#57- Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer

Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?


Ecouter “Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer” en audio

Préambule : A l’heure où je publie ce texte, écrit il y a plusieurs mois, non seulement deux projets de loi ont été déposés pendant l’été pour rendre l’accueil de naissance plus égalitaire pour les deux parents (examen prévu le 8 octobre), mais un rapport paru ce 8 septembre préconise une importante réforme du congé paternité, le portant à 9 semaines. L’exercice superstitieux des doigts croisés peut débuter… Misons quand même, en attendant, sur la pratique de l’argument : il s’agit de s’envisager dans une souhaitable société.


« Nancy Fraser se prononce en faveur d’un (…) modèle : le « pourvoyeur universel de soins » (universal caregiver model), qui consiste à faire de la vie actuelle des femmes la norme pour tout le monde. Les femmes travailleraient comme les hommes, mais les hommes s’occuperaient du ménage et des enfants comme les femmes. Ce système (…) revalorise le care et élimine l’androcentrisme, tout en offrant à tous un meilleur équilibre entre carrière, vie familiale et loisirs, une plus grande proximité avec les enfants et les personnes âgées, la société civile devenant le lieu même du soin. »

Ivan Jablonka

Les différences de revenus entre les sexes révèlent une organisation sociale bien rodée. Inégalité persistante, qui laisse croire paradoxalement à une égalité de traitement des hommes et des femmes mais à un écart incompressible entre leurs situations. Ici, on analyse, on compare, on forme, on s’empare de la question. Là, on affirme, on négocie, on communique, on applique, on incite, on invite, on explique, on implique les partenaires sociaux, les ressources humaines, la direction, le management, les équipes, les partenaires, les fournisseurs… En réalité on abdique. La stabilité des chiffres inviterait presque à la résignation générale. D’ailleurs, les discours déterministes abondent dans les milieux professionnels comme dans les conversations habituelles. Sont convoqués les éléments naturels « Les femmes font les bébés et ça on n’y peut rien ! », ou le « libre » choix des femmes comme l’origine du problème (alors qu’elles sont seules, une fois parent, à être invitées explicitement à s’éloigner du monde professionnel) : « Ce sont elles qui choisissent de devenir mère (nous on choisit de devenir père, c’est plus simple quand-même !), puis de se mettre à temps partiel, alors que c’est optionnel (nous on reste à temps plein, c’est plus serein)… Surtout qu’elles sont payées moins cher pour la même chose à faire ! » Est invoqué leur manque d’ambition monétaire comme statutaire. Analyse courante : estime de soi insuffisante… Alors surgit une recette miracle anglicisée, mais avant tout individualisée, nommée coaching, mentoring ou training, rendant chacune responsable de la sortie de son enfermement… qui provient pourtant d’un système qui la dépasse largement… puisqu’il est organisé socialement. Sournoisement.

Les contradictions abondent entre la norme (ou le besoin) du temps plein, la volonté d’être à la fois disponible pour sa famille et son travail, des rôles sexués qui concentrent les temps partiels chez les femmes et créent de forts écarts de revenus, mais aussi un principe (théorique) d’égalité des sexes. Voici quatre scénarios imaginables pour résoudre ce triptyque infernal travail-parentalité-égalité (certains, extrêmes, relèvent de la science-fiction, voire de l’absurdité).

1) Les scénarios « Moins de parents au travail » (science-fiction)

Première option, valorisant travail et égalité des sexes : programmer collectivement l’extinction du statut de parent.[1] Qui dit moins de parents dit moins de problèmes de parents, donc plus de disponibilité au travail. Moins de gêne pour le travail productif. Disparition des situations inégales au travail et au foyer selon le sexe du parent. Facilitant pour les employeurs comme pour les parents, puisque, d’évidence, combiner travail à temps plein des deux sexes et parentalité crée à la fois une contrainte forte pour les uns et une injonction paradoxale pour les autres… Ce modèle, s’il se généralise au lieu de relever de choix individuels[2], soulève les questions politiques, éthiques et économiques du non renouvellement organisé de la population. Qui cyniquement, a des avantages : dépenses éducatives et pollution réduites… !

Problème donc, à long terme : la diminution de la population travailleuse. Pour l’éviter, imaginons une variation fictionnelle inspirée de la traditionnelle division sexuée du travail : certain·e·s adultes en âge de procréer fabriquent et s’occupent des enfants (hier : les femmes jeunes et si possible sans travail rémunéré, demain : quel critère retenir qui soit compatible avec l’égalité des sexes ?), les autres travaillant contre un revenu (hier : les hommes, demain : quel critère retenir ?).

