#69- Congé 2ème parent : pourquoi défendre une longue part obligatoire ? (partie 1)

J’ai annoncé au moins dix arguments dans mon billet précédent pour que soit mis en place un congé paternité / deuxième parent non seulement long, mais avec une part obligatoire SIGNIFICATIVE (petit pas : le Sénat vient d’acter cette semaine de… sept jours obligatoires pour juillet 2021). Voici les quatre premiers.


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1. Augmenter les possibilités pour les mères de faire des choix

La question qui se pose, quand il s’agit d’imposer quelque chose, est bien sûr celle de l’obstruction des libertés… Faut-il forcer au chausse-pied les couples hétérosexuels à l’égalité ? Créer un congé paternité obligatoire serait-il intrusif dans un couple qui d’un commun accord décide de maintenir les rôles traditionnels sexués ? A quel titre condamner ce schéma ? Ma réponse est celle-ci : « Dans quelle mesure le commun accord est-il équilibré, choisi de façon éclairée par les deux parties dans un couple ? » Abordant l’inégale répartition des tâches dans les familles, qui mène certaines femmes à s’occuper de leur foyer, l’historien Ivan Jablonka avance que « toute mère au foyer doit pouvoir revenir sur son choix à tout moment (…) Cela suppose, au minimum, d’avoir fait des études, passé le permis de conduire et cotisé pour sa retraite, sans quoi l’investissement domestique n’aura offert que le confort de la servitude. A cette condition sine qua non, on peut accepter les configurations où, pour une période donnée, en fonction des exigences de carrière, l’un des conjoints s’investit moins que l’autre dans la famille. Cet arrangement ne doit pas profiter qu’aux hommes. (…) Le féminisme doit respecter les compromis de couple, mais les compromis de couples doivent aussi respecter le féminisme. »

L’imposition d’un tel congé pour le père, libérant les mères de leur place omnipotente dans la fonction-mère, les prémunirait contre le non choix, la résignation ou l’abandon de soi, qui peut résulter de l’enfermement.

2. Echapper à l’enfermement des hommes et femmes dans des rôles sexués

En creux, le caractère optionnel du congé actuel entérine le rôle prépondérant de l’homme pourvoyeur de revenus dans les familles, tandis que la mère reste la pourvoyeuse de soin attitrée. Elle a pourtant fait son entrée et son chemin depuis un moment dans le travail rémunéré. Lui est pourtant tout à fait capable, au même titre que toute femme réputée d’office compétente, de dispenser les soins requis ou de s’y entraîner. Victoire Tuaillon, dans son ouvrage Les couilles sur la Table (2019) suggère que nombre d’hommes ne sont pas encore prêts, d’eux-mêmes, à sauter le pas de l’implication, à moins que ce soit le dialogue – ou la confrontation – avec leur partenaire qui les effraie. Elle cite les propos de François Fatoux, membre du Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes, rapportés dans Ouest France le 8 mars 2015 : « Un homme sur quatre avoue qu’il reste plus longtemps au travail le soir, prétextant que son patron le lui a demandé, pour rentrer après les devoirs et la préparation du repas. D’autres achètent « la paix » en faisant des cadeaux à leur compagne. La technique la plus répandue reste le fameux « je le ferai la prochaine fois ». Plus original, 39% avouent se cacher ou sortir de la maison. Certains ont même déclaré faire semblant d’être souffrants. » Se permettre de choisir, détenir la liberté de s’investir ou pas, dès lors que l’on a décidé (ou juste accepté ?) de faire un enfant, c’est enfermer la mère dans ce rôle. Si le congé paternité devient obligatoire, la responsabilité parentale effective sera plus souvent mixte et le choix d’enfant réfléchi à deux.

Aujourd’hui, certaines femmes, après un investissement important au foyer, sont parfois contraintes, par nécessité économique, de prendre place dans la sphère professionnelle. Quand elles y parviennent, cette nouvelle situation, hors de chez elle, rémunératrice, peut les conduire à développer une pensée sociale et politique parfois confiée jusque-là à leur conjoint. Aujourd’hui, certains hommes, précédemment pris en charge sur le plan domestique ou familial, se trouvent démunis parce que leur exclusion des tâches d’entretien, de la cuisine ou de l’éducation a été constante. Assignés à un rôle de pourvoyeurs de revenus, ils n’ont pu créer la relation avec leurs enfants qui aurait permis confiance et confidences. Pratiquant insuffisamment le travail émotionnel (Victoire Tuaillon), ils se sentent plus souvent perdus face à la maladie et au soin nécessaire de leur partenaire de vie. « Une étude terrifiante montre que les femmes ont sept fois plus de chances d’être abandonnées par leur conjoint quand elles ont un cancer (21% des cas) que les hommes par leur conjointe quand ils sont dans la même situation (3% des cas) »[i]. Quelles libertés, mais aussi quelles responsabilités est-on en capacité d’exercer vraiment dans les domaines dont on s’est exclu·e toute sa vie ?

