#36- Intermède 2020 – Altérations identitaires

Tu ne connais pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience : voir son nom remplacé, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ».

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Sa colère la prenait d’un coup, alors qu’elle venait de relever le courrier. C’était le signe qu’elle avait, une fois de plus, reçu une de ces lettres. Une lettre qui paraissait lui être adressée, à elle, à en croire le « Madame » lu dans la case idoine, mais dont la destination n’était ni franche ni entière. Elle avait été amputée. Dissoute. Volontairement. Un bout d’elle, presque tout en fait, avait été remplacé. En un coup d’œil. Ne subsistait que son statut d’épousée. Car ensuite, suivaient le prénom puis le nom de naissance de celui avec qui, un jour, elle s’était mariée.

Le plus souvent, la colère éclair montait en elle puis se dirigeait spontanément contre lui, comme s’il avait fomenté le coup. Tout tendait en effet à prouver sa complicité. Non seulement il se trouvait là, dans l’instant ou le soir même, mais il était à coup sûr impliqué, puisqu’il apparaissait, sans équivoque, sur l’enveloppe. Alors qu’il ne l’ouvrirait pas. Sciemment cité, identifié, nommé dans son entièreté. Prénom et nom. Ecrasant. Plus que présent. Omnipotent.

L’affront répété, évident, intrusif, la décrivait comme « une femme de ». La réduisait à « une femme de ». L’effaçait en tant que personne. L’affirmait dépendante de lui, digne d’exister sous condition : exclusivement à travers lui.

A défaut de lui prêter le pouvoir d’empêcher de telles offenses, elle semblait attendre de lui qu’il redressât les torts causés. Tu tentais, depuis ton regard d’enfant, d’imaginer comment il aurait pu procéder. Peut-être en contactant l’expéditeur. Ou l’expéditrice. En lui disant son fait. En exigeant excuses et rectification. En obtenant à tout le moins une prise de conscience. Car dans la plupart des envois, ces règles d’usage, reproduites en âme et conscience, ne suscitaient probablement pas d’interrogation chez les scribes. Elles passaient d’ailleurs pour la marque d’une excellente éducation. Conservatrice et sexiste, mais excellente, de la même sorte que celle qui conduit les femmes à passer le jour J du bras du père à celui du mari. Tout un symbole…

C’est bien le propre d’une norme sociale que de traverser les lieux, les âges, les vies, les âmes et les esprits, sans que quiconque ne la bouscule. Sauf les rebelles.

Savoir ce qui doit être inscrit sur l’enveloppe relève d’une certaine noblesse. Le panache d’une éducation réussie. Et ce, malgré les marques qu’une telle pratique laisse, malgré les idées qu’elle propage, malgré les dégâts qu’elle cause à la multitude de personnes visées, évidemment touchées. Des femmes peuvent se sentir flattées ou fières de cette reconnaissance de femmes épousées, d’autres indifférentes ou affaiblies. Dans tous les cas, leur identité première s’en trouve de fait remuée.

De mémoire, tu n’as jamais assisté à une scène de ce type : ton père admettant le préjudice d’abord, puis exigeant réparation pour la douleur symbolique mais réelle causée à ta mère. Réparation pour la sape de soi engendrée par cette présumée « bonne manière ». De façon récurrente. Cette « bonne manière » qui définit en miroir un homme marié comme possédant la femme avec laquelle il s’est uni. Qui fait d’elle une ressource, un capital, un objet approprié, une ombre. Parce que la manière est si « bonne » qu’elle n’est pas réciproque. Pourtant, il ne s’agit plus que d’usage et non de loi, ce qui devrait laisser la place à d’autres choix.