Autre déclinaison d’un scénario « Moins de parents au travail » : extraire les parents du travail pendant qu’ils sont en responsabilité d’enfants. De quoi vivraient-ils alors ? Comment empêcher le cumul travail – parentalité (notons que cette politique nataliste a déjà été expérimentée puisqu’après la guerre, les femmes d’usine ont été renvoyées chez elles pour procréer afin que les hommes reprennent leurs places au travail) ? Comment ces parents réintégreraient-ils le travail rémunéré une fois libérés de leurs responsabilités familiales ? Et comment serait perçu un parent qui travaillerait tout de même ? …Un parent clandestin ?

Effet positif probable de cette dystopie (à court terme) : la baisse du chômage des plus jeunes et des moins jeunes, issue du retrait momentané de la population intermédiaire.

Absurdes scénarios, mais déplairaient-ils à tout le monde ?

2) Les scénarios « Des services publics au service du travail » (anticipation)

Autre formule plus prometteuse, valorisant à la fois le travail et l’égalité des sexes : soutenir davantage les parents consacrant aujourd’hui, en concurrence avec leur travail, du temps à leurs enfants. Totale prise en charge de l’accueil de leurs enfants pendant leur travail (sauf la charge mentale de l’organisation). Formulation extrême de la revendication : un « accueil des enfants à la hauteur des besoins réels, de qualité. Il serait gratuit grâce à nos impôts (il me semble discutable de payer quelqu’un pour pouvoir travailler, donc d’amputer le revenu de son travail, parce qu’on a des enfants non autonomes). Il serait garanti par un service public pendant tout l’investissement professionnel des deux parents (le droit serait donc associé à chaque enfant) et ce jusqu’à l’âge réel de l’autonomie de l’enfant ». S’il ne coûtait pas d’aller travailler (grâce à la gratuité de ce service, ou à celle du transport domicile-travail, incluant des transports publics gratuits déjà expérimentés dans une quarantaine de villes en France), alors disparaîtrait un motif de relativisation de l’intérêt économique du travail. En effet, la position que procure un revenu faible ou le plus faible du couple, peut éloigner du travail : « Mon salaire passe dans mes transports et la garde des enfants, donc à quoi bon me démener sur tous les fronts ? »

Inconvénient un : Si l’accueil actuel des enfants est multiplié en l’état, plus de femmes sont employées dans cette activité, qui demeure une affaire de femmes… Pas tout à fait l’objectif.

Ou bien… organisons-la mixte, cette garde généralisée garantie ! Des millions d’emplois en perspective… pour des femmes ET des hommes en nombre. D’autant que la problématique de non mixité dans le soin dépasse le domaine de l’enfance, comme le souligne Peter Moss, spécialiste de l’éducation : « En se cantonnant à un seul aspect de la relation entre aide aux proches, emploi et genre, tel que les pères et le congé, le risque est de passer à côté d’un problème plus général : la sous-représentation des hommes dans toutes les formes d’aide aux proches, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, à la fois dans les contextes formels et informels. »[i]

Inconvénient deux : Est-il possible (et souhaitable ??) que la prise en charge des enfants aujourd’hui assumée par les familles soit transférée à grande échelle à des services publics ? (j’exclus les services privés, pour rester cohérente avec ma quête d’égalité d’accès).

Inconvénient trois : Nombre de parents ont fait des enfants avec l’intention de s’en occuper par eux-mêmes, pas de les confier. La logique économique ne suffit donc pas.

Cette solution se révèle donc intéressante, à condition qu’une limite s’impose : celle du temps consacré au travail, afin que tout parent puisse préserver un temps éducatif quotidien avec son enfant (j’envisagerai aussi, plus loin, la réduction généralisée du temps de travail). Le risque, sinon, est d’élever des enfants de l’Etat, force de travail en devenir. Le risque est de concevoir une autre dystopie plaçant à nouveau le travail au centre de la vie : « Vos enfants ? Confiez-nous les plus, pour travailler plus ! ».

Scénarios à retravailler il me semble, avec des variantes plus attirantes.

