unes de journaux (éventuellement possédés par des milliardaires) déclinées à volo sur le thème « Comment payer moins d’impôts ? » (sinon t’es un peu maso), des services privés d’optimisation fiscale qui démarchaient les particuliers à longueur de journée pour vendre les clés d’une déclaration optimale, des écoles de commerce qui fabriquaient des fiscalistes et enseignaient, c’était leur créneau, l’art de contourner les règles de l’impôt. Car cet instrument, l’impôt, pourtant consubstantiel à toute démocratie quand son enveloppe, sa collecte et sa distribution sont vécues comme justes, c’est-à-dire collectivement réfléchies et décidées, était présenté depuis des décennies comme une barrière à l’initiative entrepreneuriale, à la liberté individuelle (comprenez celle des milieux les plus aisés). Voire le signe, quand on en payait un peu (je parle ici des impôts sur le revenu), d’un zèle absurde ou bien… d’un crétinisme avancé. Choisissez votre camp. Ce qui se comprenait quand on avait peu (limiter ses dépenses, mêmes fiscales, puisqu’on en a le droit, puisque tout le monde le fait) – bien que Kant ou Sartre nous renverraient à une utile réflexion sur ce qui se passerait si tout le monde faisait ça justement -, se défendait-il toujours quand on possédait beaucoup ? A quel moment situer la limite de la décence ? Puisqu’on avait, à son petit niveau, un pied peut-être pris au piège, puisqu’on bénéficiait soi-même de telle ou telle niche fiscale, comment pouvait-on en vouloir à plus riche que soi, à plus bénéficiaire que soi de la pratique la plus « smart » qui soit (Donald Trump s’était déclaré fièrement « smart » d’échapper le plus possible à l’impôt) ? Et comment dénoncer, dans le continuum des pratiques d’échappatoire parmi les contribuables, l’indifférence citoyenne ? Pouvait-on faire autrement que de louer la grande audace, l’art de constituer un butin, quand on en avait soi-même ramassé de plus ou moins grosses miettes ?


Toute personne peut se voir soudain projetée du côté de la maladie et de la mort.


Avec le Coronavirus, soudainement, le risque consiste en tout autre chose. Il est pris à présent par celles et ceux qui se rapprochent de la maladie, voire de la mort, sans retrait possible. Sans protection complète. Parce que c’est leur métier d’être au contact ou de prendre soin. Parce qu’il faut aller travailler. Payer le loyer. Parce qu’une vie est en jeu. Parce que c’est une mission publique. Mais aussi parce que toute personne peut se voir soudain projetée du côté de la maladie et de la mort, qui qu’elle soit. La vulnérabilité humaine, à laquelle une partie de la société pensait pouvoir échapper, à force de technologies et de concentration de moyens financiers, redevient universelle. Le risque change donc de camp. Ou plutôt il gagne tous les camps. Il avait perdu de sa réalité. Il redevient réel.


Jusque là, tout acteur économique un peu puissant pouvait soit la nier, cette vulnérabilité humaine, soit la cacher, soit la mépriser. Soit cyniquement, la créer.


Jusque-là, dans nos sociétés marchandes, si l’on en croit les revenus perçus par les personnes, on accordait plus de valeur à des métiers qui créaient des profits qu’à ceux rémunérés par la collectivité… Ces derniers étaient jugés « coûteux », puisque financés par l’argent public, grevant le budget et alourdissant la dette, « gaspillant » nos impôts. Ils étaient exercés par des gens qui ne méritaient pas leurs « avantages », faisaient grève et parfois même bloquaient le pays… les rats ! Alors qu’il aurait suffi de supprimer la fonction publique pour inviter leurs agent·e·s à devenir des salarié·e·s comme les autres, c’est-à-dire à développer la qualité première des carpes : le mutisme.

