#69- Congé 2ème parent : pourquoi défendre une longue part obligatoire ? (partie 1)

J’ai annoncé au moins dix arguments dans mon billet précédent pour que soit mis en place un congé paternité / deuxième parent non seulement long, mais avec une part obligatoire SIGNIFICATIVE (petit pas : le Sénat vient d’acter cette semaine de… sept jours obligatoires pour juillet 2021). Voici les quatre premiers.


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1. Augmenter les possibilités pour les mères de faire des choix

La question qui se pose, quand il s’agit d’imposer quelque chose, est bien sûr celle de l’obstruction des libertés… Faut-il forcer au chausse-pied les couples hétérosexuels à l’égalité ? Créer un congé paternité obligatoire serait-il intrusif dans un couple qui d’un commun accord décide de maintenir les rôles traditionnels sexués ? A quel titre condamner ce schéma ? Ma réponse est celle-ci : « Dans quelle mesure le commun accord est-il équilibré, choisi de façon éclairée par les deux parties dans un couple ? » Abordant l’inégale répartition des tâches dans les familles, qui mène certaines femmes à s’occuper de leur foyer, l’historien Ivan Jablonka avance que « toute mère au foyer doit pouvoir revenir sur son choix à tout moment (…) Cela suppose, au minimum, d’avoir fait des études, passé le permis de conduire et cotisé pour sa retraite, sans quoi l’investissement domestique n’aura offert que le confort de la servitude. A cette condition sine qua non, on peut accepter les configurations où, pour une période donnée, en fonction des exigences de carrière, l’un des conjoints s’investit moins que l’autre dans la famille. Cet arrangement ne doit pas profiter qu’aux hommes. (…) Le féminisme doit respecter les compromis de couple, mais les compromis de couples doivent aussi respecter le féminisme. »

L’imposition d’un tel congé pour le père, libérant les mères de leur place omnipotente dans la fonction-mère, les prémunirait contre le non choix, la résignation ou l’abandon de soi, qui peut résulter de l’enfermement.

2. Echapper à l’enfermement des hommes et femmes dans des rôles sexués

En creux, le caractère optionnel du congé actuel entérine le rôle prépondérant de l’homme pourvoyeur de revenus dans les familles, tandis que la mère reste la pourvoyeuse de soin attitrée. Elle a pourtant fait son entrée et son chemin depuis un moment dans le travail rémunéré. Lui est pourtant tout à fait capable, au même titre que toute femme réputée d’office compétente, de dispenser les soins requis ou de s’y entraîner. Victoire Tuaillon, dans son ouvrage Les couilles sur la Table (2019) suggère que nombre d’hommes ne sont pas encore prêts, d’eux-mêmes, à sauter le pas de l’implication, à moins que ce soit le dialogue – ou la confrontation – avec leur partenaire qui les effraie. Elle cite les propos de François Fatoux, membre du Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes, rapportés dans Ouest France le 8 mars 2015 : « Un homme sur quatre avoue qu’il reste plus longtemps au travail le soir, prétextant que son patron le lui a demandé, pour rentrer après les devoirs et la préparation du repas. D’autres achètent « la paix » en faisant des cadeaux à leur compagne. La technique la plus répandue reste le fameux « je le ferai la prochaine fois ». Plus original, 39% avouent se cacher ou sortir de la maison. Certains ont même déclaré faire semblant d’être souffrants. » Se permettre de choisir, détenir la liberté de s’investir ou pas, dès lors que l’on a décidé (ou juste accepté ?) de faire un enfant, c’est enfermer la mère dans ce rôle. Si le congé paternité devient obligatoire, la responsabilité parentale effective sera plus souvent mixte et le choix d’enfant réfléchi à deux.

Aujourd’hui, certaines femmes, après un investissement important au foyer, sont parfois contraintes, par nécessité économique, de prendre place dans la sphère professionnelle. Quand elles y parviennent, cette nouvelle situation, hors de chez elle, rémunératrice, peut les conduire à développer une pensée sociale et politique parfois confiée jusque-là à leur conjoint. Aujourd’hui, certains hommes, précédemment pris en charge sur le plan domestique ou familial, se trouvent démunis parce que leur exclusion des tâches d’entretien, de la cuisine ou de l’éducation a été constante. Assignés à un rôle de pourvoyeurs de revenus, ils n’ont pu créer la relation avec leurs enfants qui aurait permis confiance et confidences. Pratiquant insuffisamment le travail émotionnel (Victoire Tuaillon), ils se sentent plus souvent perdus face à la maladie et au soin nécessaire de leur partenaire de vie. « Une étude terrifiante montre que les femmes ont sept fois plus de chances d’être abandonnées par leur conjoint quand elles ont un cancer (21% des cas) que les hommes par leur conjointe quand ils sont dans la même situation (3% des cas) »[i]. Quelles libertés, mais aussi quelles responsabilités est-on en capacité d’exercer vraiment dans les domaines dont on s’est exclu·e toute sa vie ?