3) Les scénarios « Temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels »

Autre levier, combinant travail, parentalité et égalité des sexes : la limitation drastique des temps partiels chez les principales concernées (pour mémoire, les femmes forment 78% du bataillon des temps partiels, qui forment plus de 18% des emplois). Double avantage en faveur de la généralisation du temps plein. Le premier : mécaniquement réduire les écarts de revenus entre les sexes. Le deuxième : faire disparaître le tiers de temps partiels subis, à l’avantage des personnes concernées, leurs employeurs devant proposer systématiquement du temps plein. Formule certes intrusive pour l’employeur, mais qui s’inscrit dans la visée régulièrement prescrite du « travailler beaucoup, travailler plus », soit à temps plein avec des heures supplémentaires…

Le hic pour les deux tiers de temps partiels déclarés « choisis » d’aujourd’hui : leur transformation en « temps pleins subis », avec l’impossible obtention (ou un regard oblique si ce droit resté exceptionnellement activable est activé) d’un temps partiel pour raison familiale… Méthode irrespectueuse des personnes et de leurs droits. Le temps partiel familial fait en effet l’objet d’un droit inscrit dans le code du travail (l’art. L 212-4-7 précise que « Les salariés qui en font la demande peuvent bénéficier d’une réduction de la durée du travail sous forme d’une ou plusieurs périodes d’au moins une semaine en raison des besoins de leur vie familiale. »). En outre, le droit à une vie familiale normale est consacré par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (art. 8). Ces droits sont progressistes et protecteurs, donc n’y touchons pas : ils envisagent non seulement le travail comme moyen (et non comme fin) mais aussi nos rôles sociaux comme conjugables.

Remarquons que si la reproduction de l’espèce humaine est toujours d’actualité, le temps plein généralisé suppose de garantir la prise en charge systématique de tous les jeunes enfants (ou d’autres proches vulnérables), par des modes d’accueil extensibles (cf. scénarios précédents « Des services publics au service du travail »).  

Autres inconvénients : Cette option limite la disponibilité des personnes pour d’autres domaines que le travail, ce dernier occupant une place centrale pour tout le monde (est-ce vraiment souhaitable ?). Par ailleurs, le rétrécissement des possibilités de positionner le travail dans sa vie selon sa situation (et sa conception du travail) est-il une visée collective souhaitable ? D’autant que l’on sait la difficulté de tout conjuguer aujourd’hui dans les familles dont les deux parents travaillent à temps plein.

Enfin, est-il envisageable d’interdire le temps déclaré subi ? D’un côté, la généralisation de la précarité comme mode de management des employeurs me semble devoir être combattue. D’un autre, difficile d’écarter l’opportunité d’un emploi à temps partiel lorsque l’activité ne permet pas d’ouvrir un temps plein, d’autant que ce temps partiel peut être adapté pour (ou souhaité par) des personnes. Si ce temps partiel peut être choisi dans certains cas, il peut être subi pour d’autres (notamment pour la répartition de ses horaires) ou devenir subi si la situation de la personne évolue. Et puis certaines personnes visent, pour leur liberté, le double emploi, tandis que d’autres le subissent. Pas simple donc.

Même si l’option du temps plein généralisé (et du temps partiel exceptionnel) réduirait de près d’un tiers les écarts de revenus entre les sexes, elle ne me semble donc pas aisée à défendre.

En revanche, pour résoudre l’incompatibilité entre travail à temps plein et responsabilité d’enfants, il est une première variation observable : la disponibilité parentale alternée. Certains couples se croisent le matin ou le soir lorsque le travail de nuit croise celui de jour, ou renoncent aux samedis et dimanches communs quand le travail de la semaine croise celui du week-end. Enfin, il y a les partages matinées / soirées, qui montrent une plus grande prise en charge des soirées par les femmes, ou les partages début / fin de semaine, permettant aux couples aux horaires flexibles de souffler ensemble le week-end. Certains couples se croisent pour limiter ou éviter la prise en charge (souvent payante) des enfants par autrui en dehors de l’école. Numéro d’athlètes spécialistes du relais. Fragilité des vies de couple et de famille.

La deuxième variation, très prometteuse, est le temps plein plus court, généralisé. La réduction collective du temps de travail. Sa limitation suffisante pour éduquer conjointement – ou seul·e – ses enfants ou exercer d’autres activités humaines, sans concurrencer le travail. C’est ce qu’anticipait André Gorz dans sa vision d’un « temps libéré » et dans Les métamorphoses du travail. La reproduction humaine serait envisagée sans la prise en charge de l’essentiel du travail domestique par les femmes (à titre gratuit, ou rémunéré avec des services à domicile, qui pour Gorz, relèvent de la domesticité et donc confortent les inégalités sociales). La disponibilité des hommes pour leur foyer serait agrandie (il leur resterait à l’investir, ce qui suppose quelques coups de pouce à prévoir).