Parmi ces métiers, il y avait ceux qui consistaient à prendre en charge la vulnérabilité humaine. C’était devenu granuleux, la vulnérabilité humaine, dans un pays démocrate qui pourtant se prévalait d’une histoire collective sur les droits humains. Bien des discours en révélaient le grain gênant, dans un vocabulaire particulièrement choisi. Ça « agrandissait le trou » de la sécurité sociale (le trou de la défense, ou de la justice, en parlait-on autant ?). Ça créait de « l’absentéisme » à cause des arrêts de travail (Ces gens qui souffraient, franchement ! Des fainéants oui !), des « dépenses » de santé et des « frais de garde », des « congés » maternité ou parentaux trop coûteux pour des vacances, des droits sociaux et des « charges sociales », etc. Autant de services (de santé, d’éducation…) dont bénéficiaient pourtant de nombreux acteurs économiques qui préféraient les présenter comme des obstacles à la bonne marche du système marchand concurrentiel.

Jusque là, tout acteur économique un peu puissant pouvait soit la nier, cette vulnérabilité humaine, soit la cacher, soit la mépriser. Soit cyniquement, la créer. Ou tout cela à la fois. Ceci pouvait perdurer tant que restaient des personnes rêvant d’un être humain invulnérable, c’est-à-dire d’un monde partagé entre les personnes puissantes (qui envisageaient d’augmenter l’être humain grâce à des puces dans son cerveau, des loisirs sur Mars et des vies dans des bunkers) et les corvéables (qu’on rêvait de remplacer par des machines, c’était plus rentable ; cela s’appelait la productivité et la France était bien placée sur ce créneau de destruction massive des emplois par des machines au service des profits pour les preneurs de risques, c’est-à-dire les actionnaires et autres propriétaires des outils de travail). L’impunité contre le sans droits.

A présent, la valeur de ces activités (auxquelles seraient à ajouter les services d’exécution ou de livraison qui remplacent ici la production ouvrière transférée à l’autre bout de la Terre) est propulsée sur le devant de la scène. Parce que toute personne, même la plus puissante d’hier, prend conscience aujourd’hui de sa vulnérabilité. Parce que chacune est en mesure d’apprécier que les besoins de la collectivité doivent être définis et financés. Parce que la sécurité sanitaire, comme l’éducation, relèvent de la solidarité nationale. La valeur change de camp.


Comme nos entreprises n’ont sûrement rien à se reprocher, nous pourrions exiger que chacune déclare publiquement son niveau de contribution à la solidarité nationale.


Reste à savoir si nous serons capables d’exiger une juste contribution de chacun et chacune, en fonction de ses moyens, à la solidarité nationale. Vous savez, ce sentiment d’appartenance à un groupe humain teinté d’intérêt général, d’empathie et de générosité – d’humanité finalement – qui accepte et prend en charge la vulnérabilité humaine. Reste à savoir si nous serons capables de nous mêler vraiment, massivement, de son financement. Ce qui inclut la mise à plat du système fiscal. Ce qui inclut de demander des comptes. Et de retourner les données. Telle entreprise fait des profits ? Fort bien, j’en suis fort aise. Elle rend compte à ses actionnaires ? Tant mieux. N’oublions pas que son astuce pour obtenir l’assentiment généralisé, c’est qu’elle en a des tout petits, des minus, des qui placent trois francs six sous sans même savoir à quelle entreprise de destruction massive du monde vivant ils ou elles contribuent, tout ça pour assurer leur retraite parce que leur garde a dû baisser dans l’accélération générale et la consommation aveugle, et que dans leur élan de prévoyance, à présent leur confiance s’en est allée au marché plutôt qu’à la défense des solidarités collectives mises en place après la deuxième guerre. « Aie confiance, crois en moi… » disait Kaa dans le Livre de la Jungle.