3. S’adapter aux différentes configurations familiales

Au-delà de considérer aptes les deux parents de sexe différent dans le soin des enfants, l’alignement du caractère obligatoire du congé maternité sur celui de l’autre parent permettra de considérer de façon équivalente deux parents éventuellement de même sexe vis-à-vis de l’enfant à naître. Cette mesure permettrait de considérer davantage l’enfant comme bénéficiant a priori de l’attention de deux personnes qui en déclarent la responsabilité parentale, indépendamment de leur sexe. Cette mesure, en légitimant la double responsabilité de l’accueil et du soin de l’enfant, serait en phase avec des configurations familiales plurielles.

4. Rééquilibrer le pouvoir de négociation au sein des couples

Imaginons les effets d’un congé paternité obligatoire qui se substituerait à la persistante mais délicate attention française « On ne peut pas le leur imposer quand même ! ». Tout d’abord, 100% des pères concernés le prendraient, au lieu de près de 70%. En toute logique, les 30% de jeunes enfants français n’ayant pas la chance de compter actuellement sur cette disponibilité à temps plein de leur père en bénéficieraient, tandis que leurs mères seraient bien soulagées (au moins dans le monde salarié). Les 100% des mères de ces bébés n’auraient pas à négocier avec leur compagnon la prise du congé, ni sa durée – « Tu pourras prendre quatre ou huit ou onze jours ? »  (7% des pères qui le prennent ne le prennent pas en totalité)[ii], puisque comme pour elles, une durée minimale serait instaurée par voie légale.

La plupart des mères subissent aujourd’hui seules les effets domestiques, familiaux et professionnels, de leur retrait long (mais plus court que dans d’autres pays d’Europe) et obligatoire du travail, qui déclenche une (ré)assignation des deux sexes dans des rôles traditionnels. Cette confirmation persistante des rôles sexués déséquilibre le pouvoir de négociation au sein des couples, ce qui affecte un ensemble de choix de vie. Le lieu de vie ou de travail, le type d’emploi recherché, la disponibilité requise, l’évolution professionnelle, le temps de travail de chacun·e, les adaptations des emplois aux âges et besoins de l’enfant, ou encore le mode de garde, ses horaires et les moyens à y consacrer sont autant de sujets dans lesquels les pouvoirs de négociation sont inégaux dans un couple aux membres impliqués inéquitablement dans les tâches parentales.

Les trajectoires individuelles seraient davantage rediscutées si un congé paternité long était une étape obligatoire dans le devenir parent.


[i] Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table, Binge.audio.editions, (p.132), 2019, à propos de l’étude citée Gender disparity in the rate of partner abandonnent in patients with serious medical illness, Cancer, 2009 (Collectif)

[ii] Source Hélène Périvier, 2017, « Réduire les inégalités professionnelles en réformant le congé paternité», OFCE policy brief 11, 12 janvier  

#56- 8 à 10% de l’écart restent “inexpliqués”

Parvenir à présent à la fameuse part « inexpliquée », c’est-à-dire explicable seulement par la discrimination pure et simple, même involontaire, même non consciente. Voire par l’auto-censure.

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Vous êtes une femme, avec son lot de caractéristiques supposées. Vous les avez même intériorisées. Discrimination sournoise, parfois. Installée dans le temps, souvent. Sur les 25% d’écart de rémunération, cette partie représente 8 à 10%. Aucune autre raison révélée dans les analyses courantes. Ni le temps partiel, ni la différence de métier, ni le niveau dans la hiérarchie…

L’effet « couple » évoqué plus haut est une clé d’analyse peu brandie, alors qu’il est une variable explicative forte des écarts de traitement plus ou moins visibles (et encore davantage l’est la situation parentale). Sans doute parce qu’il s’exerce dans le registre de l’admis, intériorisé comme inéluctable. Ce registre du « c’est pas pareil ! » qui organise, perpétue, nous familiarise avec et finit par normaliser des rôles… puis les enfermements et injustices qui en découlent. Ce registre qui conduisait l’employeur de ma collègue déjà citée à supposer (et même à décider pour elle, puisqu’il ne lui proposait pas de CDI sur ce motif) que sa contribution financière aux revenus du foyer était un « salaire d’appoint », qui justifiait sa dépendance économique. Juste parce qu’elle était, dans son couple, la femme.

