#88 – Monsieur le président

“J’ai été pétrifiée d’entendre les propos de notre président dans C à vous le 20 décembre dernier. J’ai immédiatement dit à mes enfants qu’il venait de se passer quelque chose de grave, un moment de bascule dans la légitimation de la culture du viol, qui démarre dès l’enfance, à cause de postures d’adultes qui n’en ont souvent pas conscience. Cette réécriture du déserteur n’est pas à la hauteur de mon indignation, mais c’est ce que j’ai pu élaborer pour me soulager, un peu, en tant que militante pour l’éducation à l’égalité des sexes, intervenante pro-égalité, autrice d’ouvrages sur le sujet, engagée pour une masculinité du soin, diplômée en droits humains, mère de trois filles, femme et ex-fille de France.” Violaine Dutrop

Ce texte est aussi publié sur le site d’EgaliGone.

Ecouter la version chantée du texte réécrit

Monsieur le président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps.
Je viens de vous entendre
Sans scrupule défendre
Au nom de toute la France
Un fauteur en puissance.
Monsieur le président
Je ne peux pas me taire
Je ne suis pas sur terre
Pour boire vos arguments
C’est pas pour vous fâcher,
Il faut que je vous dise,
Ma décision est prise,
Je m’en vais objecter.
Depuis que je suis né·e
Sans cesse on nous oppose
Ou le bleu ou le rose
Pour nous faire différent·es.
Cette séparation
Comme d’être noir ou blanc
Prépare l’oppression
C’est une ségrégation.
L’école maternelle
Porte rien qu’en son nom
La sexiste vision
De tous nos gouvernants.
Aux femmes l’éducation
Et aux hommes le monde
En créant l’illusion
D’une mixité féconde
Car à la maternelle
Une fille doit être belle
Soigner faire attention
Et “calmer les garçons”.
Ils auraient des pulsions
Comme se défouler
Crier jouer taper
Dominer opprimer.
Puis à l’élémentaire
On juge bien normale
La position centrale
De colons dans la cour.
Les filles sont priées
De s’adapter autour
De se contorsionner
De compter pour du beurre.
Une fois au collège
Elles sont sexualisées
Sommées de s’habiller
Pour ne pas “provoquer”
Leurs libertés bafouées
Elles vivent dans la peur
Renvoyées à leur corps
Accusées d’exister.
Une fois au lycée
On demande à nos filles
De plaire sans désirer
Et puis de consentir.  
Un garçon désirant
Sauf s’il aime les hommes
On trouve ça charmant
Il devient un bonhomme.


Dedans la vie privée
On voit servir des mères
On voit sévir des pères
Et souffrir des enfants.
Partout on est prié·es
De taire nos histoires
De taire notre colère
De nous taire tout court.
Dedans la vie publique
Les femmes sont des objets
Les hommes sont des sujets
Dont on défend l’honneur.
Des hommes se coordonnent
Sans aucune vergogne
Leurs désirs sont des ordres
L’impunité leur art
L’éducation genrée
Pourtant pas au programme
Déploie toute sa gamme
Dans toute la société.
Partout le masculin
L’emporte haut la main
Et des garçons oppriment
Se pensant légitimes.
L’éducation sexuelle
En revanche nécessaire
Et même obligatoire
Est jugée secondaire.
Dommage car elle enseigne
Deux ou trois trucs utiles
Pour prévenir les violences
Et faire égalité.
Monsieur le président
Vous auriez dû vous taire
Et puis vous renseigner
Sur la culture du viol.
Une victime qui dénonce
Et c’est elle qu’on accuse
De détruire par la ruse
Telle réputation.
En défendant cet homme
Vous méprisez les femmes
Même Brigitte a dû faire
Des bonds à vos côtés.
Monsieur le président
Vos leçons d’empathie
Vous devriez les suivre
Pour vous humaniser.
Dans la France populaire
Que vous pensiez rallier
En agissant en frère
De votre congénère,
Vous n’aurez pas les femmes
Et n’aurez que peu d’hommes
Car la France n’est pas fière
La France est atterrée.



paroles violaine dutrop

#86- 2023 – Comique pour qui ?

C’est occupé. Tu as donc tout loisir d’observer en détail l’affichette des toilettes du bar-restaurant. En toute logique, ça commence doucement à bouillir dans ton âme et conscience, un espace intérieur indomptable et résistant qui a beaucoup de mal avec ce monde si machinal, toxique, peu remis en cause.



Sur ta droite, le barman essuie des verres.

– Dites-moi, ça ne choque personne ?