3. S’adapter aux différentes configurations familiales

Au-delà de considérer aptes les deux parents de sexe différent dans le soin des enfants, l’alignement du caractère obligatoire du congé maternité sur celui de l’autre parent permettra de considérer de façon équivalente deux parents éventuellement de même sexe vis-à-vis de l’enfant à naître. Cette mesure permettrait de considérer davantage l’enfant comme bénéficiant a priori de l’attention de deux personnes qui en déclarent la responsabilité parentale, indépendamment de leur sexe. Cette mesure, en légitimant la double responsabilité de l’accueil et du soin de l’enfant, serait en phase avec des configurations familiales plurielles.

4. Rééquilibrer le pouvoir de négociation au sein des couples

Imaginons les effets d’un congé paternité obligatoire qui se substituerait à la persistante mais délicate attention française « On ne peut pas le leur imposer quand même ! ». Tout d’abord, 100% des pères concernés le prendraient, au lieu de près de 70%. En toute logique, les 30% de jeunes enfants français n’ayant pas la chance de compter actuellement sur cette disponibilité à temps plein de leur père en bénéficieraient, tandis que leurs mères seraient bien soulagées (au moins dans le monde salarié). Les 100% des mères de ces bébés n’auraient pas à négocier avec leur compagnon la prise du congé, ni sa durée – « Tu pourras prendre quatre ou huit ou onze jours ? »  (7% des pères qui le prennent ne le prennent pas en totalité)[ii], puisque comme pour elles, une durée minimale serait instaurée par voie légale.

La plupart des mères subissent aujourd’hui seules les effets domestiques, familiaux et professionnels, de leur retrait long (mais plus court que dans d’autres pays d’Europe) et obligatoire du travail, qui déclenche une (ré)assignation des deux sexes dans des rôles traditionnels. Cette confirmation persistante des rôles sexués déséquilibre le pouvoir de négociation au sein des couples, ce qui affecte un ensemble de choix de vie. Le lieu de vie ou de travail, le type d’emploi recherché, la disponibilité requise, l’évolution professionnelle, le temps de travail de chacun·e, les adaptations des emplois aux âges et besoins de l’enfant, ou encore le mode de garde, ses horaires et les moyens à y consacrer sont autant de sujets dans lesquels les pouvoirs de négociation sont inégaux dans un couple aux membres impliqués inéquitablement dans les tâches parentales.

Les trajectoires individuelles seraient davantage rediscutées si un congé paternité long était une étape obligatoire dans le devenir parent.


[i] Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table, Binge.audio.editions, (p.132), 2019, à propos de l’étude citée Gender disparity in the rate of partner abandonnent in patients with serious medical illness, Cancer, 2009 (Collectif)

[ii] Source Hélène Périvier, 2017, « Réduire les inégalités professionnelles en réformant le congé paternité», OFCE policy brief 11, 12 janvier  

#64- Un lien exemplaire pour l’enfant

Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, et un soutien libérateur pour la mère. Il permettrait aussi la création d’un lien affectif fort entre chaque parent et leur enfant et lui montrerait que le soin aux bébés n’a pas de sexe.


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Et l’enfant dans tout cela ? Chaque enfant se construira avec l’idée, incarnée par le modèle parental, que son sexe ne le prédestine pas à telle ou telle occupation. Que ses organes génitaux externes ne constituent pas une entrave à la liberté à laquelle toute personne peut prétendre. Que son sexe ne l’enferme pas dans des rôles prescrits. Quelle avancée ! Chaque enfant bénéficiera, dans les premiers mois suivant sa naissance, de la disponibilité, de l’attention, du soin et de l’affection de chacun de ses parents, dans des proportions proches. Si l’enfant a un seul parent, une deuxième personne choisie pourrait utilement le seconder véritablement avec cette disponibilité. Idéalement, son accueil pourrait être organisé dans un contexte d’entraide, serein et apaisé. Un contexte de construction commune et de normalité. Une aventure que les parents ouvriront et vivront ensemble, et qui inclura des moments de repos à tour de rôle. Puis des disponibilités parentales à tour de rôle, via des temps de travail réduits ou des emplois moins prenants. Deux fois plus de complicité offerte à l’enfant, ainsi que des liens renforcés par l’engagement quotidien. Une autorisation pour la mère de ne pas être spontanément dédiée à ce rôle. Une opportunité pour les deux parents de s’exercer à tenir le rôle. De trouver leur équilibre. L’arrivée d’un bébé est un bouleversement impossible à concevoir pour qui ne l’a pas vécu. L’arrivée au monde l’est sans doute autant, voire davantage. Elle marque à vie la mémoire de l’enfance et rejaillit dans la vie adulte. En grandissant, l’enfant verra ainsi ses deux parents participer à la maisonnée. Saura que la catégorie de sexe ne détermine pas les capacités d’une personne à assumer son quotidien ni celui d’une personne prise en charge. Que certaines tâches désagréables sont effectuées pour soulager l’autre et sont donc nobles plutôt que viles. Les compétences de soin, acquises pour qui en fait l’expérience, seront valorisées à ses yeux, au bénéfice de toute personne qui les exerce ou en fait sa profession. Deux parents dès le tout début, avec une attention grandie, pour comprendre les besoins de l’enfant. Enfant qui n’assistera pas à une spécialisation spontanée des rôles selon le sexe, qui au fil du temps crée dans les couples des disputes[1], des rancœurs, des sentiments sacrificiels. De la dépendance aussi, des rapports de domination, de la violence parfois. Et de nombreuses séparations, voire d’impossibles séparations à cause d’une dépendance matérielle. L’enfant apprendra que l’autonomie s’acquiert dans tous les domaines. Se projettera dans cette dimension-là, l’autonomie, cette forme de responsabilité de soi qui procure de l’estime de soi. Si la proximité avec chaque parent est forte et précoce, l’enfant pourra se confier, exprimer ses sentiments et préoccupations auprès de ces deux figures d’attachement. Si ses parents se séparent, le lien intense créé avec les deux permettra d’envisager la poursuite de relations profondes au delà de la séparation, comme le souligne Olivia Gazalé : « La meilleure garantie du maintien de bonnes relations avec les enfants après la séparation n’est-elle pas le temps parental avant la séparation ? C’est ce qu’ont compris les pères (de plus en plus nombreux dans les pays occidentaux, mais rarissimes dans beaucoup d’autres) qui s’occupent réellement de leurs enfants dès la naissance, et que l’on appelle, à tort ou à raison, les « nouveaux pères » ».