Ce registre qui conduit par ailleurs une femme active « formidable » à la complicité. En consacrant un temps beaucoup plus important que son conjoint à son foyer, le libérant ainsi de ces multiples contingences matérielles qui l’empêcheraient d’exercer pleinement le rôle d’homme qu’il a appris à incarner. Rôle consistant à investir utilement son temps dans et autour de son travail : gagner plus (heures supplémentaires, astreintes, célibat géographique avantageux financièrement, déplacements indemnisés…), évoluer (se former, développer son réseau), se détendre (il travaille : il faut bien qu’il récupère). Un de mes responsables avait gravi bon nombre d’échelons de l’entreprise. Disponibilité sans faille et chemises impeccables. Sa femme, il me l’a dit, avait toujours tout pris en charge après son propre travail. En guise de reconnaissance, il lui offrait chaque année sa prime de performance et un bijou en coffret.

Face à ces écarts de revenus persistants, et à leurs causes mises en lumière, définit-on collectivement la stratégie adaptée ? Témoigne-t-on d’une réelle volonté d’agir ?

De l’énergie est déployée depuis des années, sans vraiment de résultat, pour dénoncer et réduire cet écart de -25%… N’est-ce pas également celui de +33% qui serait à interroger, voire à bousculer ?

Faire désormais un pas de côté. Définir et actionner une stratégie renouvelée.

“Je suis pour le retour des hommes à la maison. C’est pas une émancipation que d’aller à l’usine. Il faut réhabiliter les artisanats domestiques. L’égalité femmes-hommes, c’est les hommes qui doivent être égaux aux femmes, et pas l’inverse.”

Thierry Sallantin, Ethnologue[1]


[1] Intervenant dans le public lors de la table ronde “Ecoféminisme : quand les femmes défendent la planète”, le 5 décembre 2017 à la Cité des sciences et de l’industrie, Paris La Villette, autour de la 50ème minute

#47- L’écart au masculin, c’est un tiers en plus

Si l’on compare, toutes situations confondues, les revenus du groupe des hommes à ceux du groupe des femmes (ce dernier étant alors retenu comme la référence), ils perçoivent 33% de plus qu’elles en moyenne.

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Donc elles perçoivent 25% de moins. Reprise utile du calcul à l’envers. Bénéfice probable d’un nouvel éclairage sur le sujet. Identifier et dire combien, en moyenne, le groupe des hommes gagne de plus que celui des femmes. Attention… l’écart devient +33%, en faveur des hommes. S’ils gagnent 100 €, c’est en effet 25 € de plus, soit un tiers de plus que les 75 € qu’elles perçoivent. Résultat qui fait rarement les gros titres. Forcément. Tout d’abord, en modifiant la référence, il suggérerait que la cible serait la rémunération moyenne des femmes. Objectif nettement moins ambitieux, et qui deviendrait celui des hommes : rejoindre le groupe des femmes. Ensuite, au vu de l’effet produit par ce renversement du calcul sur mes groupes en formation, je peux avancer qu’il affirmerait un peu fort ce que personne ne semble vouloir voir de trop près : l’ampleur de l’injustice. Et par là, la nécessité criante de remettre en cause l’organisation sociale aboutissant à cet écart.

Attention, cela ne signifie pas que les hommes sont tous à envier ni les femmes toutes à plaindre. Des disparités existent parmi eux, comme parmi elles. Parmi les raisons des écarts entre les sexes (mais aussi des écarts entre les hommes), il y a la situation familiale… des hommes. C’est ce que suggère un cadre intermédiaire dans le domaine de l’éducation, cité dans les résultats d’une récente enquête canadienne qui interrogeait les réactions ou non réactions des hommes face au sexisme au travail : « Les choses que vous pouvez faire pour réussir sont, je crois, fondées sur un système qui… A… supposerait que vous êtes un homme sur le lieu de travail, et B… supposerait que vous avez une conjointe à plein temps à la maison. Je pense donc que nous appliquons un modèle familial très paternaliste, un modèle familial très traditionnel dans notre lieu de travail et dans nos attentes. J’ai entendu plus d’une fois que, « oh, tout le monde a besoin d’une épouse au travail, n’est-ce pas ? » (Enquête Catalyst, 25 juin 2020)[1]

Si les revenus des hommes en couple sont le point de vue retenu, ce cadre-là ne se trompe pas…


[1] Negin Sattari, Emily Shaffer, Sarah DiMuccio et Dnika J  Travis, Interrompre le sexisme au travail Qu’est-ce qui incite les hommes à intervenir directement ou à ne rien faire? (Catalyst, 25 juin 2020).

#46- L’écart au féminin, c’est un quart en moins

Si l’on compare, toutes situations confondues, les revenus du groupe des femmes à ceux du groupe des hommes (ce dernier étant alors retenu comme la référence), elles perçoivent 25% de moins qu’eux en moyenne.