Avantages : Passer de temps partiels plutôt réservés aux femmes à une réduction généralisée du temps de travail conduirait mécaniquement davantage d’hommes dans le hors travail. Avec en outre des créations d’emplois, et donc de statuts et de droits sociaux, pour plus de monde.

La semaine de travail de quinze à vingt heures pour toute la population active est très tentante. Une panacée… si le hors travail des hommes contient autant d’investissement domestique et familial que celui des femmes.

4) Les scénarios « Temps partiels compensés… et partagés »

Imaginons à présent des options issues de notre schéma actuel, qui fait coexister temps pleins et temps réduits. S’il perdure en l’état, surtout des femmes se retirent totalement ou partiellement du travail. Idée confortée : leur place est naturelle dans l’espace domestique (sous-entendu : ce n’est pas celle des hommes). Idée incompatible avec l’égalité femmes-hommes. De plus, l’écart de rémunération, entre elles plus souvent à temps partiel et eux plus souvent à temps plein, persiste, puisque les évolutions professionnelles se pratiquent plutôt à temps plein. Or, devant un tribunal, moins de droits effectifs (en termes de formation, d’évolution professionnelle, de possibilités d’augmenter son revenu par des heures supplémentaires) pour les personnes à temps partiel (surtout des femmes) que pour celles à temps plein (population mixte), cela est qualifiable par le ou la juge de discrimination indirecte. Se contenter de ce scénario-là a ses limites.

La première piste possible pour réduire les inégalités de sexe est la compensation financière des parcours professionnels morcelés. L’ensemble des temps partiels devraient-ils être compensés alors que certains sont déclarés choisis ? Si non, les deux-tiers de temps choisis seraient-ils à distinguer du tiers actuel de temps subis, afin de les compenser moins ? Pas sûr que cette différenciation se justifie. Aujourd’hui, les contrats intérimaires ou les CDD sont estimés précaires par rapport aux CDI, indépendamment du souhait de la personne de travailler sous ce type de contrat. Ce même raisonnement pourrait être tenu pour le temps partiel (précaire d’office, puisqu’offrant moins de perspectives que le temps plein, qui crée davantage de droits effectifs). Les employeurs appliqueraient par exemple des taux horaires abondés pour tout temps partiel, subi ou choisi. Comme sont payées plus cher les heures effectuées au-delà du temps contractuel, les heures d’un temps réduit pourraient être abondées. A l’instar de la prime de précarité des contrats intérimaires ou à durée déterminée.

Elles pourraient éventuellement être abondées davantage si le temps réduit est imposé, mais l’enjeu serait alors de distinguer le subi du choisi… Conflits de perception à prévoir, quand employeur et employé·e n’ont pas les mêmes intérêts dans cette déclaration ! Idée à creuser cependant, car compenser financièrement la précarité inhérente au temps partiel, subi comme choisi, réduirait de fait les écarts de revenu entre les sexes (et les inégalités sociales en prime).

Ces réflexions laissent entrevoir un respect des « choix » des personnes et une réduction des écarts de revenu, mais ne résolvent pas les inégalités des places et des rôles, si les femmes ont en majorité à la fois les temps partiels et les responsabilités domestiques et familiales. Un complément au scénario des temps partiels compensés consiste donc à les partager : autant de femmes que d’hommes à temps partiel.

Le triptyque travail – parentalité – égalité devient : un travail délimité par sa vie de famille, une parentalité préservée et respectée par l’employeur, une égalité entre les sexes, et en prime un écart limité entre les personnes à temps plein et celles à temps partiel grâce à la compensation financière mise en place. Un choix de société peut nous aider à cheminer vers cet équilibre idéal.


Pour une mesure solidaire, présumant les pères capables


Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?

Ce mouvement peut naître de l’instauration d’un congé paternité d’envergure, long et obligatoire (voie qui n’exclut pas les progrès que créeraient : des modes de garde gratuits, garantis et élargis, une réduction généralisée du temps de travail et une compensation financière des temps partiels). Un coup de pouce à l’égalité des sexes, par voie légale. Présumant tous les hommes capables, d’entrer en active parentalité dès l’arrivée de bébé. Et d’agir chez eux de façon juste, dans l’intérêt de la collectivité.