Si c’est un garçon, il enrichira sa propre personnalité, grâce au modèle paternel, d’aptitudes jusque-là plutôt associées au féminin, mais développées par son père devant et avec lui, comme l’expression de ses peurs, doutes, peines, ainsi que l’attention ou l’adaptation à l’autre. Si son père l’a fait avant lui, il partagera spontanément les tâches de la maisonnée dès l’enfance et en tirera la fierté que procurent l’autonomie et le soin de soi et de son environnement. La répartition entre frères et sœurs en sera plus équilibrée. Son attention à l’autre et sa contribution à la vie collective faciliteront sa vie amoureuse et, s’il partage un logement, sa vie avec autrui.

Pouvant se projeter dans d’autres rôles que celui de pourvoyeur de revenus, il mettra à distance ces attentes de performance qui pèsent sur les garçons et les hommes. Il aimera son père pour la grande qualité des liens particuliers qu’il aura créés dès la naissance avec lui, comme le souligne Olivia Gazalé : « Les hommes doivent donc tisser des liens profonds avec leur enfant dès la naissance (voire in utero) sans attendre, comme souvent, la marche et la sortie des couches. Les bénéfices de cette prise en charge sont immenses, en particulier pour les garçons. (…) si le fils doit s’identifier au père pour grandir, il doit l’aimer pour avoir envie de lui ressembler. Autrement dit, l’attachement préexiste à l’identification et la conditionne. »

Le destin des enfants, leur degré d’autonomie, leur estime de soi, leur rapport au travail ainsi que les relations entre les sexes peuvent être profondément influencés par les modèles reçus, comme le souligne bell hooks : « En apprenant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes acceptent la responsabilité d’ordonner leur réalité matérielle. Elles et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu’on leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à l’âge adulte, ils n’ont aucun respect pour leur environnement et ne savent souvent même pas comment prendre soin d’eux-mêmes et de leur foyer. Dans leur vie de famille, ils ont eu la possibilité de cultiver une dépendance excessive et inutile vis-à-vis des femmes et, par conséquent, sont parfois incapables de développer un sens de l’autonomie qui soit sain. D’un autre côté, si l’on oblige généralement les filles à accomplir les tâches ménagères, on leur enseigne tout de même à les voir comme des activités avilissantes et dégradantes. Cet état d’esprit leur fait détester le travail domestique et les prive de la satisfaction personnelle qu’elles pourraient éprouver dans le fait d’accomplir ces tâches nécessaires. Elles arrivent à l’âge adulte en pensant que le travail en général, pas juste le travail ménager, est une corvée, et passent leur temps à rêver d’une vie dans laquelle elles ne travailleraient pas, ou en tout cas pas dans les services ou l’entretien. »

S’il s’agit d’une fille, elle verra qu’hommes et femmes développent ces aptitudes, partagent plus spontanément les occupations domestiques et familiales ainsi que l’investissement au travail ou dans d’autres sphères. Elle développera des envies personnelles sans l’ombre d’un futur rôle domestique et maternant que nombre de femmes intériorisent encore comme un destin spécifiquement féminin. Elle attendra d’une vie à deux un partage équitable des tâches et le respect des aspirations propres de chacun·e. Elle s’autorisera à réaliser ses rêves. Envisagera une vie libre. Elle pourrait même assez tôt et davantage qu’aujourd’hui se découvrir ambitieuse dans des domaines variés et fière de l’être. Puis vivre une vie, avec ou sans enfants, avec ou sans homme, qui ne suscite le jugement de personne à propos de ses choix ou non choix de maternité. Jugement qui advient encore aujourd’hui, au motif qu’une femme ne s’accomplirait qu’en devenant mère. Jugement qui conduit certaines d’entre elles à chercher un père potentiel en guettant, sans relâche, le tic-tac obsédant de cette soi-disante horloge biologique. Au lieu de vivre, fières d’être qui elles sont.


