Cet article a fait également l’objet d’une chronique en ligne dans le 50-50 Magazine sous le titre “Chroniques méditatives d’une agitatrice : Nourrir l’inégalité malgré soi”, le 20/08/2020.
Il t’a saluée de loin. De temps en temps, vous vous croisez dans le quartier, alors qu’il sort de son antre, pour prendre l’air ou rendre un service à la maisonnée. Il travaille beaucoup. Le week-end, le soir, en plus de la journée. Souvent de chez lui, en tant qu’expert indépendant, ingénieur diplômé. Il répond à des appels d’offre, a des compétences reconnues, demandées. Tu connais mieux sa femme, très présente auprès de leurs enfants, à l’école, dans la vie de la commune. Elle a mis sa vie professionnelle entre parenthèses depuis quelques années. Assure le quotidien. Les courses, les repas, l’organisation générale, le linge, l’appartement, l’entretien. Les invitations, les activités des enfants, leurs vacances… Lui aurait aimé travailler dans la nature, de préférence parmi les arbres. Garde-forestier par exemple, en montagne assurément. La vie en a décidé autrement. Faire de hautes études, habiter en ville, travailler beaucoup, faire du chiffre d’affaires, assurer l’avenir de sa famille, de soi, faire ses preuves. Répondre aux attentes, aux demandes, aux besoins, aux exigences, aux reproches parfois. Cela fait quelques années que vous échangez avec plaisir. Il se questionne beaucoup. Tu aimes la compagnie des gens qui se questionnent, qui doutent, qui écoutent. Qui ont un rêve, même s’il se tient loin. Tu as le projet d’agir pour plus d’égalité entre les femmes et les hommes ; ce sont notamment les inégalités professionnelles qui t’ont amenée à imaginer toucher les personnes dès la petite enfance. Vous en discutez. Il est très encourageant. Cela rencontre ses valeurs profondes, tu le sens bien. Il te dit « Je suis vraiment pour l’égalité professionnelle. Je trouve anormal que les femmes soient discriminées. » Là, tu réfléchis à ce que cette réponse suggère. A ce qu’elle masque aussi. Il y a quelques années tu as vécu une expérience assez déroutante qui te revient en tête. Un de tes collègues est venu à ton secours alors que tu te fourvoyais bien comme il faut. Alors que tu parlais de ton entreprise en la qualifiant de « boite d’ingénieurs », il t’a reprise à juste titre. Numériquement, il s’agissait bien davantage d’une « boite de techniciens »… Or, ton propos visait uniquement les cadres, cette catégorie dont tu faisais alors partie ; il invisibilisait donc les autres. Ton propos révélait un mépris de classe. Tu l’avais déçu. Il te l’avait dit. Il avait bien fait. Ta parole était en tel décalage avec tes valeurs… Ton collègue, que tu remercies encore aujourd’hui, t’a accordé ce jour-là sa confiance dans ta capacité à te remettre en question. En appelant avec bienveillance et fermeté à la responsabilité d’aligner ses actes avec ses valeurs… Tu te sers aujourd’hui de cette petite histoire vécue lorsque tu animes des formations. L’humilité peut très certainement nous faire progresser. Revenue à toi, tu décides donc de l’interpeller progressivement : « Tu connais beaucoup de femmes qui exercent ton métier, et qui ont ton statut ? » « Non, pas vraiment. » « Comment ça se fait ? » « Je ne sais pas… Moins de femmes qui s’orientent vers une formation scientifique… Moins de femmes qui ont envie d’exercer ce métier. Peut-être qu’elles sont moins admises ou moins visibles ; je ne m’en rends pas compte… Elles sont moins disponibles sans doute. » « Quand il y a des femmes et qu’elles sont autant disponibles au travail et reconnues que toi, ont-elles une vie de famille ? Si oui, comment font-elles ? Partagent-elles les tâches ? Ont-elles un conjoint (ou une conjointe) qui s’occupe de tout à la maison ? Ou paient-elles quelqu’un ? Ou se débrouillent-elles par leurs propres moyens en plus de leur travail… Dans quelle situation personnelle peuvent se trouver des femmes qui consacreraient autant de temps que toi au travail ? Sont-elles aussi nombreuses que les hommes qui peuvent le faire ? » Il te dévisage, tu es sans doute allée trop loin… Ou bien non, il vient simplement d’entendre que son propre positionnement et celui de sa femme en miroir contribuent à nourrir les inégalités professionnelles. Alors qu’il était convaincu d’être en phase avec ses valeurs, ou tout du moins de ne pas les contredire. Convaincu de ne rien fabriquer de négatif, d’être neutre en quelque sorte. Ou comment un jour, d’un coup, on peut prendre conscience qu’on agit quotidiennement à l’inverse de ce que l’on défend pourtant.
La prise de conscience des hommes sera longue ; elle est sans doute à son commencement, en tout cas très inachevée. Lire Fortune et infortune de la femme mariée, de François De Singly, t’apprendra que depuis des décennies, plus une femme a d’enfants, plus elle réduit ses revenus et son temps de travail. Plus un homme a d’enfants, plus il augmente ses revenus et devient disponible au travail. Tout se tient, dans une logique insidieuse reconduite implacablement.
« Pour transformer la vie des femmes, nous devons aussi changer le regard que les hommes portent sur eux-mêmes. C’est tout à fait possible. »
Claire
Messud, écrivaine[i].
[i] Entretien avec l’écrivaine retranscrit dans la revue America, n° 06/16, p.102