Ton tour arrive, présentation rapide. Prénom, métier dans l’Université. « Florence, maître de conférences en sciences physiques ». Tu ne sais comment interpréter le léger bruissement et les regards croisés qui suivent ta prise de parole dans la salle.
Tu penses : « Peut-être suis-je le seul enseignant-chercheur ? ». C’est en effet très rare que tu croises autant de personnels différents lors d’une formation. Vous exercez dans l’enseignement bien sûr, mais aussi dans la maintenance ou l’entretien des locaux, les services administratifs. Non… cela ne semble pas être la raison : un enseignant-chercheur en mécanique est également présent. Si vous n’êtes que des volontaires, c’est que le sujet vous intéresse. Il s’agit de questionner le genre et les stéréotypes dans la société, mais aussi dans l’Université, engagée dans une démarche de labellisation Egalité et Diversité. L’intervenante aborde le sujet grâce à plusieurs entrées, fait participer l’assemblée sur chaque thème, puis s’arrête sur le langage et sa portée symbolique. Un participant aborde le sujet de la féminisation ou de la masculinisation des fonctions et noms de métiers. Par exemple, si on parle peu des infirmiers, mais beaucoup des infirmières, peu d’hommes vont se projeter. Idem pour les sagefemmes. L’intervenante confirme l’intérêt de parler des soins infirmiers avec les deux genres grammaticaux pour aider les garçons autant que les filles à s’identifier et donc à se projeter. Elle rappelle en revanche que le mot sagefemme signifie la connaissance du corps des femmes, donc ne dit rien du sexe de la personne qui officie, même si le mot maïeuticien a été proposé pour les hommes. Tu te rends compte alors que tu n’as jamais questionné ton titre d’enseignant-chercheur ou de maître de conférences. Bien sûr, autour de toi des femmes revendiquent le féminin. Mais cela t’a toujours semblé anodin, un combat secondaire, apportant raillerie et discussions infécondes. Tu es arrivée là, c’est donc possible… Et puis l’appellation masculine te semble plus valorisante. D’ailleurs, certaines romancières tiennent à se faire appeler « écrivain », parce qu’ainsi elles se sentent mieux considérées… Tu commences pourtant ce matin à envisager les choses autrement. Ne pas être respectée parce que désignée femme dans son métier. L’être davantage quand le métier est exprimé au masculin. Se fondre ainsi dans le masculin valorisé. S’éloigner de soi pour se sentir quelqu’un. Participer ainsi, à son échelle, à l’invisibilisation, donc à l’infériorisation du féminin.
Quand vient à nouveau ton tour pour faire le bilan de la matinée, tu annonces que ta première action en sortant sera la modification de ta signature de courriel. Tu es « une maîtresse de conférence, enseignante-chercheuse » et fière d’être une femme. Un participant s’exclame alors, souriant : « Tout à l’heure, je n’ai pas osé vous interpeller, mais j’étais si étonné par la façon dont vous vous êtes présentée ! »
Gloria Steinem, dans son autobiographie Ma vie sur la route[1], raconte qu’une hôtesse de l’air, longtemps persuadée que le métier de pilote n’était pas fait pour les femmes, a changé d’avis après avoir compris la façon dont une société favorise la haine de soi chez les catégories discriminées. Elle savait dorénavant d’où venait son manque de confiance en elle et ne voulait pas transmettre cette haine de soi à ses enfants. L’expérience de Whitney Young, un militant des droits civiques, avait été un déclencheur pour elle, précise Gloria Steinem : il avait « avoué avoir eu un mouvement de recul involontaire le jour où il était monté à bord d’un avion en Afrique en découvrant que le pilote était noir. Il avait alors pris conscience de la haine de soi qu’il avait intégrée simplement en grandissant dans une culture raciste ».
Comparer les effets du sexisme et ceux du racisme sur les personnes discriminées a tout son intérêt.
[1] Gloria Steinem, Ma vie sur la route. Mémoires d’une icône féministe, HarperCollins, mars 2019
Un professeur avait décidé de vous placer côte à côte. Pour te missionner. Tu devais veiller à ce qu’elle prenne bien le cours. L’aider à résorber ou limiter son retard, surtout en français, à l’écrit. Peut-être dans d’autres matières, tu ne te souviens plus.
A l’époque, le redoublement semblait une issue pour les élèves qui n’entraient pas dans le moule. Il arrivait de compter trois ou quatre ans d’écart entre élèves dans le même niveau de classe. Naissance en novembre pour toi, avec deux ans passés en maternelle au lieu de trois. D’office un à deux ans d’écart avec une bonne partie de la classe. Tu avais donc douze ans, elle quinze, peut-être même seize. Toi, tu étais une petite collégienne encore spontanée qui faisait assez docilement ses devoirs. Elle, c’était une adulte qui espérait manger tous les soirs.
Elle avait de belles boucles blondes et courtes, qui retombaient sur son visage rieur. Des yeux bleu clair qu’elle maquillait de fard à paupières, toujours le même. Un joli nez retroussé et une peau de pêche, blanche, qui avait l’air très douce. Elle portait des jeans moulants qui mettaient en valeur son corps de femme déjà formé et des chemises qui retombaient nonchalamment dessus. Son odeur était fleurie et entêtante. Elle venait chaque jour parfumée et portait une chaîne autour du cou. Elle était discrète. Souriante souvent. Seule aussi. Tu ne lui connaissais personne au collège qui s’était lié d’amitié avec elle. Elle semblait à part. Manquait souvent. Ne se mêlait à rien. Aucune de vos conversations ne lui paraissait avoir d’intérêt, mais elle ne jugeait pas, ne commentait pas. Elle était absente. Peut-être même transparente. Pourtant, cette proximité qu’avait organisée ce professeur entre elle et toi l’avait progressivement amenée à se confier. Et tu avais su. La mère partie depuis longtemps. Le père ivre régulièrement. Le loyer à payer dans le HLM derrière le lycée, en face de ton cours de danse, là où il ne fallait pas trainer le jour tombé. Et puis les hommes mariés. Des nouveaux ou des réguliers. Les rendez-vous dans leur voiture, n’importe quand. Le jour, la nuit. Les billets empochés pour payer le loyer. Pour acheter à manger. Le père qui s’en doutait ou qui savait.