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Les chiffres stagnent. Ce pourcentage, quasiment invarié, est rappelé par la presse chaque 8 mars[1]. Cette journée internationale permet, quand elle est bien comprise pour ce qu’elle vise, de mettre en lumière les raisons et les actions de la lutte pour les droits des femmes. Ceux conquis, toujours fragiles, et ceux à conquérir, pas toujours imaginables. Parmi les constats récurrents, qui sont d’abord ceux des violences faites aux femmes de par le monde, il y a aussi les écarts de revenus. En France, tous métiers et tous temps de travail confondus, l’écart moyen de revenu entre les femmes[2] et les hommes[3] se maintient, goguenard, autour de -25% en défaveur des femmes (-22% pour les non salarié·e·s)[4]. Elles perçoivent donc 75 € quand ils en perçoivent 100 en moyenne. Autant de liberté d’agir et d’autonomie en moins, si l’on convient que détenir quelques monnaies sonnantes et trébuchantes procure deux ou trois libertés ici-bas. La personne dont le revenu est secondaire dans un couple restreint sa contribution aux dépenses du ménage et ses dépenses personnelles. Cette domination économique, s’ajoutant à celles de l’âge et de la force physique, a des conséquences dans son expérience sexuelle[5] et dans sa capacité à agir en cas de séparation. L’accès aux biens et services marchands (donc non fournis gratuitement par un service public), dépend du nommé « pouvoir d’achat »[6] issu d’un revenu. Si tout ne s’achète pas, des services contribuant à l’autonomie et à la dignité sont encore payants, comme le logement, le transport, la nourriture, l’énergie, l’eau… Pas tout à fait des broutilles.


[1] La DARES a publié en Mars 2015 La mesure des écarts de salaires entre les femmes et les hommes, note qui fait état des différentes méthodes de calcul utilisées par les organismes publiant des données statistiques sur le sujet.

[2] La rémunération annuelle nette moyenne des femmes était de 14.825 € en 2012, soit la somme des rémunérations nettes perçues par des femmes divisée par le nombre de femmes, tous temps de travail confondus. Les résultats de cette étude portent sur les salarié·e·s du secteur privé non agricole et des entreprises publiques, couvrant 76 des 85 familles professionnelles. (Source : Ségrégation professionnelle et écarts de salaires femmes-hommes, 06.11.15, DARES, https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-082.pdf.) Je n’ai pas trouvé de données plus récentes faisant état de tous les temps de travail confondus. Les données plus récentes sont en effet calculées en équivalent temps plein, ou bien en différence entre salaires horaires, ce qui minimise l’écart réel de revenus.

[3] La rémunération annuelle nette moyenne des hommes était de 19.953 € en 2012, soit la somme des rémunérations nettes perçues par des hommes divisée par le nombre d’hommes. (Source : cf. note précédente)

[4] A propos des personnes non salariées : « En 2017 comme en 2016, les femmes non salariées classiques gagnent en moyenne 22 % de moins que leurs confrères (3 030 euros par mois contre 3 880 euros). Pourtant, elles exercent dans des secteurs souvent plus rémunérateurs : si elles se répartissaient de la même façon que les hommes dans les différents secteurs, leur revenu moyen serait inférieur de 32 % à celui des hommes. Une partie de l’écart s’expliquerait par un volume de travail moins important ; elles sont aussi plus jeunes et dirigent en moyenne des entreprises plus petites. » (INSEE PREMIÈRE No 1781, 07/11/2019)

[5] A propos de l’expérience sexuelle : Marine Spaak, dans ses chroniques du sexisme ordinaire réunies en bande dessinée sous le titre Sea, sexisme and sun (2018), mentionne p.86 que « les relations hétérosexuelles sont déséquilibrées et placent les filles et les femmes en position d’infériorité par rapport à l’argent, à la force physique, à l’âge et donc logiquement, à l’expérience sexuelle. » Le temps partiel participe à ce déséquilibre, dans le cas où il conduit à une contribution financière inférieure dans le couple.

[6] A propos du dit “pouvoir d’achat” : Il y aurait beaucoup à dire sur le bien-fondé de cette expression largement répandue, comme l’illusion de puissance qu’elle suggère dans l’acte d’acheter, confondu avec un indicateur de bien-être, qui valorise l’accès aux services marchands, faisant de nous des consommateurs et consommatrices satisfaisant des besoins en partie artificiels, pendant que l’accès à des services publics satisfaisant nos besoins essentiels, qui feraient de nous des usagers et usagères exerçant des droits, non seulement décroit, mais me semble de plus en plus traité comme un fantasme.