[1] L’étude IFOP déjà évoquée révèle que « Près d’une Française sur deux admet qu’il lui arrive de se disputer avec son conjoint au sujet des tâches ménagères, soit une proportion en hausse continue depuis une quinzaine d’années : 48% rapportent des disputes à ce sujet en 2019, contre 46% en 2009 et 42% en 2005 ».

#58- Objections, votre honneur ! (1ère partie)

Présentation plus ou moins détaillée de ces réflexions à mon entourage depuis plusieurs mois. Réactions surtout enjouées, yeux qui brillent, devant l’audace, l’idéalisme, la fraîcheur de la réjouissante perspective. Mais pas que.


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Des réactions crispées, objections outrées, résignées ou indignées prennent aussi forme. Devant cette idée saugrenue, vertigineuse et transgressive. Forcément, puisque régénérante et transformatrice. Cette idée de réformer profondément le congé paternité. D’appeler à le rendre long, obligatoire, correctement rémunéré et partiellement consécutif à celui des mères. Des premières réponses sont forcément à avancer sur le ring des arguments. Dans le but de donner un genre romantico-poétique à la bataille, voici une traduction libre des propos tenus et des peurs jusque-là exprimées, entendues et comprises, en prose ou en rimes, voire en maximes.


ILLUSION

« Comment peux-tu t’imaginer que cette mesure va tout changer ? Que le sexisme va régresser en mettant en place un congé ? Que les femmes ne seront plus traitées comme des objets sexuels dévoués, au service des hommes de pouvoir, au réconfort, au faire-valoir ? Que les violences vont s’arrêter, que Me Too sera terminé ? »

Humilité

Tant de domaines différents ont besoin de bouleversements ! La mesure est humble au départ, mais qui sait ce qu’elle nous prépare, une fois nos rôles plus mouvants ? Osons une action qui promet de changer les mentalités.


CONTRADICTION

« Contre la norme tu te rebelles, mais tu en souhaites une nouvelle ! »

Assouplissement

Faire société implique des normes, qui évoluent et changent de forme. Les assouplir est une clé pour l’exercice des libertés.


INSENSEE !

« Imposer aux pères qu’ils apprennent à s’occuper seuls des bébés ! Quelle idée insensée tu as… C’est pas demain la veille qu’elle sera à l’agenda des politiques. Ni proposition citoyenne. Elle ne susciterait que critiques. »

Et pourtant…

En Suède et en Islande c’est fait. En Espagne une loi est passée. Des tribunes sont régulièrement signées de personnalités. C’est à présent le bon moment de nourrir, d’élever le débat, au niveau qu’il faut pour faire loi.


QUI ES-TU DONC ?

« Qui es-tu donc pour imposer à tous les pères un tel congé ? Qui es-tu donc pour leur dicter les contenus de leurs journées ? Quelle est la force de l’argument dirigeant l’usage de leur temps ? Attention, là, tu vas tout droit sur le terrain des hommes, crois-moi. Sûr qu’ils perdront en liberté, qu’ils n’y ont pas d’intérêt... »

Expression libre

Convenons donc que décider du bon usage de son temps c’est disposer de vraies libertés… Suis-je personne ou suis-je tout le monde ? Tout·e un chacun·e peut militer et revendiquer à la ronde, pour ces mères entraînées d’office à materner, à rendre service. Qui sitôt se trouvent enfermées dans ce rôle toute leur vie d’après, tandis que les pères sont enjoints de s’illustrer en gagne-pain.

Est-il besoin d’être spécial·e pour oser dire son idéal ? Dois-je justifier de m’exprimer ? Est-ce vanité de réclamer un acte de solidarité ? Que les hommes autant que les femmes s’impliquent dans le soin des enfants ? Qu’ils leur donnent aussi de leur temps, puisqu’elles gagnent leur propre pain ? Qu’avec elles, ils mettent en commun leurs quelques libertés restantes, plutôt qu’ils observent de loin les vies tendues de leurs amantes ? Leur restituer du temps pour elles, puisque toujours elles l’ont donné, serait une façon bien belle d’éprouver notre humanité.


ET NOUS ?