– Quoi ?

– Le dessin, là, sur les toilettes ?

– Non, pourquoi ?

– Comment vous le décririez, vous ?

– (Souriant mais un peu gêné quand même) Et bien, c’est une petite image comique.

– Co-mique… Un peu comme si on incitait les garçons à regarder sous les jupes des filles… ? Comique pour qui ?

– (Sur ta droite, c’est Silence ça bogue qui démarre.)

Une femme arrive et attend son tour à tes côtés.

– Dites-moi madame, comment trouvez-vous cette image, et que ressentez-vous en la regardant ? Est-ce que vous la trouvez comique ?

Elle regarde en souriant d’abord.

– Alors, intuitivement j’ai souri, mais pas longtemps… J’ai pas vu tout de suite… J’avoue qu’en y réfléchissant, ce n’est pas très heureux. Surtout dans ce sens-là. Peut-être que si c’était dans l’autre sens, ce serait beaucoup plus drôle. Une femme qui ferait ça à un homme… (Puis, se rassurant peut-être elle-même) Mais ne vous inquiétez pas, cette scène ne risque pas de se passer ici, il n’y a qu’un espace toilettes, et il est fermé.

– Mais la scène n’a pas besoin de pouvoir être reproduite dans les lieux. Les symboles suffisent. Les images influencent les gens, leurs idées, comme dans la publicité…

Le barman intervient.

– Si vous voulez, je peux inverser les rôles en dessinant une jupe à gauche ?

– Hum, pas sûr que le résultat soit heureux non plus.

Un homme sort des toilettes. C’est ton tour. En y repensant depuis, tu aurais dû interroger aussi cet homme sur le sujet. Après tout, qui trouverait cette image vraiment comique, même parmi les hommes ? On y voit à gauche le symbole d’un homme (sans jupe) qui a escaladé le mur de séparation du haut duquel il peut voir une femme (symbolisée avec une jupe sur la droite en bas).

En retraversant le restaurant, tu insistes fermement à voix haute et calme auprès du barman : tu ne peux pas trouver ça drôle, ni aucune de tes congénères ; c’est une incitation au voyeurisme ; cette image est sexiste, donc cet endroit valide, voire invite au sexisme. Un autre employé lève la tête et te regarde avec sérieux (le bug est-il en cours de résolution ?). Tu croises le serveur de votre table avant de partir et tu l’informes de la conversation. Sait-on jamais, à trois, ces jeunes hommes seront peut-être en mesure de questionner la signification profonde et les effets de la signalétique des toilettes mixtes du lieu qui les emploie ?

Tu aurais envie de faire plus, de faire mieux, que ta réaction se soit soldée sans délai par le retrait de l’affichette, mais tu n’as pas de stratégie rodée sur le sujet. Il te faudrait l’élaborer. Ton état émotionnel ne te permet pas d’aller bien loin ce jour-là. Et puis tu es en vacances, tu n’es pas seule, tu as envie de lâcher-prise, comme tout le monde… Déjà, tu es restée calme, alors que ta colère est bien éveillée, prête à bondir, mais tu la contrôles. L’habitude. La scène est tellement banale. Tu penses aux petites filles qui s’adaptent à la courante et banalisée prédation masculine en mettant des shorts sous leurs jupes (ou à qui les parents précautionneux mettent des shorts) pour éviter qu’on les leur soulève “pour rigoler” (c’est tellement “comique”). A toutes celles qui renoncent à se mettre en jupe, qui ont transformé leur garde-robe en garde-pantalon pour éviter les embêtements que nombre d’adultes jugeront malheureusement comme des “enfantillages sans conséquence”. Tu penses aux garçons puis aux hommes légitimés dans une attitude de prédation dès l’enfance dans les espaces scolaires puis publics. Et dans ce type de restaurant. Parce que c’est tellement drôle.

Tu penses aux femmes qui ne sortent pas le soir, à celles qui ont peur d’être agressées et aux hommes qui les agressent, sans toujours se rendre compte que ce qu’ils font les agressent. La preuve : cette image t’a heurtée, en vous renvoyant, toi tes filles tes amies ta soeur ta mère tes tantes tes cousines et toutes tes soeurs de coeur, à une catégorie de personnes légitimement agressées dans notre société. Elle a forcément heurté aussi bon nombre de femmes et de filles qui l’ont eue sous les yeux, à qui l’on demande ainsi d’intégrer la normalité de leurs agressions régulières.