Le temps est venu de rendre compte du revers de la médaille. Ce revers se nomme contribution nationale. Toute entreprise installée sur le territoire le fait pour des raisons certaines. Ses décisions sont rationnelles, et même raisonnables : elle bénéficie de nos routes et de nos voies ferroviaires, de notre système éducatif, de nos crèches, de notre système de santé, du traitement de l’eau et des déchets, de notre offre culturelle et de nos magnifiques paysages encore un peu préservés, de tout ce qui reste encore de collectivement assumé, protégé. Une entreprise qui, en contrepartie de tout ce commun qu’elle reçoit (mais que certaines entreprises ont tout de même envie de détruire, ou dont certaines anticipent la destruction), n’assumerait pas sa part de contribution à la collectivité, voilà qui devrait nous hérisser ! Alors, comme nos entreprises n’ont sûrement rien à se reprocher, nous pourrions exiger que chacune déclare publiquement son niveau de contribution à la solidarité nationale, en regard de son chiffre d’affaires et de ses bénéfices sur notre territoire. Cette contribution se mesurerait en impôts. Pas en placements dans sa fondation-type, dont l’un des buts est de diminuer sa note fiscale et dont l’autre est de choisir les dépenses sur lesquelles elle se forge une image héroïque, verte, ou solidaire (en plus du fait qu’elle oriente la marche du monde en choisissant à la place des peuples les projets d’avenir sur lesquels miser, quelquefois pour nourrir ses comptes en banques, d’autres fois pour nourrir ses fantasmes d’humanité « augmentée »).

Comme elles adorent les classements, les entreprises, nous citoyens et citoyennes de France, pourrions les positionner ainsi dans le hit-parade des entreprises citoyennes, celles qui contribuent à la solidarité nationale à la hauteur des recettes annuelles perçues sur notre territoire, c’est-à-dire à la hauteur de leurs facultés. Et ça tombe bien, c’est un principe qui figure, pour les citoyens, dans la DDHC de 1789 :

« Article 13 : Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

Article 14 : Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

Allons-y. Exigeons cela. Pour aller progressivement vers une contribution nationale à la hauteur des moyens de chacun et chacune. Pour le maintien et la juste contrepartie des bienfaits de notre système public. Et pour reconnaître enfin la commune vulnérabilité qui fait de nous des êtres humains.

#61- Un droit responsabilisant pour le père

Et si, en une seule mesure, nous favorisions à la fois les droits du père, ceux de la mère et ceux de l’enfant ? Trois bénéficiaires… Et si, grâce à elle, le changement de mentalités nécessaire arrivait enfin ? Commençons par le père.


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« Plus de 90% des pères suédois prennent un congé parental d’au moins trois mois. Selon eux, être père à la maison leur a permis d’établir une relation intime avec leurs enfants et de construire un couple plus solidaire. Ils disent être devenus plus responsables, plus empathiques et plus expressifs. »[1]

« Suède : le royaume des papas poules », Kaisen, hors-série n°11.