« Que nous restera-t-il à nous, femmes façonnées pour beaucoup, éducatrices destinées, si même dans le dernier domaine, où parfois nous nous sentons reines, les hommes s’immiscent et nous prennent notre seul espace, notre place ? Mais aussi notre identité, les enfants ou la maisonnée ? 
Ce qui a fait notre valeur, parce qu’on a dû lâcher ailleurs ? C’était si usant de lutter, suivant de fallacieux discours sur les temps bien articulés, qui entraînaient que toutes on court vers un improbable meilleur… »

Deux paniers

C’est un risque qu’il nous faut prendre, d’initier plus d’hommes à apprendre à se frotter dans le privé à la vulnérabilité. Avec plusieurs cordes, l’archer, tel ces femmes aux vies d’agents doubles, peut mieux s’en sortir en eaux troubles. Ses œufs dans plusieurs paniers. Juste place au travail donnée. Distance pour relativiser. Soigner tôt sa progéniture rend humble face à la nature. Si les deux parents prennent cette peine, et alors ainsi se comprennent, leurs vies, d’entente, seront plus pleines.


JAMAIS !

« Jamais je n’aurais pu confier un d’mes enfants à mon mari ! Le résultat me laisse pensive… Il croit compter moins à mes yeux que nos trois grands fils réunis. Née pour être mère, j’ai été, à leur service, j’en conviens, à m’inquiéter, agir au mieux, pour leur bien… et sans doute le mien. »

Hypothèse

S’il avait percé le secret de ses nombreuses capacités, peut-être aurait-il excellé… ? Apaisement des relations, tensions moins fortes à la maison, chaque fois le cocon quitté.

#52- Temps affirmés “choisis”, rôles de sexe reproduits

Les temps dits “choisis”, quand ils désignent un temps partiel souhaité, sont globalement employés à conforter les rôles de sexe. En miroir, la recherche d’un temps plein, comme la volonté de s’y tenir quoiqu’il arrive, même en cas de bouleversement de sa vie personnelle et même sans difficulté économique, pourraient également être observées comme des options plutôt sexuées.

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« Il serait si simple d’envisager le temps partiel pour les hommes autant que pour les femmes. La problématique de l’équilibre entre travail et hors-travail n’est pas un problème féminin, c’est un problème humain et d’actualité. »

Sylviane Giampino

Karine Briard, autrice du document d’études de la DARES Ségrégation professionnelle entre les femmes et les hommes : quels liens avec le temps partiel ? paru en juillet 2019, indique que « la répartition entre les salariées déclarant avoir choisi de travailler à temps partiel et celles déclarant y être contraintes est proche de celle des hommes, s’établissant dans des rapports de 3/5 – 2/5 pour les deux sexes. Les motifs avancés par les femmes et par les hommes qui sont à temps partiel par choix sont en revanche globalement différents. Les hommes avancent des raisons diverses, mais plus souvent l’exercice d’une autre activité professionnelle ou le suivi d’une formation, d’études, ou encore des raisons de santé. La moitié des femmes déclarent choisir de travailler à temps partiel pour pouvoir s’occuper de leurs enfants ou d’un autre membre de la famille et une femme sur cinq pour disposer de plus de temps libre ou réaliser des travaux domestiques. Néanmoins, ce qui relève de leur souhait personnel de disposer de plus de temps et de partager du temps avec des proches ou bien de la responsabilité familiale et sociale qui s’impose à elles, ne peut être établi. »[i]

 Ces temps partiels sont donc fréquemment pseudo-choisis (ou contraints) dans la mesure où le choix est surtout déterminé par des injonctions sociales selon le sexe des personnes (et non selon leur situation de famille) et leur adhésion à ces rôles prescrits : la femme qui réduit son travail plus ou moins de gré, l’homme qui au contraire et parfois malgré lui surinvestit le travail et la carrière. (Il est banal qu’une femme en couple évoque la vie domestique en s’en attribuant la responsabilité : « mon ménage », « mon repassage », « ma cuisine », « mes courses », « mon linge », indépendamment d’une appétence réelle ; dire « notre » serait le discours alternatif qui mettrait les personnes co-habitantes en responsabilité équivalente.)

Les situations dites « choisies » (pour le temps plein comme réduit) balayent tout le spectre de la liberté de décision, allant du choix personnel libre et éclairé au choix téléguidé, plus ou moins fortement et consciemment, par un rôle social défini dans sa communauté de vie.

A ce constat vient s’ajouter la concentration des femmes dans les métiers les moins valorisés, ce qui fera l’objet du prochain billet.



[i] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_etudes_segregation_professionnelle_femmes_hommes_temps_partiel.pdf

#14- 2009 – Penser pile, agir face

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Cet article a fait également l’objet d’une chronique en ligne dans le 50-50 Magazine sous le titre “Chroniques méditatives d’une agitatrice : Nourrir l’inégalité malgré soi”, le 20/08/2020.