Sans doute est-ce difficile de se mettre à la place d’autrui. Impossible même. Sans doute est-ce encore plus difficile, pour qui appartient à une catégorie privilégiée, pour qui est étiqueté dominant jusque sur les enveloppes adressées à sa partenaire de vie, de s’en offusquer jusqu’à exiger le rétablissement d’un juste équilibre des positions. D’une juste distribution des considérations. Cela supposerait de descendre du promontoire sur lequel la « bonne manière » d’autrui, par convention sociale, l’a hissé. Quelle est la part de l’arbitraire dans cette place obtenue ? Et celle du mérite ? Cette place est-elle neutre, dans les rituels qui l’officialisent, ou provoque-t-elle des effets problématiques ? La remise en cause de ce qui se fait quand on est bien élevé·e, c’est-à-dire en premier lieu respecter les conventions sociales, est peut-être un défi plus grand pour la personne qui en bénéficie que pour celle qui en fait les frais… D’ailleurs dans d’autres domaines, toi aussi tu dois bien bénéficier, sans t’en rendre tout à fait compte, parce que c’est confortable même si c’est injuste, de privilèges sur autrui que tu ne remets pas en cause…

A l’époque des missives maudites, tes réflexions étaient plus pragmatiques. Tu te demandais simplement pourquoi ta mère n’appelait pas elle-même le service expéditeur du courrier, afin de réclamer que le méfait fût réparé.

Quand ton tour de femme adulte est arrivé, tu as saisi le sentiment qui l’avait traversée, si souvent, si violemment. Tu as compris alors quel rôle elle se refusait de jouer, à l’issue de chaque micro-humiliation subie, face à cette boite aux lettres.

L’entreprise qui t’employait t’accorderait quelques jours de congé à l’occasion de ton mariage, auxquels tu ne pouvais prétendre qu’après avoir rempli un imprimé particulier. Une case « nom marital » était à renseigner. Cherchant vainement des yeux une case « nom d’usage », tu t’es résolue à faire apparaître ton mari par son nom de naissance, sans te douter des conséquences. C’est de retour au bureau que tu as atterri, atterrée. Tout ce qui t’identifiait jusqu’alors dans les outils informatiques avait été rebaptisé par le nom de naissance de ton homme (adresse mail, dossier serveur, etc.). Tu as alors traversé, furieuse mais résolue à rester sobre et courtoise, les deux étages qui te séparaient du service de gestion du personnel, afin de demander explications et rectification.

C’est là que je tu l’as ressentie au plus profond de toi. La double humiliation. La première créée par l’anéantissement subi de l’identité. La deuxième, issue de l’impossibilité de faire entendre par toi-même ta cause. Cette humiliation-là, c’est toi qui l’avait initiée, dans l’acte de réclamation. Cet acte qui implique d’avancer tes arguments, tes jus-ti-fi-ca-tions. Qui non seulement demande une reconnaissance de ta position rebelle, a-normale, mais qui, en plus, demande une réparation.

Tu as indiqué posément à la gestionnaire que tu n’avais pas demandé de remplacer ton nom par celui de ton mari. Elle : « Mais vous avez indiqué son nom dans la case « nom marital » !». Toi : « Il n’y avait pas de case « nom d’usage » ni « nom de la personne avec laquelle vous vous mariez », mais j’ai pensé que vous aviez besoin de connaître son nom… ». Elle : « Vous ne pouvez pas faire comme toutes les femmes ? Elles prennent toutes le nom de leur mari, et ne posent pas tant de problèmes ! ». Ce jour-là, tu as eu non seulement l’impression d’avoir sollicité indûment une faveur, mais en plus de t’être glissée dans la peau d’une sacrée emmerdeuse. Ta collègue a fini par détricoter ses actions pour te rendre l’identité qu’elle avait gommée d’un coup. Celle sous laquelle tout le monde t’appelait, te connaissait et te reconnaissait depuis des années.

Tu n’identifies pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, ni écopé d’une telle image, parce qu’on aurait changé son nom, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ». Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.

L’épisode récurrent de la boite aux lettres de ton enfance était alors un souvenir encore enfoui dans ta mémoire, mais tu venais de vivre dans ta chair un épisode majeur de ton engagement féministe. Puis, un jour, après avoir relevé ta boite aux lettres, cette scène du passé est remontée en surface, quand tu t’es surprise, avec une légère pointe d’ironie mal placée, disant à peu près à ton homme : « Tiens, tu as reçu une lettre, mais il doit y avoir maldonne, car devant ton nom, il est écrit Madame… ».

Moins de dix ans plus tard, tu nommeras ce rôle que ta mère se refusait de jouer à chaque effacement de son identité : celui de la mendiante. Mendier soi-même la réparation du préjudice subi (quand on risque fort de n’être ni écoutée ni comprise), alors qu’il s’agit de réparer une atteinte à sa dignité, revient parfois à subir une deuxième fois l’humiliation première.