[1] D’autres raisons, politiques, écologiques, économiques ou personnelles peuvent conduire aussi, rationnellement, à limiter les envies de devenir parents.

[2] La romancière et essayiste Belinda Cannone, dans La tentation de Pénélope, assume ainsi de ne pas avoir d’enfants, pour préserver sa liberté et construire des rapports harmonieux et égalitaires avec les hommes, fondés sur le désir.


[i] Moss Peter. Les pères dans les politiques de congés parentaux. Retour sur les données européennes de l’International Network on Leave Policies and Research. In: Revue des politiques sociales et familiales, n°122, 2016. Exercice de la paternité et congé parental en Europe. pp. 103-110 ; doi : 10.3406/caf.2016.3167 http://www.persee.fr/doc/caf_2431-4501_2016_num_122_1_3167

#52- Temps affirmés “choisis”, rôles de sexe reproduits

Les temps dits “choisis”, quand ils désignent un temps partiel souhaité, sont globalement employés à conforter les rôles de sexe. En miroir, la recherche d’un temps plein, comme la volonté de s’y tenir quoiqu’il arrive, même en cas de bouleversement de sa vie personnelle et même sans difficulté économique, pourraient également être observées comme des options plutôt sexuées.

Ecouter “Temps affirmés “choisis”, rôles de sexe reproduits” en audio

« Il serait si simple d’envisager le temps partiel pour les hommes autant que pour les femmes. La problématique de l’équilibre entre travail et hors-travail n’est pas un problème féminin, c’est un problème humain et d’actualité. »

Sylviane Giampino

Karine Briard, autrice du document d’études de la DARES Ségrégation professionnelle entre les femmes et les hommes : quels liens avec le temps partiel ? paru en juillet 2019, indique que « la répartition entre les salariées déclarant avoir choisi de travailler à temps partiel et celles déclarant y être contraintes est proche de celle des hommes, s’établissant dans des rapports de 3/5 – 2/5 pour les deux sexes. Les motifs avancés par les femmes et par les hommes qui sont à temps partiel par choix sont en revanche globalement différents. Les hommes avancent des raisons diverses, mais plus souvent l’exercice d’une autre activité professionnelle ou le suivi d’une formation, d’études, ou encore des raisons de santé. La moitié des femmes déclarent choisir de travailler à temps partiel pour pouvoir s’occuper de leurs enfants ou d’un autre membre de la famille et une femme sur cinq pour disposer de plus de temps libre ou réaliser des travaux domestiques. Néanmoins, ce qui relève de leur souhait personnel de disposer de plus de temps et de partager du temps avec des proches ou bien de la responsabilité familiale et sociale qui s’impose à elles, ne peut être établi. »[i]

 Ces temps partiels sont donc fréquemment pseudo-choisis (ou contraints) dans la mesure où le choix est surtout déterminé par des injonctions sociales selon le sexe des personnes (et non selon leur situation de famille) et leur adhésion à ces rôles prescrits : la femme qui réduit son travail plus ou moins de gré, l’homme qui au contraire et parfois malgré lui surinvestit le travail et la carrière. (Il est banal qu’une femme en couple évoque la vie domestique en s’en attribuant la responsabilité : « mon ménage », « mon repassage », « ma cuisine », « mes courses », « mon linge », indépendamment d’une appétence réelle ; dire « notre » serait le discours alternatif qui mettrait les personnes co-habitantes en responsabilité équivalente.)

Les situations dites « choisies » (pour le temps plein comme réduit) balayent tout le spectre de la liberté de décision, allant du choix personnel libre et éclairé au choix téléguidé, plus ou moins fortement et consciemment, par un rôle social défini dans sa communauté de vie.

A ce constat vient s’ajouter la concentration des femmes dans les métiers les moins valorisés, ce qui fera l’objet du prochain billet.



[i] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_etudes_segregation_professionnelle_femmes_hommes_temps_partiel.pdf

#51- Considérations sur les écarts de revenus exprimés en “Equivalent Temps Plein”

Parmi les façons de présenter les écarts de revenus du travail entre deux groupes, dont l’un compte pourtant près d’une personne sur trois à temps partiel tandis que l’autre n’en compte qu’une sur douze, il est une technique très utilisée : faire comme si les deux populations étaient à temps complet.