Il t’a saluée de loin. De temps en temps, vous vous croisez dans le quartier, alors qu’il sort de son antre, pour prendre l’air ou rendre un service à la maisonnée. Il travaille beaucoup. Le week-end, le soir, en plus de la journée. Souvent de chez lui, en tant qu’expert indépendant, ingénieur diplômé. Il répond à des appels d’offre, a des compétences reconnues, demandées. Tu connais mieux sa femme, très présente auprès de leurs enfants, à l’école, dans la vie de la commune. Elle a mis sa vie professionnelle entre parenthèses depuis quelques années. Assure le quotidien. Les courses, les repas, l’organisation générale, le linge, l’appartement, l’entretien. Les invitations, les activités des enfants, leurs vacances… Lui aurait aimé travailler dans la nature, de préférence parmi les arbres. Garde-forestier par exemple, en montagne assurément. La vie en a décidé autrement. Faire de hautes études, habiter en ville, travailler beaucoup, faire du chiffre d’affaires, assurer l’avenir de sa famille, de soi, faire ses preuves. Répondre aux attentes, aux demandes, aux besoins, aux exigences, aux reproches parfois. Cela fait quelques années que vous échangez avec plaisir. Il se questionne beaucoup. Tu aimes la compagnie des gens qui se questionnent, qui doutent, qui écoutent. Qui ont un rêve, même s’il se tient loin. Tu as le projet d’agir pour plus d’égalité entre les femmes et les hommes ; ce sont notamment les inégalités professionnelles qui t’ont amenée à imaginer toucher les personnes dès la petite enfance. Vous en discutez. Il est très encourageant. Cela rencontre ses valeurs profondes, tu le sens bien. Il te dit « Je suis vraiment pour l’égalité professionnelle. Je trouve anormal que les femmes soient discriminées. » Là, tu réfléchis à ce que cette réponse suggère. A ce qu’elle masque aussi. Il y a quelques années tu as vécu une expérience assez déroutante qui te revient en tête. Un de tes collègues est venu à ton secours alors que tu te fourvoyais bien comme il faut. Alors que tu parlais de ton entreprise en la qualifiant de « boite d’ingénieurs », il t’a reprise à juste titre. Numériquement, il s’agissait bien davantage d’une « boite de techniciens »… Or, ton propos visait uniquement les cadres, cette catégorie dont tu faisais alors partie ; il invisibilisait donc les autres. Ton propos révélait un mépris de classe. Tu l’avais déçu. Il te l’avait dit. Il avait bien fait. Ta parole était en tel décalage avec tes valeurs… Ton collègue, que tu remercies encore aujourd’hui, t’a accordé ce jour-là sa confiance dans ta capacité à te remettre en question. En appelant avec bienveillance et fermeté à la responsabilité d’aligner ses actes avec ses valeurs… Tu te sers aujourd’hui de cette petite histoire vécue lorsque tu animes des formations. L’humilité peut très certainement nous faire progresser. Revenue à toi, tu décides donc de l’interpeller progressivement : « Tu connais beaucoup de femmes qui exercent ton métier, et qui ont ton statut ? » « Non, pas vraiment. » « Comment ça se fait ? » « Je ne sais pas… Moins de femmes qui s’orientent vers une formation scientifique… Moins de femmes qui ont envie d’exercer ce métier. Peut-être qu’elles sont moins admises ou moins visibles ; je ne m’en rends pas compte… Elles sont moins disponibles sans doute. » « Quand il y a des femmes et qu’elles sont autant disponibles au travail et reconnues que toi, ont-elles une vie de famille ? Si oui, comment font-elles ? Partagent-elles les tâches ? Ont-elles un conjoint (ou une conjointe) qui s’occupe de tout à la maison ? Ou paient-elles quelqu’un ? Ou se débrouillent-elles par leurs propres moyens en plus de leur travail… Dans quelle situation personnelle peuvent se trouver des femmes qui consacreraient autant de temps que toi au travail ? Sont-elles aussi nombreuses que les hommes qui peuvent le faire ? » Il te dévisage, tu es sans doute allée trop loin… Ou bien non, il vient simplement d’entendre que son propre positionnement et celui de sa femme en miroir contribuent à nourrir les inégalités professionnelles. Alors qu’il était convaincu d’être en phase avec ses valeurs, ou tout du moins de ne pas les contredire. Convaincu de ne rien fabriquer de négatif, d’être neutre en quelque sorte. Ou comment un jour, d’un coup, on peut prendre conscience qu’on agit quotidiennement à l’inverse de ce que l’on défend pourtant.

La prise de conscience des hommes sera longue ; elle est sans doute à son commencement, en tout cas très inachevée. Lire Fortune et infortune de la femme mariée, de François De Singly, t’apprendra que depuis des décennies, plus une femme a d’enfants, plus elle réduit ses revenus et son temps de travail. Plus un homme a d’enfants, plus il augmente ses revenus et devient disponible au travail. Tout se tient, dans une logique insidieuse reconduite implacablement.

« Pour transformer la vie des femmes, nous devons aussi changer le regard que les hommes portent sur eux-mêmes. C’est tout à fait possible. »

Claire Messud, écrivaine[i].