Lauren Bastide, dans Futur·es, dit sa préférence pour l’action du Call in (discuter du problème avec la personne ou la structure concernée) plutôt que celle du Call out (dénoncer via la presse ou les réseaux sans passer par la discussion). Tu la rejoins. C’est plus clean de commencer par le dialogue. La difficulté, c’est d’être prise au dépourvu. C’est d’ouvrir un dialogue alors qu’on est submergée par l’émotion, par les effets de l’agression, par la force de l’injuste recommencement.

Cette image n’est pas sortie de l’imagination d’un·e créatif·ve en mal d’idées qui aurait, dans un moment d’égarement, décidé de coller son oeuvre artistique sur cette porte de toilettes, parce qu’un de ses potes au même type d’humour crasse heureusement peu répandu tiendrait les lieux. Non. Cette image a été approuvée par toute une chaîne de décideurs (et même décideuses peut-être) sous différentes formes, pour être vendue dans le commerce. La page Instagram Pépite sexiste en signale plusieurs du même acabit. Donc des gens conçoivent ça, d’autres le dessinent, d’autres investissent dans sa fabrication dans la perspective de le vendre, d’autres l’achètent en gros ou au détail pour l’afficher et partager leur sens de l’humour douteux, leur adhésion au sexisme ou leur indifférence à sa prolifération dans la société. En bout de chaîne, des milliers de gens, adultes, enfants, quel que soit leur sexe et leur genre, ont envie d’aller aux toilettes dans un bar-restaurant et sont exposés à l’image largement vendue, distribuée et affichée. Au point que la domination masculine est intégrée comme acceptable – voire cool – par des hommes comme par des femmes.

Le site DroitsFinances précise que “Le voyeurisme est un délit pénal constitué par l’usage de tout moyen visant à observer les parties intimes d’une personne à son insu et sans son consentement, dès lors que celles-ci sont cachées par des habits ou la présence de la victime dans un lieu clos (une cabine d’essayage fermée, par exemple). La création de cette infraction de voyeurisme vise à l’origine essentiellement à réprimer la pratique consistant à regarder ou filmer l’entrejambe d’une femme à l’aide d’un miroir ou d’un téléphone portable lorsque celle-ci est en robe ou en jupe. Mais ce délit peut par exemple concerner les personnes qui espionnent leur victime aux toilettes ou dans des cabines d’essayage. Le voyeurisme est défini par l’article 226-3- 1 du Code pénal. Il s’agit d’un article créé par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.”

Ce délit est passible de un an de prison et de 15000 euros d’amende. Quel type de société permet sans vergogne son incitation généralisée, sous couvert d’humour ?

#74- 1985 – La leçon d’esthétique

La honte te submerge. En plus de ton acné, de la preuve terrifiante de ton passage au salon de coiffure et de ton humiliation publique que vient d’orchestrer Monsieur S., l’intervention de ton camarade devant toute la classe amplifie ton souhait le plus cher : disparaître. Petite souris tu voudrais être. Le garçon se rassoit, probablement autant gêné que toi.

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C’était un jour de rentrée.

Du haut de tes treize ans, pleine d’allant et d’envie de changement, tu avais eu cette idée folle, avant le retour à l’école. Tu les voulais plus ondulés, tes cheveux déjà souples mais pas assez. Résultat, après avoir choisi un modèle sur un magazine, puis passé un temps infini sous un casque brûlant, tu les as eus frisotés asséchés. La jeune débutante avait dû t’oublier. Impossible de dire un mot en réglant la note. Impossible de ne pas penser à cet argent, obtenu de tes parents, que tu avais si mal dépensé. Pleurs inconsolables en rentrant et plusieurs jours suivants.

Il a bien fallu affronter le retour au collège. Ton professeur de français n’avait de cesse de vous donner des leçons de présentation et autres cours de communication. Il répétait ce mot sans relâche, sans que tu ne saches jamais de quoi il parlait. D’après lui, vous entriez dans son ère. Le monde du vieux Monsieur S. aux cheveux blancs, petit et l’œil fouineur, n’était pas que communication : il était aussi organisation. Militaire l’organisation. Le général a quatre galons, disait-il, donc vous soulignerez les grands titres avec quatre traits, en noir. Ensuite, puisque le colonel a trois galons, les sous-titres auront droit à trois traits, en rouge, et ainsi de suite. Je ramasse les cahiers et tout doit être organisé comme je vous l’ai demandé, en respectant alinéas, couleurs et nombre de traits. Son mot d’ordre était l’ordre, mais son ordre du monde ne l’empêchait pas de tenter sa chance auprès de ta mère, lors des rencontres parents-profs. Dithyrambique sur ses tenues ou sa beauté en même temps que sur ton travail, il avançait sans retenue ses complimenteuses trouvailles. Toi, présente mais visiblement transparente, morte de honte et tremblante.

