Cet été j’ai été interpellée drôlement
Par une jeune enfant que je ne connaissais pas
Je marchais seule près d’elle, regagnant mon logement
Entre nous ses deux frères lui emboitaient le pas
Le trajet n’a duré qu’un moment riquiqui
Leurs bavardages et rires formaient le fond sonore
D’un coup elle a dit « Chut… il y a une mamie »
Ma réplique chuchotée a fusé « Pas encore ! »
Puis je leur ai souri d’abord toute attendrie
Qu’en plus elle ait pensé défaillante mon ouïe
Elle s’est figée un peu les grands semblaient gênés
Et tous deux m’ont priée alors de l’excuser
J’ai soudain pris conscience que moi aussi j’ai pu
A une femme inconnue inventer ce statut
La désignant « mamie » par affabulation
L’assignant mère d’abord puis grand-mère sans question
Ensuite j’ai pris conscience qu’à travers ma réplique
J’avais placé mes filles dans le même avenir
Au lieu de « pas encore » qui présume de la suite
Un jovial « Pas que je sache » aurait dû me venir
J’ai rassuré les frères que la honte gagnait
J’ai rassuré la sœur aux sept ans supputés
Vers ma destination j’ai bifurqué pensive
Imputant cette sortie à ma chevelure grise
Depuis que la nature se charge de sa teinte
Ma crinière prend un air d’années accumulées
Mais ce temps et ces litres passés en couleur feinte
Quelle belle satisfaction d’en être libérée
En assumant sereine cette marque du passé
Qui arrive dès 30 ans, dès 50 ou jamais
Ne suis-je pas plus proche de mon humanité
Habiter mieux mon corps au lieu de l’accabler
Refuser les messages fustigeant la prise d’âge
Y voir la liberté
De soi se rapprocher
Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement
anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule
miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix
jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles
sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes
encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital
dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de
différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et
lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications.
Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes
tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les
piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande
de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que
peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens
impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite
apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une
éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet.
Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le
long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de
bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la
vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les
vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s.
Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre
aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui
as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?
Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail,
appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un
peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras
tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui
va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez
de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez
sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de
prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite.
Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle
a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela
douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste.
Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à
dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un
change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.
Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise,
participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère,
ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que
vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de
paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est
une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment
allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la
porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement
l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le
tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain
et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend
nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse
aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ?
Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu
poses cette question. « Je ne sais pas,
répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle
ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance
ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en
prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens
soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous
occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin
d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête
avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée,
de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option –
merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les
portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune
père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les
soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour
qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est
extraordinaire.
Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours
pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou
d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce
domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque),
parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert).
Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes
persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la
matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise
d’endosser LA responsabilité maternante (toute
entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont
s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur
place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance
persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés),
d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures
d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1].
Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque
chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.
« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales
tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité
a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit
pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de
l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la
parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des
hommes. »