Imaginons que les pères se préparent, comme chaque mère aujourd’hui, à se retirer du travail pour accueillir et prendre en charge leur bébé dès sa naissance. Et ce, sans résistance de la part de la société ou de leurs proches. Combien de jeunes pères français vivent aujourd’hui des mois sans sommeil, journées hagardes au travail et soirées culpabilisantes de pseudo-rattrapage, passées à soulager, un peu, la mère de l’enfant ? Combien d’entre eux se sentent frustrés de ne pas apporter davantage dans cette période difficile ? Avec un congé paternité digne de ce nom, ils auront du temps accordé, comme chaque mère, pour créer un lien fort avec leur enfant. Pour se familiariser avec l’étendue des émotions, tâches et responsabilités nouvelles dues à l’arrivée d’un bébé. Pour envisager la réalité quotidienne dans toutes ses dimensions. Celles qui sont souvent invisibles pour qui ne les vit pas ou n’y prête pas attention. Et ce, afin de contribuer activement aux transformations des places et des liens dans la famille, notamment si ce bébé a déjà des frères et sœurs. Ils bénéficieront aussi de l’opportunité plus grande et plus admise de rester en lien avec leur compagne, de soutenir et d’accompagner à plein temps cette nouvelle mère, qui peut en avoir grandement besoin, physiquement et psychologiquement. Question de santé et de bien-être. Les conditions dans lesquelles un homme devient père l’aident ou pas à préserver sa relation intime avec Elle. Avec celle qui a partagé ce projet d’enfant avec lui. Il devrait avoir le droit et le temps de répondre aux nombreux besoins de son entourage grâce à une disponibilité garantie. Réelle et active. Attendue, normalisée, évidente. Apprenante, utile, soulageante. Enrichissante et généreuse. Qui pourra évidemment, comme pour de nombreuses femmes, être au départ malhabile, tâtonnante et exténuante. Parfois surprenante, vampirisante ou forcée. « Ça va passer vite on espère ». Entre autres possibilités. Un paternage actif systématique et banalisé permettra à des vocations de naître. Davantage d’hommes prolongeront professionnellement ces activités. Leur donneront la valeur qu’elles méritent. Se tiendront aux côtés des femmes pour obtenir une reconnaissance des métiers de lien et de reproduction sociale dans la société. Ces métiers qui sont du côté de la vie. Qui seront par conséquent plus mixtes. Les sélections de filières et les évolutions professionnelles seront plus librement effectuées, car moins conditionnées au sexe des personnes. Les hommes auront leur place dans le secteur du soin des enfants et y seront accueillis par l’ensemble des parents. Ils ne seront plus suspectés a priori d’être des prédateurs, des pédocriminels ou, de façon plus anodine, des incompétents. Seront même offusqués en masse si une publicité les présente ainsi. Exigeront la disparition de ces clichés de l’espace public. Clichés qui en miroir ciblent les femmes comme des mamans, des ménagères ou des proies. Et qui suggèrent que les pères qui effectuent des tâches encore associées au féminin sont marginaux et potentiellement suspects. Ou que les pères homosexuels ne seraient pas vraiment des hommes. Beaucoup plus d’hommes se battraient pour défendre des façons plurielles d’être un homme, qui valorisent le lien, le soin, l’expression de tous les types d’émotions, l’écoute et l’empathie. L’idéal de masculinité virile, qui méprise souvent ces valeurs au détriment des femmes et aussi de nombreux hommes, reculerait. Cet idéal serait mis en cause par davantage d’hommes car « Les hommes ne sont ni exploités ni opprimés par le sexisme, mais ils souffrent de certaines façons des conséquences de celui-ci. Cette souffrance ne devrait pas être ignorée » (bell hooks).

Quand j’ai vécu mon premier congé maternité, je me suis sentie d’abord face à moi-même. De longues semaines en recul sur soi, sur sa vie, sur le monde. Mes interrogations m’ont conduite à la condition des hommes, auxquels j’ai souhaité très fort de vivre aussi cette forme de retrait de la vie quotidienne, pour la vie en grand. De pencher pour un équilibre entre leurs différents rôles sociaux. La perspective et l’expérience systématique d’un long seul à seul paternel avec son bébé, dans son huis clos domestique, pourrait bien inviter tout homme à questionner le sens de son existence, ses relations de couple et ses capacités humaines et logistiques. A devenir fier de ses nouvelles aptitudes et de l’autonomie nouvelle ainsi acquise. Davantage d’hommes s’autoriseraient à réfléchir, avant ou pendant cette parenthèse au rythme ralenti, à la place du travail dans leur vie et dans la société humaine, distribuant leurs valeurs dans un échiquier renouvelé et plus équilibré. Permettant ensuite de véritables choix pour les unes et les autres. Ainsi, un accident de la vie serait moins difficilement absorbé. Ils prendraient davantage l’habitude de s’exprimer et de livrer l’étendue de leurs émotions, peur et tristesse comprises. Voire de demander de l’aide. Ils se confronteraient à la vulnérabilité humaine et à la leur en particulier. Ils auraient une occasion forte de réfléchir profondément à la relation qu’ils ont créée avec leur propre père. Car bell hooks le souligne, « Comme les femmes, les hommes ont été éduqués à accepter passivement l’idéologie sexiste », qui les présente comme forts, protecteurs tandis que les femmes sont supposées vulnérables et donc protégées voire contrôlées.