Quand toute la classe s’est assise ce jour-là, Monsieur S. annonce que vous commencerez le cours de français par une réflexion sur la beauté. Il te regarde bien en face et te demande de venir au tableau. Tu es si mal que ton corps se détache de toi. Tes jambes te portent. Il pose alors cette question à la classe : quelle est la différence entre le laid et le beau ? Grand silence. Il répète. Nouveau grand silence. Une partie des élèves baisse la tête. Tu ne rencontres aucun regard. Peut-être baisses-tu la tête toi aussi. Le beau, dit-il alors en te pointant, c’est le contraire du laid. Malaise dans la classe. A ce moment-là, un de tes camarades, avec lequel tu t’entends bien et que tu voies souvent avec tes amies en dehors de la classe, demande la parole en levant la main. Oui, vous souhaitez ajouter quelque chose ? Il se lève alors : Monsieur, moi, je la trouve très belle. Monsieur S. surpris, te regarde et t’enjoint de retourner à ta place. Le vrai cours peut commencer.

De ce cours de français, ces souvenirs-là sont pourtant tout ce qu’il te restera.

#73- Années 80 – La branche de sapin


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Ta joue te brûle. Par réflexe, tu la couvres de ta main. Peut-être la protègera-t-elle d’une prochaine volée. La branche de sapin est encore bien tenue par la main du garçon. Elle semble la prolonger, l’augmenter, figurant sans doute une sorte de barrière entre lui et toi. Oh non, il ne t’a pas touchée, pas frappée directement : en descendant du car scolaire, il a arraché une branche au premier arbre aperçu et l’a promptement utilisée pour te menacer. T’humilier. Se venger. Te fouetter le visage. Te faire comprendre que tu ne vas pas t’en sortir comme ça. Vous n’êtes que deux à sortir à ton arrêt et personne dans la rue n’assiste à la scène. Tu le croises tous les jours et as pu suivre la transformation de son attention pour toi en haine de toi.

Cela fait des semaines qu’il te tourne autour, sollicitant ton intérêt de toutes les manières à disposition d’un enfant animé d’un désir, d’une volonté, d’un but. Te suivant, te souriant, osant te demander ouvertement de sortir avec lui, te complimentant sur ci ou ça. Persévérant. N’écoutant pas tes réponses, tes refus, tes non, ton malaise, tes tentatives d’échapper à sa présence, à son entêtement. Passant alors aux propos insistants. Menaçants. Puis tu perçois la haine dans ses yeux, peut-être la blessure aussi, lorsqu’un matin à l’arrêt de bus, tu trouves une réplique pour mettre une fin définitive à ses tentatives répétées. Ce jour-là, il reçoit Tu es un plouc. Sans doute ressent-il la force de ton mépris dans cette riposte enfantine. Tu ne saisis pas d’ailleurs ce qu’elle veut dire. Tu as toi aussi une dizaine d’années. Tu as répété ce que des adultes disent parfois.

« Dis-moi donc bergère, mais que s’est-il passé ? Ce n’est pas du tout ce que mon père et mon grand-père m’ont raconté. Ils m’ont dit que les filles n’attendaient plus que moi Qu’avant de fonder une famille je devais m’amuser comme un roi (…) Dis-moi dis-moi bergère, pour qui te prends-tu donc ? (…) Vraiment tu exagères, de tant me résister, Tu devrais être fière que je t’ai remarquée. »

Anne Sylvestre, Bergère, 1975

A quel moment, dans le mécanisme de défense d’une personne qui se sent agressée, bascule-t-elle dans un comportement qui porte atteinte, qui blesse l’autre, alors qu’elle ne souhaite que se préserver ? Par quels mécanismes se tient-elle pour responsable de ce qu’elle inflige à l’ego fragile de son agresseur en le repoussant fermement ?