Ecouter “Considérations sur les écarts de revenus exprimés en “Equivalent Temps Plein”” en audio

Un consultant de mon entourage, spécialiste des diagnostics en égalité professionnelle, fait d’abord calculer l’écart total, non corrigé, à toute entreprise qui le contacte. Un instructif résultat de 14%, plutôt honorable par rapport au taux moyen de 25%, a contrit un de ses clients. Ce dernier, jusqu’alors certain de son exemplarité, l’avait déduite d’un calcul en équivalent temps plein. Un tel calcul est utile, pour comparer des revenus à l’heure travaillée. Cependant, utilisée comme référence, cette donnée exprime que le temps de travail n’a pas à être pris en compte pour analyser les inégalités. Ce faisant, elle évite plusieurs questionnements qui me paraissent pourtant très pertinents.

1. Et si le temps plein actuel était trop plein ?

En prenant le temps plein comme référence, le calcul en équivalent temps plein stigmatise le temps partiel, subi ou choisi, qui apparaît alors comme la marge, le singulier. Consacrer volontairement moins de temps que le temps plein actuel au travail rémunéré peut par conséquent se révéler transgressif. Le subir suggère la soumission, le choisir, l’insoumission. Mener une vie sobre dans laquelle le travail a une place limitée, avec un temps partiel assez rémunérateur pour vivre simplement, devient un acte de résistance. Limiter volontairement sa disponibilité auprès de son employeur, afin de disposer, à tout âge et quelle que soit sa situation de famille, d’un temps libéré suffisant pour investir d’autres activités, citoyennes, familiales ou associatives, frise la désobéissance. Même s’il est socialement admis que travailler à temps plein est peu compatible, sans une aide conséquente, avec l’éducation de jeunes enfants, voire de moins jeunes, la volonté d’équilibrer réellement ses temps de vie met en cause la norme du temps plein actuel. Des propositions de temps partagé, réduisant la semaine-type à 15h ou 20h, sont régulièrement apportées au débat public, notamment via des essais argumentés (André Gorz « Les métamorphoses du travail », Pierre Larrouturou et Dominique Méda « Einstein avait raison il faut réduire le temps de travail », Rutger Bergman « Utopies réalistes », etc.). Si le temps plein prenait cette dimension, la norme du temps plein n’aurait sans doute plus les mêmes opposant·e·s…

N’est-ce pas défendable de vouloir consacrer un temps limité et maîtrisé au travail productif afin de vivre par ailleurs ? De s’instruire, penser, s’occuper de soi et des siens, créer, s’impliquer dans sa communauté au sens large, s’inscrire dans une vie sociale soutenante ? Quelles que soient sa situation socio-économique ou son appartenance sexuée ? Et ce, sans attendre l’âge de la retraite ?

2. Et si l’écart total de revenus entre femmes et hommes était la mesure pertinente ?

Devons-nous toujours comparer ce qui est comparable ? Cette logique conduit, en exagérant à peine, à calculer les écarts de rémunération à poste égal, diplôme égal, ancienneté égale, âge égal, temps de travail égal, entreprise égale… Bref à lisser un maximum les données. A nier toutes les logiques sociales créant ou reproduisant des écarts de revenus, alors qu’il s’agit de les réduire, ces écarts entre groupes sociaux ! Les faire émerger comme illégitimes entre les sexes dans les milieux professionnels est d’autant plus ardu qu’ils sont plutôt admis comme légitimes entre les différentes catégories sociales au travail, comme le souligne Christophe Dejours dans son ouvrage Conjurer la violence, Travail, violence et santé (2007). Alors calculons et analysons toutes les données. Rendons visible l’écart total entre le groupe des femmes et celui des hommes toutes situations confondues, comme le préconise l’Observatoire des inégalités[i], au lieu de nous contenter d’un écart en équivalent temps plein. Ce seront autant d’enseignements pour agir.

3. Et si la forte proportion de femmes à temps partiel était questionnée ?

Présenter les données en équivalent temps plein peut également représenter un déni des raisons, bonnes ou mauvaises, qui ont conduit beaucoup plus de femmes que d’hommes au temps partiel, réellement choisi, pseudo choisi ou subi.

Il se trouve que ces raisons sont variées, et que le choix de son temps de travail, réduit ou complet, même assumé, peut exprimer une servitude jugée nécessaire, un devoir à accomplir, un don de soi qui rend fier·e, une contrainte limitante, ou l’exercice d’un rôle social plus ou moins valorisé.


[i] Source : Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes : état des lieux, 25 mars 2019, https://www.inegalites.fr/Les-inegalites-de-salaires-entre-les-femmes-et-les-hommes-etat-des-lieux