#12- 2008 – Calculs ciblés

Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).

Ecouter “2008 – Calculs ciblés” en audio

Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ; est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce bureau.

Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.

En 2016, « La pension de droit direct des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i] Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment discontinues. « Quel que soit le nombre final d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].

« En 2016, la pension moyenne de droit direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à 1 322 euros par mois en 2016. »[iii]

Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).

Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à taux plein.

Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?

« La masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison, un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »

Ivan Jablonka


[1] Incluant les pensions de réversion


[i] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/document-d-etudes/article/a-quels-moments-les-inegalites-professionnelles-entre-les-femmes-et-les-hommes

[iii] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

#7- 2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise

Ecouter “2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise” en audio

Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe. De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées, qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter, pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae, diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail, ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.

Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet : « Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez compétentes qu’elles en sont là ?[1]. Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et badine, une petite respiration dans son planning ?

Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ? Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité, toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique, appelée « cœur de métier », que dans les fonctions dites « support ». Ces femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ? Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très bien non plus, dans un tunnel.

Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers 20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2], pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.

« Les femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas blanches, n’auraient pas défini l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »

bell hooks


[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes incompétentes à la tête d’un ministère.

[2] Le film brésilien Une seconde mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care. Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.