#23- 2015 – Ralentissement créateur

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“J’aimerais qu’on parle de la structure narrative de ce roman qui est exceptionnelle (…) Ce sont des chapitres courts alternés. Vous prenez Marie-Laure et Verneer, 16 ans et 18 ans en 1944, et vous procédez par flashbacks, chapitres très très courts, comme des petites nouvelles (…) Comment avez-vous construit, écrit ce livre extraordinairement complexe et en même temps si simple à lire ?”  Tu viens de remporter le prix Pulitzer avec ton dernier roman[1] après un recueil de nouvelles. Un autre écrivain présent sur le plateau de La grande librairie vient de s’étonner du fait que tu te donnes autant de contraintes dans ton processus créatif. Oui, en effet, tu as constaté que la contrainte favorisait l’inventivité, dans ton cas comme dans celui des autres. L’écriture de ce livre t’a donné du fil à retordre ; tu as mis très longtemps à l’écrire. Cependant tu t’es amusé, certain que personne ne le lirait puisque les personnages ne se rencontrent pas dans 90% du livre. La réponse que tu t’apprêtes à livrer va faire son effet et tu ne laisses rien paraître de ton éventuel petit plaisir. « J’écrivais des chapitres courts parce que j’avais des enfants très jeunes. J’ai des jumeaux… ça m’a pris dix ans à écrire et mes enfants ont dix ans. C’était encore une contrainte supplémentaire. Je ne pouvais travailler que deux à trois heures d’affilée, donc je pouvais simplement écrire un petit chapitre ou enlever quelques mots de trop, ou encore affiner une image avant de faire quelque chose avec les enfants. Et d’une certaine façon ces chapitres courts rencontrent mon style d’écriture… Si j’alternais comme un match de tennis chaque personnage, je pouvais conserver chaque personnage tourné dans l’esprit des lecteurs. » Tu assumes tes raisons et tu les partages avec un sourire (moqueur ?), dans ta position d’écrivain, d’artiste pas tout à fait enfermé dans les représentations traditionnelles qui pourraient encore sévir ici ou là. Peut-être seras-tu incompris… Ou peut-être seras-tu admiré pour ta posture d’écrivain-père investi. Un exemple à suivre par tout type de parents ? Tu as su transformer la responsabilité parentale en atout. Alors qu’elle est habituellement dénommée contrainte, quand il s’agit de l’inscrire dans le rythme effréné d’une vie professionnelle commune.

« Le développement d’un enfant demandera toujours de la présence, du temps, le développement d’une succession d’étapes incompressibles. Les enfants sont des ralentisseurs. En cela aussi ils sont utiles : ils contiennent les femmes et les hommes qui leur sont proches dans une humanité de pensée et de sentiments. Si les femmes sont particulièrement sensibles aux questions de temps, c’est aussi grâce à eux. Grâce à eux, et non pas à cause d’eux. »

Sylviane Giampino


[1] Toute la lumière que nous ne pouvons voir, d’Anthony Doerr, Albin Michel, 2015. Œuvre effectivement formidable que je me suis empressée de dévorer après l’émission puis de promouvoir et prêter autour de moi.

#5- 2001 – Mon père, ce héros

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Ta mère est chaque fois contrariée. Chaque fois qu’elle raconte cette histoire. Tu l’entendras à plusieurs reprises. Et ton père, qui prend ce petit air amusé quand elle se met en colère… L’anecdote est un peu associée à ta naissance. En tout cas, c’est ainsi que tu en prendras connaissance. Un jour, tu demandes comment tes parents ont changé de travail à deux et déménagé à des centaines de kilomètres, quand tu avais à peine trois ou quatre mois. Ta mère avait déjà trouvé un poste à Lyon et allait être mutée. Ton père avait cherché et trouvé facilement l’année précédente dans une nouvelle entreprise. Un peu trop tôt cependant, en regard de la date prévue de ta naissance. Donc il les faisait attendre, cherchant éventuellement un autre poste qui collerait au calendrier professionnel de ta mère… Donc, un an après sa première candidature, il se rend à nouveau au service des ressources humaines de l’entreprise intéressée par son profil, pour un autre poste. Et là, il tombe sur une jeune femme, la trentaine, qu’il ne connaît pas. Elle lui demande pourquoi il veut venir à Lyon et à cette date-là en particulier. Ton père répond alors qu’il suit sa femme, qu’elle démarre dans quelques semaines à Lyon. Son interlocutrice en lâche presque son stylo, lui fait un grand sourire, impressionnée, et le félicite parce que « C’est rare, ça, un homme qui suit sa compagne ! ». Et il a eu le poste. C’est ton père. Un héros des années 2000. Grand sourire amusé en rentrant. Encore plus amusé quand l’histoire est racontée avec les intonations outrées de ta mère. Parce qu’en ce qui la concerne, quand on observe son même parcours géographique, la question qui lui est posée en entretien, c’est plutôt : « Vous avez bougé chaque fois pour suivre votre mari ? » Et l’on s’attend avec résignation à ce qu’elle réponde « Oui ». Puis à devoir évaluer les risques que l’employeur prendrait en aménageant une place à une salariée qui lâchera probablement l’équipe à la moindre velléité de bougeotte professionnelle de son mari.

« Le poids des représentations, des mentalités, des habitudes sociales et de la répartition statique des rôles joue à plein dans cette maternité si normale et si problématique à la fois. Les employeurs ont une responsabilité dans les discriminations qui entourent la grossesse, mais elle est aussi celle de l’Etat, de l’Education et des parents eux-mêmes qui véhiculent des modèles de couple parfois bien loin de la « femme libérée ». »

Christophe Falcoz, L’égalité Femmes-Hommes au travail – perspectives pour une égalité réelle