Tenant toujours ta joue, tu évites son regard, fixant le tien sur l’instrument improvisé, te demandant s’il va à nouveau lever la branche sur toi. Echangez-vous quelques mots alors ? Aucun autre souvenir que le bruit de la branche qui craque puis qui claque. Tu sors enfin de ta tétanie. Tes jambes te conduisent maintenant au pas de course jusqu’à chez toi. Tu ouvres la porte d’un geste précipité tandis qu’un hurlement libérateur sort de ta bouche : « Maman !!!! »

Aucune hésitation chez ta mère. Elle sonne chez lui. Tu es là, à ses côtés, piteuse et sonnée, un peu honteuse d’avoir rapporté, mais reconnaissante aussi d’être écoutée. Justice peut être rendue. Tu aimerais quand même te faire petite souris. Que se passera-t-il, quand la porte s’ouvrira ? Tu trembles. L’échange entre les deux mères a lieu. Le garçon est appelé d’urgence à comparaître. A raconter sa version. Ça sent la sanction, peut-être les coups, en tous cas, le mauvais quart d’heure qu’il passera. Ça y est, il est là, à nouveau devant toi. Doit te présenter ses excuses. Promettre de ne jamais plus t’embêter. Il baisse la tête. Rouge de honte. Semble avoir fait une très grosse bêtise. Même si ta joue à toi te fait mal, tu as aussi mal pour lui. Tu sens son humiliation grandie.

Tu imagines que c’est difficile déjà, d’oser faire le premier pas. On dit aux garçons que c’est à eux de commencer. Puis bien sûr certaines filles ne sont pas intéressées. Les rejettent. Mais certains n’apprécient pas vraiment qu’on leur dise non. Ça les met en colère. Un terrible désir de vengeance s’empare d’eux. Car leur ego en a pris un coup. C’est toute une affaire d’apprendre à gérer ses frustrations, quand on a le désir autorisé. Favorisé. Conquérant.

Tu viens donc de vivre une de tes premières expériences du non consentement. De ses conséquences scabreuses. Et de la culpabilité qui peut en découler.

Mais aussi de ton droit de personne à non consentir. Reconnu par ta mère.

« Créons les conditions pour que l’enfant ait confiance en nous. En cas d’agression ou de harcèlement, et quel que soit l’agresseur, l’enfant doit avoir la certitude que sa mère l’écoutera, la croira, qu’elle la prendra dans ses bras, très longtemps. Et qu’elle va s’occuper de tout. »

Fatima Ouassak

#37- Présumé·e·s semblables, capables, responsables

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Dans mon rêve, l’expérience du face-à-face avec la vulnérabilité humaine est partagée, universellement quel que soit son sexe. Elle consiste dans la prise en charge apprenante d’un bébé qui vient de naître.


Imaginons que les jeunes pères soient tous prévenus qu’ils vont vivre, comme l’immense majorité des mères le sont (prévenues), l’expérience inoubliable, parfois éprouvante, souvent extraordinairement enrichissante, d’un long seul à seul avec leur bébé. Responsables pendant des heures de ce petit être vivant, de la détection et de la satisfaction de tous ses besoins… Imaginons qu’ils la vivent peu après la naissance. Tous. Parce que la société le prévoit. La même chose que pour les mères.

Toutes les femmes ne sont pas prévenues de tout cela aujourd’hui. Ni ne qualifieraient cette expérience ainsi. Cela dépend des personnes. Certaines tombent de haut et peuvent rester en bas un moment. Anéanties.

Mon amie Florence, qui voit grand et par delà nos frontières, est convaincue qu’alors, ils rechigneraient presque tous à envoyer leurs enfants à la guerre… L’Histoire a de fait montré un engouement des hommes bien supérieur à celui des femmes dans les initiatives et entreprises guerrières. John Stoltenberg, dans son essai Refuser d’être un homme – Pour en finir avec la virilité, décrit dans le chapitre « Erotisme et violence dans la relation père-fils » comment l’ordre patriarcal conduit les pères, par des procédés violents et des institutions qui les guident dans leur quête de distinction virile, à « répudier la mère ». Il observe notamment que « Les pères et non les mères ont inventé et contrôlent l’Etat. Les pères et non les mères ont inventé et contrôlent l’armée. Les pères et non les mères mènent la guerre contre d’autres peuples. Et ce sont les pères et non les mères qui envoient les fils à la guerre. » L’imputation de la violence guerrière au patriarcat est mise en cause par bell hooks. Selon elle, « c’est l’impérialisme, et non le patriarcat, qui est le fondement de base du militarisme moderne (…). Dans le monde, de nombreuses sociétés qui sont dirigées par des hommes ne sont pas impérialistes et de nombreuses femmes aux Etats-Unis ont pris la décision politique de soutenir l’impérialisme et le militarisme. » Qui sait ce qui se passerait si ces femmes-là arrivaient en masse au pouvoir ?