Grâce à un retrait légitime et suffisant, généralisé lors d’une naissance (non comparable au retrait du travail créé par une situation de chômage, potentiellement subi comme une atteinte à sa dignité d’homme gagne-pain), le manque de partage des tâches ou le fort sentiment d’incompréhension et de sacrifice vécu dans les couples actuels diminueraient dans les causes des séparations (la répartition des tâches serait la 3ème cause de séparation dans les couples d’après un sondage de 2011)[i].

De nombreux couples initieraient d’utiles discussions sur leur projet commun et leurs aspirations individuelles. Afin de construire ensemble dès le départ une double trajectoire équilibrée. Les violences envers les femmes ou contre soi, illustrées par les violences conjugales ou par des suicides trois fois plus nombreux chez les hommes que chez les femmes, régresseraient sans doute. Parce que l’expression des sentiments et de la détresse serait facilitée. Parce que plus développées seraient l’empathie et la capacité à dialoguer. Parce que la volonté de contrôle et de domination reculerait.

Les hommes devraient également avoir le droit, comme les femmes y sont conduites, d’envisager une naissance comme une rupture, en tout cas un changement dans leur vie personnelle et professionnelle, parce qu’un long congé les propulsera inéluctablement dans leur vie domestique, conjugale et familiale. Cette immersion systématique et normalisée les amènerait à choisir de faire ou non un enfant avec de nouveaux arguments : ceux de la paternité impliquante, active dès la petite enfance. Ils constateraient massivement par eux-mêmes ses effets, puis feraient progresser à leur échelle la qualité de la reprise, par les nouveaux parents, de leurs activités antérieures. Celles de la sphère professionnelle mais aussi celles de la vie citoyenne ou culturelle. Peut-être aussi que la vie politique en serait bouleversée. Pour le mieux. Car l’organisation de la reproduction sociale, comme les services d’accueil de l’enfance, les maternités ou l’éducation, susciteraient l’intérêt d’hommes autant que de femmes. Les nouveaux hommes s’interrogeant grâce à cette expérience ne seraient pas des marginaux.

Certains hommes n’accepteraient pas de travailler trop loin de chez eux et davantage de femmes au contraire pourraient, à certaines périodes, l’envisager et se déplacer pour le travail si elles l’estiment important ou utile pour elles ou pour leur famille. Davantage d’hommes chercheraient à adapter leur temps de travail à leurs nouveaux rôles et moins de femmes se sentiraient contraintes de (ou seules à) le faire[2]. Les raisons pour lesquelles les temps partiels sont protégés d’un dépassement conséquent d’heures travaillées seraient opportunément maintenues, afin d’affirmer ses limites à l’employeur. Puisque toute personne pourra s’absenter longuement, l’aptitude de l’employeur à remplacer n’importe qui, homme ou femme, à des fins mieux admises, sera développée, permettant d’augmenter la mixité des métiers encore très sexués. Hommes et femmes s’uniraient pour revaloriser le taux horaire des heures complémentaires plus justement, au même niveau que celui des heures supplémentaires, dès la première heure. Parce que par extension, ce qui serait accordé au père aurait des répercussions bénéfiques pour la mère et permettrait que l’équilibre au sein du couple se rejoue avec de nouveaux atouts.


[1] En Suède il n’existe pas de congé maternité ni de congé paternité, mais un congé parental avec une part réservée à la mère et une au père non transférable. Pour plus d’informations sur les dispositifs existants dans les pays de l’OCDE, se référer au récent rapport accessible en ligne sur le site de la Caisse des Allocations Familiales : EGALITE DES GENRES ET POLITIQUES FAMILIALES : FACTEURS ET INCIDENCES – Contribution de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (France) à la Commission technique des prestations familiales de l’AISS – JUIN 2019

[2] Bertrand Grébaut, restaurateur engagé, a affirmé le 10 janvier 2020 sur France Inter dans l’émission Pas son genre, que le modèle masculin du chef cuisinier ne changera pour devenir mixte que si ces hommes s’occupent de leurs enfants autant que leurs compagnes, puisque hors la grossesse et l’accouchement « tout peut se partager ».


[i] Tâches ménagères : 3ème cause de séparation des couples, Terrafemina, article du 30 mars 2011