[i] Entretien avec l’écrivaine retranscrit dans la revue America, n° 06/16, p.102

#8- 2005 – Problème résolu

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Conciliante, tu sais que tu devras chercher une place ailleurs dans peu de temps, puisque la politique de l’endroit est de laisser ses cadres quatre ans quelque part, puis de favoriser leur mouvement interne. Grâce à leur bonne volonté, à leur concours, à leurs efforts de recherche personnelle, ces mouvements ont des chances d’être profitables à tout le monde. Tu entres dans le bureau d’un chef d’agence qui a accepté de t’informer sur les métiers de son établissement et les besoins à venir. Tu ne cherches pas encore activement. Tu te renseignes. Tu fais savoir via ce type de rendez-vous que tu seras bientôt disponible. Tu présentes ton CV, détendue. Costume gris, mince, cheveux grisonnants, visage un peu crispé. Il te questionne sur ton parcours, sur tes changements de métiers, tes mobilités géographiques surtout. « Et votre mari, il change de lieu aussi à chaque fois ? Oui ? C’est pas facile hein, ces mouvements géographiques… » Il se confie. « Je suis allé à l’enterrement d’un ancien collègue qui m’a beaucoup fait réfléchir… Il n’avait jamais bougé. Toute sa vie au même endroit, vous vous rendez compte ? Il y avait un monde fou à son enterrement. Toute la famille, tout le village… Et puis il était très investi dans des associations. Et je me suis dit qu’en déménageant souvent comme le demande la boîte, on a peu d’attaches finalement, on a sûrement moins de monde à son enterrement… Bon, revenons-en à vous. Alors chez vous, qui suit qui ?… Ah, vous alternez ? Original. Et pas facile… Pour les enfants, vous faites comment ? Ah, vous les faites garder tard forcément… Oh, ce doit être un problème ça… Euh, nous on a résolu ce problème, ma femme ne travaille plus. Sinon on n’aurait pas pu avoir trois enfants… » Tu réagis. « Vous considérez donc que c’est un problème que je travaille puisqu’on a des enfants ? » « Non, non… ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais quand même, si vous les faites garder, vous ne pouvez pas vous en occuper complètement (euh… vous non plus en fait) ! Par exemple, si c’est votre nounou qui s’en occupe, vous ne connaissez pas votre pédiatre, si  ? » « Si, si… (sans doute plus que vous il semble, moi je connais très bien la pédiatre alors que je travaille, grâce au don d’ubiquité que vous venez de me faire découvrir). » Tu interromps son monologue pour lui demander le plus sobrement possible si lui connaît le sien ou la sienne, puisque tout semble pris en charge par sa femme… C’est à ce moment-là qu’arrive le sempiternel « Mais c’est pas pareil ! ».

Certes, pas tout à fait pareil, voici donc un papa qui ne connaît pas la personne qui suit la santé de son enfant, alors que cela lui semble si important en tant que parent… Enfin, non. Juste quand on est la mère en fait. Un truc de mère ça, l’intérêt pour la pédiatrie.

Cette anecdote t’est revenue en mémoire grâce à la lecture déculpabilisante des réflexions livrées par Sylviane Giampino dans Les femmes qui travaillent sont-elles coupables ?. La psychanalyste y appelle à une autre place pour les jeunes enfants, dont le soin ne devrait pas entrer en concurrence avec le travail.

Tu apprendras par la suite que les hommes consultent moins pour leur santé que les femmes. Ce sont majoritairement elles qui s’occupent du suivi médical de leurs proches vulnérables, ce qui les amène à créer un plus grand nombre de liens avec le système de prévention et de soin que les hommes, y compris pour elles-mêmes.[1]

Et sinon, se sentir considérée comme une source de problème, parce qu’on souhaite à la fois travailler et s’occuper de ses enfants, ça fait réfléchir. Entendre constater que changer de lieu de travail tous les trois ans ça déracine ou ça désocialise une personne, ça donne aussi à réfléchir. Occasion de regarder avec un œil circonspect le monde apparemment bien logique dans lequel on vit, ses effets sur les personnes ainsi que les intérêts qu’il sert.

« On n’ose plus, en public, affirmer que la place d’une femme est à la maison, mais l’on suggère, en privé, que si elle y restait, tout irait mieux : il y aurait moins de chômage, et surtout ce serait bénéfique pour les enfants. Le propos se veut plus subtil, la pensée aussi lourde. Dans le monde du travail, on veut faire comme si les femmes n’étaient jamais aussi des mères, et partout ailleurs on fait comme si les mères n’étaient plus des femmes. »

Sylviane Giampino


[1] Cela ne signifie pas qu’elles sont systématiquement mieux dépistées ou suivies. Par exemple les différences biologiques ne sont pas encore prises en compte dans tous les tests médicamenteux alors que les variations hormonales au cours des cycles sont plus importantes chez les femmes. Cf. l’ouvrage synthétique co-signé par Muriel Salle et Catherine Vidal « Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? », Belin, 2017