Reprenons. Imaginons que soit généralisé un accueil entièrement partagé par les deux parents à chaque naissance. Une parenthèse transformatrice. Une révolution des usages et des mentalités, des perceptions et des expériences. Qui développe un soin partagé des êtres vivants. Qui universalise cette capacité. Acquise dans le face-à-face avec la vulnérabilité de chaque jeune enfant à accueillir. Voici le deuxième mouvement auquel j’aspire. Celui qui engagerait enfin le pas de côté nécessaire : un croche-pied à cette police du genre qui nous prescrit les mises au pas des personnes sexuées que nous sommes. Au lieu de nous considérer comme semblables, c’est-à-dire capables, a priori, de développer des compétences en tout domaine, la première à généraliser étant le soin d’un bébé.

Cette perspective ne constitue pas une mince affaire. Elle est vertigineuse en réalité. Et elle suppose, dans ce domaine encore très réservé au sexe féminin, de favoriser la mixité.


#31- Intermède 2020 – Bisbille dans sa bulle

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Fin de la première semaine de dé-confinement. Il fait beau. Vous engagez, masquées, une longue promenade avec ta fille, jusque dans la forêt. Sur le chemin, vous ressentez, vivez, constatez quelques effets de l’accessoire à assumer. Inconvénients d’abord. Le masque empêche la reconnaissance d’une personne dans la rue au premier coup d’œil. Il limite vos envies d’engager la conversation, de vous lier avec des gens du quartier. A cause de la crainte d’avoir à répéter. Vous vous demandez qui va descendre du trottoir : la personne masquée ou celle qui ne l’est pas ? Ta fille remercie toutes celles qui s’adaptent, qui modifient leur trajectoire pour que le mètre recommandé soit respecté. Elle obtient le signe d’un sourire, un « de rien », une lueur bienveillante dans le regard. Vous vous glissez l’une derrière l’autre quand un croisement se prépare. Entrée dans l’ombre fraiche des arbres. D’habitude, les odeurs sont caractéristiques. Cette fois, l’accès aux senteurs boisées ne sera pas. Restent les sons et les images. Les multiples chants des oiseaux et les bruissements de feuilles. Les lumières dansantes et le bourdonnement des insectes ailés. Vous cherchez des avantages à présent. Les moucherons ne viennent pas vers sa bouche, trouve-t-elle. Vous n’aurez pas à vous laisser embrasser par des gens sans le vouloir, trouves-tu…

Occasion de te remémorer plusieurs épisodes de bisous ou de bises subies qui ont un jour percé ta bulle.

Tu as huit ou neuf ans. Ce garçon te regarde. Il te suit quelquefois. Il se mouche dans sa manche souvent. Son regard est vitreux. Aujourd’hui, il a fait plus : il t’a adressé la parole. Pour te prévenir qu’un jour, il t’embrassera. Tu ne veux pas. Tu as peur. Tu préviens ta grande sœur. Tu ne la quittes pas d’une semelle entre l’arrêt de bus et l’école, puis entre l’école et l’arrêt de bus, mais vous n’êtes pas dans la même classe. Il suffit d’un moment très court, pendant lequel elle n’est pas là. Le temps qu’elle arrive, ou que tu la rejoignes. Assez vite, il fait ce qu’il dit. Pendant ce bref instant, ce moment de solitude pour toi, il te fonce dessus. Tu essaies vainement de lui échapper. Il t’attrape, vise ta bouche, y dépose un baiser. Tu te sens salie. Ta sœur l’attend à la sortie. Pour lui casser la gueule. Elle tape. Tu es soulagée. Il ne t’embêtera plus. Tu savonneras et frotteras ton visage plus vite plus fort plus longtemps pendant des semaines. Il a imprimé une tâche sur ta bouche. Indélébile.

Tu es toute jeune adulte, au travail. Comme la veille, il s’avance vers toi, intrusif. Cette fois, tu réagis, un peu sèchement pour qu’il comprenne bien ton refus : « Je préfèrerais qu’on se serre la main. On se connaît à peine… On n’a pas été élevé ensemble. » Et tu lui tends clairement la main. Ton nouveau collègue vient d’arriver dans le service technique. Hier il s’est précipité sur toi pour t’administrer cette bise rituelle, qui t’a, spécifiquement avec lui, mise tout à fait mal à l’aise. C’est la première fois qu’un salut banal au travail te fait cet effet-là. Sans doute que son attitude ne témoigne que de son envie légitime d’intégration… Mais il y a façon et façon. Avec un regard équivoque, il était entré précipitamment et par effraction dans ton espace personnel. Ton corps s’était raidi. Le sien s’était avancé, rapide et direct, sur sa cible. Irruption sans hésitation. Ton visage, pris en otage.