Présente au rendez-vous prévu avec les services de ta mairie pour refaire ta carte d’identité, tu présentes docilement une copie du livret de famille justifiant ton changement d’Etat civil survenu depuis ta dernière carte. L’employée te demande alors l’original (pourtant non exigé dans la liste des documents à fournir), que tu n’as pas sur toi. Après un instant de réflexion, tu oses : « Exigeriez-vous ce justificatif d’un homme dans la même situation ? » Elle : « Non, pour eux ce n’est pas la peine, ils ne changent pas de nom quand ils se marient. » Toi, les bras ballants tellement ils sont tombés soudainement : « On va faire comme si j’étais un homme alors, pour respecter le principe d’égalité des droits entre citoyens et citoyennes. Que j’ai changé d’Etat civil ou non dans les dix dernières années, cela ne concerne pas l’administration finalement. » Et tu as conservé exclusivement sur ta carte ton nom de naissance, sans y ajouter un double nom d’usage… C’est dommage : tu avais l’intention au départ de porter, partiellement, le même nom que tes enfants (les conséquences du nom donné aux enfants feraient aussi un beau sujet de réflexion-témoignage). Cette décision spontanée t’a valu de systématiquement devoir justifier d’être leur mère lors de vos voyages ultérieurs, grâce à la présentation du fameux… livret de famille. Ne surtout pas l’oublier en cas de frontière à traverser !

Tu ne connais pas d’homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, parce qu’il aurait gardé son nom, alors qu’il pouvait, comme tout homme ou presque, en échange d’un justificatif demandé exclusivement aux hommes, en ajouter un autre, fût-il celui de la personne qui partage sa vie. Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.

Dix ans sont à nouveau passés. Vous refaites faire vos cartes d’identité. Tout se prépare à présent à distance, en déposant les justificatifs exigés sur un espace numérique. L’employée de mairie chargée de prendre vos empreintes, dans un nouveau bureau flambant neuf, s’étonne : elle apprend ce jour-là qu’un homme peut accoler le nom de sa femme sur ses papiers d’identité. L’usage est légalement mixte. La pratique, plus rare. Du jamais vu ici. Sa responsable confirme, ôtant ses doutes et vous épargnant l’exercice irritant de l’argumentation. Refusant de circuler avec des cartes périmées bien qu’affirmées encore valables par l’administration, vous avez, pour obtenir de nouvelles cartes, décidé de demander l’enregistrement officiel d’un nom d’usage. Tu as accolé son nom de naissance au tien. Il a accolé ton nom de naissance au sien.

Désormais, ponctuellement, des enveloppes arrivent dans votre boite aux lettres, adressées à Madame avec un double nom d’usage ou à Monsieur avec ce même nom d’usage inversé.

Tu ne crois pas qu’il se rende vraiment compte de ce que signifie pour toi cette réciprocité, même opportunément acquise… Voici pourtant l’un des plus beaux cadeaux qu’il t’ait faits, symbolique mais d’une immense valeur : se rapprocher de ton vécu de femme. Vivre avec toi et comme toi les effets d’un trouble de l’identité. Afficher dans vos noms de famille, à parts égales, qu’un jour vous vous y êtes engagé·e·s ensemble, dans cette famille.

« C’est parce que l’on s’est engagé dans une expérience ou bien que l’on a pris en compte l’expérience d’autrui que l’on hésite ou que l’on relativise. »

Emilie Hache, “Ce à quoi nous tenons”

#7- 2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise

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Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe. De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées, qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter, pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae, diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail, ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.

Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet : « Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez compétentes qu’elles en sont là ?[1]. Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et badine, une petite respiration dans son planning ?

Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ? Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité, toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique, appelée « cœur de métier », que dans les fonctions dites « support ». Ces femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ? Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très bien non plus, dans un tunnel.

Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers 20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2], pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.

« Les femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas blanches, n’auraient pas défini l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »

bell hooks


[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes incompétentes à la tête d’un ministère.

[2] Le film brésilien Une seconde mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care. Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.