#6- 2002 – Mon gendre, ce héros

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Tu ne peux pas t’empêcher de t’extasier. De soupirer, un tantinet envieuse. De penser à ce que ta vie aurait été, si ton homme avait eu… le cran, l’envie, ou juste l’idée de demander un mi-temps. Comme l’a fait ton gendre, qui travaille à la Poste. Ta fille vient de t’annoncer qu’on lui accorde le mi-temps qu’il a demandé, pour une année. Tous tes souvenirs remontent à la surface. Les trois enfants, élevés quasiment seule. La cadette est devenue institutrice. Alors que toi, femme italienne de ta génération, tu t’es dédiée au rôle de mère. Un contrat marital sans discussion possible, dont la clause principale était devenir mère et ne pas travailler. Tu aurais aimé ouvrir une boutique, une mercerie. Vous auriez partagé l’éducation des enfants avec ton mari. Le rêve… ! Pffft…. oublie. Tant de temps a passé… Et là, tu n’en crois pas tes oreilles. Le père de tes petits-enfants, qui demande une réduction de son temps de travail, et qui l’obtient !! Souriante, tu regardes ta fille. Il y a de l’espoir dans la vie comme dans ton regard. Enfin ! Les hommes changent… Les femmes peuvent s’estimer heureuses. A moins que ce ne soit une exception… ? Alors il faudrait l’encourager. Tu t’exclames : « C’est bien pour un homme, de se mettre à temps partiel ! ».

Ta fille lève un sourcil, te scrute, le regard mi-durci, mi-surpris. « Mais maman, je suis à mi-temps depuis dix ans et ça ne m’a jamais valu un compliment. Lui, il lui suffit d’un an pour se transformer en père charmant ? »

Oups, tu l’as vexée… c’est sûr… tu l’as vexée… Et pourtant, tu es tellement contente pour elle, qui ne semble absolument pas apprécier la bonne nouvelle.

#5- 2001 – Mon père, ce héros

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Ta mère est chaque fois contrariée. Chaque fois qu’elle raconte cette histoire. Tu l’entendras à plusieurs reprises. Et ton père, qui prend ce petit air amusé quand elle se met en colère… L’anecdote est un peu associée à ta naissance. En tout cas, c’est ainsi que tu en prendras connaissance. Un jour, tu demandes comment tes parents ont changé de travail à deux et déménagé à des centaines de kilomètres, quand tu avais à peine trois ou quatre mois. Ta mère avait déjà trouvé un poste à Lyon et allait être mutée. Ton père avait cherché et trouvé facilement l’année précédente dans une nouvelle entreprise. Un peu trop tôt cependant, en regard de la date prévue de ta naissance. Donc il les faisait attendre, cherchant éventuellement un autre poste qui collerait au calendrier professionnel de ta mère… Donc, un an après sa première candidature, il se rend à nouveau au service des ressources humaines de l’entreprise intéressée par son profil, pour un autre poste. Et là, il tombe sur une jeune femme, la trentaine, qu’il ne connaît pas. Elle lui demande pourquoi il veut venir à Lyon et à cette date-là en particulier. Ton père répond alors qu’il suit sa femme, qu’elle démarre dans quelques semaines à Lyon. Son interlocutrice en lâche presque son stylo, lui fait un grand sourire, impressionnée, et le félicite parce que « C’est rare, ça, un homme qui suit sa compagne ! ». Et il a eu le poste. C’est ton père. Un héros des années 2000. Grand sourire amusé en rentrant. Encore plus amusé quand l’histoire est racontée avec les intonations outrées de ta mère. Parce qu’en ce qui la concerne, quand on observe son même parcours géographique, la question qui lui est posée en entretien, c’est plutôt : « Vous avez bougé chaque fois pour suivre votre mari ? » Et l’on s’attend avec résignation à ce qu’elle réponde « Oui ». Puis à devoir évaluer les risques que l’employeur prendrait en aménageant une place à une salariée qui lâchera probablement l’équipe à la moindre velléité de bougeotte professionnelle de son mari.

« Le poids des représentations, des mentalités, des habitudes sociales et de la répartition statique des rôles joue à plein dans cette maternité si normale et si problématique à la fois. Les employeurs ont une responsabilité dans les discriminations qui entourent la grossesse, mais elle est aussi celle de l’Etat, de l’Education et des parents eux-mêmes qui véhiculent des modèles de couple parfois bien loin de la « femme libérée ». »

Christophe Falcoz, L’égalité Femmes-Hommes au travail – perspectives pour une égalité réelle

#4- 2000 – Eviter le piège

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Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.

Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas l’impression que c’est intéressant. »  Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton sommeil. »  Tu soupires, tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.

Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.

« 96% des gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux. Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à 92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre, nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère ? »

Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]


[i] Ipsos et Ariel dévoilent une étude sur « les Français et le partage des tâches ménagères », article du 4 mai 2018, site ipsos, source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-le-partage-des-taches-quand-la-revolution-menagere

#2 – 1997 – Pensée royale

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Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.

Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de « Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix, qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue : « C’est pas pareil ! ». Tu ne parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des couples du moins.

Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.

Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage, qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater, la persistante masculinité de privilège.

« A la solidarité des clubs d’hommes et au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours devant elle. »

Ivan Jablonka, Les hommes justes, 2019 (Seuil)