Tu as plus de trente ans à présent et viens de changer de poste. Tout se complique quand il s’agit de se saluer le matin. Le cercle s’agrandit. Où s’arrêter ? L’usage veut que les femmes embrassent les autres femmes et tous les hommes… tandis que les hommes embrassent les femmes et serrent la main des autres hommes. Ces règles-là ne te conviennent pas. Les bulles des femmes ne sont jamais préservées, ni par les hommes, ni par les femmes. Un de tes collègues t’entoure de son bras chaque fois qu’il te salue, la main sur ton épaule. Tu sursautes, tu te dégages. Tu lui dis que tu n’apprécies pas son geste. Il comprend. Il arrête. Tu lui en es reconnaissante. Tu l’aimes bien. Regard amical. Il est à l’écoute en général. Un jour tu décides que désormais tu serreras la main de tout le monde, sans distinction. Explications nécessaires. Abolition de la bise pas toujours bien comprise. Etonnements mais soulagement.

Tu as changé de service. Réadaptation nécessaire. Le travail est plus humain, moins technique ; les liens sont forts, les relations tactiles, plutôt sincères. Il est grand. Très grand. Au moins deux têtes de plus que toi. Il se penche au dessus de ton visage pour te faire la bise, et lui aussi, pose sa main sur ton épaule. Tu ne le connais pas très bien, mais tu finis par lui dire que les deux faits t’indisposent, t’infantilisent, que tu ne peux pas être dans un rapport de réciprocité avec lui si rien ne change. Il ne sait comment réagir. Il rit. De gêne. Puis il s’entraîne. Pliant les genoux pour se placer à ton humble hauteur, il croise ses mains derrière son dos et te demande si sa position est adéquate pour une bise égalitaire… Tu souris. Il est sincère. Ça ira bien comme ça, pour toutes les prochaines fois !

Désormais tu animes des formations à l’égalité des sexes dans différents milieux professionnels. Une participante propose une situation qui la met mal à l’aise. Il s’agit des rapports inégaux qui s’instaurent quand un homme dans une position élevée s’autorise une relation de proximité physique avec une salariée bien en peine pour exprimer sa gêne. Les bises rituelles deviennent prétextes à placer d’autres gestes…

Le port du masque n’est pas très agréable. Cependant, il pourrait nous conduire à davantage distinguer les liens sincères des liens sociaux, et à effectivement instaurer une barrière qui restera entre toi et toute personne qui aurait l’intention, sans invitation, de percer ta bulle de protection. Il pourrait nous conduire à effectivement voir une barrière qui se dresse si l’on a l’intention, sans invitation, de percer une bulle de protection.

#27- 2018 – Jeux interdits

Ecouter “2018 – Jeux interdits” en audio

Encore ébranlée par ce qui t’es venu en mémoire, tu te lances. « Quand son père est arrivé à la crèche pour le récupérer, le petit jouait tranquillement avec une poupée. J’ai bien vu que le père était furieux quand il a surpris la scène. Et qu’il serait difficile à convaincre… D’ailleurs, il s’est refermé comme une huitre quand j’ai tenté de lui raconter la journée de son fils. Le père a administré une fessée au gamin en rentrant chez lui et lui a interdit de retoucher une poupée. Je l’ai su par sa sœur, le lendemain. » L’animatrice t’a demandé de décrire une situation d’empêchement à laquelle tu as assisté ou que tu as vécue. Tu n’as pas eu à chercher longtemps. Cela s’est passé il y a quelques semaines. Cette scène, malheureusement ordinaire, t’a tellement choquée…  La grande sœur aussi a été bouleversée, ça se voyait pendant qu’elle se confiait. Tu sais, toi, qu’il s’agit d’un jeu d’imitation banal et nécessaire à l’âge de l’enfant. Il rejoue sa journée, reformule et exprime ses émotions, ses observations, ses relations avec les autres, ses ressentis. Un jeu cathartique, on appelle ça, tu l’as appris dans ta formation petite enfance. Indispensable au développement des enfants. L’imitation prend comme modèle un ou une adulte, par exemple le père ou la mère, la poupée représentant l’enfant. Jouer à la poupée : voici l’un des nombreux interdits qui jalonnent l’éducation de nombreux petits garçons. Pas leur rôle. Pas leur place. Trop féminin. Quel garçon aurait envie de se projeter dans le rôle habituel d’une mère ? Pas assez « garçon ». Beaucoup trop « fille ». Terriblement humiliant, d’assimiler un garçon à une fille… Limite insultant. « Arrête de faire ta fille ! » Injonction sempiternellement entendue dans les cours d’école.

« Bonsoir, vous venez récupérer Maël ? » « Oui… Mais qu’est-ce que je vois ?? Je ne comprends pas comment vous pouvez le laisser jouer à la poupée ! C’est un garçon mon fils, vous ne le saviez pas ?! La poupée c’est pas pour lui ! » Déconcertant. Comme d’habitude, tu es mal à l’aise. Tu tentes. «  C’est un jeu banal, tous les enfants y jouent… » « Pas mon fils !! » Tu as du mal à avancer les arguments qui vont faire mouche. A simplement dire au papa que l’enfant s’identifie sans doute à lui, qu’il est un peu son modèle, puisqu’il s’en occupe d’après ce que tu vois. Du mal à dire tous les bienfaits des jeux d’imitation. Tu as du mal parce que tu sais, malgré tout ce que tu as appris et observé, que dans l’imaginaire collectif, ce jeu renvoie à la division acceptable des rôles. Des rôles reproductifs. Chacune sa place (dont s’occuper des enfants, les plus jeunes en particulier). Et chacun sa place (loin de celle des femmes, donc pas vraiment s’occuper des bébés). Prendre soin de jeunes enfants, dans l’imaginaire collectif, n’est pas pour les hommes. Car l’imaginaire collectif a peur. Ces hommes-là pourraient sans doute se transformer… en femmes (ça c’est imaginatif !). Ou en drôles d’hommes… Car, et c’est ce que ce père semble sous-entendre, quel type d’homme se projetterait dans un avenir pareil ? C’est-à-dire l’avenir qu’a aujourd’hui une mère ? (vu de l’extérieur, avenir pas très élevé dans l’échelle sociale si l’on observe la fragile indépendance économique de nombre de mères ; vu de l’intérieur, cela se discute). Tu sens bien que cet avenir-là est perçu comme dégradant pour le père qui est face à toi. Et que dire du regard des autres… qui vont le mépriser s’il endosse ce rôle-là ? Le mépriser de s’abaisser ainsi, de tomber aussi bas. Le considérer comme un sous-homme. En tout cas pas un banal hétéro qui se respecte (attention raisonnement homophobe). Ou alors…, le scénario est inverse… ! Peut-être que ce père rêve de s’en occuper davantage, de son petit loup, en formule tout compris mais il pense « J’ose pas parce que j’ai pas les moyens d’affronter le regard scrutateur de mon entourage, qui a passé tant d’années à construire les barreaux de ma place d’homme enfermé, dont il ne faut pas sortir sous peine d’opprobre. Donc mon fils n’aura surtout pas les velléités que j’ai eues moi et qui m’ont tant coûté lorsque moi aussi je jouais spontanément avec la poupée de mes sœurs (logique : l’enfant joue avec tout sans limite et sans arrière pensée ; ce sont les adultes qui en ont, des pensées obscures). On m’a façonné, je vais te façonner de la même façon. Et ainsi je t’épargnerai les souffrances que j’ai vécues moi. Donc tu endures des interdits ainsi qu’une fessée à deux ans dont tu te souviendras longtemps. C’est pour ton bien. Le prix à payer pour entrer dans le rang, celui qui sert à t’intégrer, à te faire accepter. Je ne veux que ton bonheur, moi… »

L’échange avec tes collègues de formation va te faire beaucoup de bien. Tu as besoin de te renforcer, de te sentir à l’aise désormais, professionnelle, compétente, convaincante, face à toute personne, père ou mère, qui verrait d’un mauvais œil qu’un petit garçon joue à la poupée. C’est-à-dire utilise un poupon petit-soi pour accueillir, exprimer et formuler, puis apprivoiser de mieux en mieux ses formidables émois. Ceux qui habitent son humanité, tout au fond de lui, l’envahissent, le font vibrer ou l’accompagnent à tout moment. Qui ne demandent qu’à éclore, à être accueillis et non à rester enfouis. Une aptitude dont il aura besoin toute sa vie, pour son épanouissement et pour la qualité des relations qu’il va forger avec son entourage. Pour mettre en mots, au lieu de partir en vrille quand l’un de ces émois pointe son museau. Pour se connaître et écouter les autres. Et c’est bien au cœur de ta mission, de veiller à ce que chaque enfant sache accueillir et exprimer toutes ses émotions… Alors vivent les jeux d’imitation !

« La masculinité de domination se construit donc comme une triple violence – contre les femmes, contre les sous-hommes et contre les garçons. »

Ivan Jablonka