La honte te submerge. En plus de ton acné, de la preuve terrifiante de ton passage au salon de coiffure et de ton humiliation publique que vient d’orchestrer Monsieur S., l’intervention de ton camarade devant toute la classe amplifie ton souhait le plus cher : disparaître. Petite souris tu voudrais être. Le garçon se rassoit, probablement autant gêné que toi.
C’était un jour de rentrée.
Du haut de tes treize ans, pleine d’allant et d’envie de changement, tu avais eu cette idée folle, avant le retour à l’école. Tu les voulais plus ondulés, tes cheveux déjà souples mais pas assez. Résultat, après avoir choisi un modèle sur un magazine, puis passé un temps infini sous un casque brûlant, tu les as eus frisotés asséchés. La jeune débutante avait dû t’oublier. Impossible de dire un mot en réglant la note. Impossible de ne pas penser à cet argent, obtenu de tes parents, que tu avais si mal dépensé. Pleurs inconsolables en rentrant et plusieurs jours suivants.
Il a bien fallu affronter le retour au collège. Ton professeur de français n’avait de cesse de vous donner des leçons de présentation et autres cours de communication. Il répétait ce mot sans relâche, sans que tu ne saches jamais de quoi il parlait. D’après lui, vous entriez dans son ère. Le monde du vieux Monsieur S. aux cheveux blancs, petit et l’œil fouineur, n’était pas que communication : il était aussi organisation. Militaire l’organisation. Le général a quatre galons, disait-il, donc vous soulignerez les grands titres avec quatre traits, en noir. Ensuite, puisque le colonel a trois galons, les sous-titres auront droit à trois traits, en rouge, et ainsi de suite. Je ramasse les cahiers et tout doit être organisé comme je vous l’ai demandé, en respectant alinéas, couleurs et nombre de traits. Son mot d’ordre était l’ordre, mais son ordre du monde ne l’empêchait pas de tenter sa chance auprès de ta mère, lors des rencontres parents-profs. Dithyrambique sur ses tenues ou sa beauté en même temps que sur ton travail, il avançait sans retenue ses complimenteuses trouvailles. Toi, présente mais visiblement transparente, morte de honte et tremblante.
Quand toute la classe s’est assise ce jour-là, Monsieur S. annonce que vous commencerez le cours de français par une réflexion sur la beauté. Il te regarde bien en face et te demande de venir au tableau. Tu es si mal que ton corps se détache de toi. Tes jambes te portent. Il pose alors cette question à la classe : quelle est la différence entre le laid et le beau ? Grand silence. Il répète. Nouveau grand silence. Une partie des élèves baisse la tête. Tu ne rencontres aucun regard. Peut-être baisses-tu la tête toi aussi. Le beau, dit-il alors en te pointant, c’est le contraire du laid. Malaise dans la classe. A ce moment-là, un de tes camarades, avec lequel tu t’entends bien et que tu voies souvent avec tes amies en dehors de la classe, demande la parole en levant la main. Oui, vous souhaitez ajouter quelque chose ? Il se lève alors : Monsieur, moi, je la trouve très belle. Monsieur S. surpris, te regarde et t’enjoint de retourner à ta place. Le vrai cours peut commencer.
De ce cours de français, ces souvenirs-là sont pourtant tout ce qu’il te restera.
Ta joue te brûle. Par réflexe, tu la couvres de ta main. Peut-être la protègera-t-elle d’une prochaine volée. La branche de sapin est encore bien tenue par la main du garçon. Elle semble la prolonger, l’augmenter, figurant sans doute une sorte de barrière entre lui et toi. Oh non, il ne t’a pas touchée, pas frappée directement : en descendant du car scolaire, il a arraché une branche au premier arbre aperçu et l’a promptement utilisée pour te menacer. T’humilier. Se venger. Te fouetter le visage. Te faire comprendre que tu ne vas pas t’en sortir comme ça. Vous n’êtes que deux à sortir à ton arrêt et personne dans la rue n’assiste à la scène. Tu le croises tous les jours et as pu suivre la transformation de son attention pour toi en haine de toi.
Cela fait des semaines qu’il te tourne autour, sollicitant ton intérêt de toutes les manières à disposition d’un enfant animé d’un désir, d’une volonté, d’un but. Te suivant, te souriant, osant te demander ouvertement de sortir avec lui, te complimentant sur ci ou ça. Persévérant. N’écoutant pas tes réponses, tes refus, tes non, ton malaise, tes tentatives d’échapper à sa présence, à son entêtement. Passant alors aux propos insistants. Menaçants. Puis tu perçois la haine dans ses yeux, peut-être la blessure aussi, lorsqu’un matin à l’arrêt de bus, tu trouves une réplique pour mettre une fin définitive à ses tentatives répétées. Ce jour-là, il reçoit Tu es un plouc. Sans doute ressent-il la force de ton mépris dans cette riposte enfantine. Tu ne saisis pas d’ailleurs ce qu’elle veut dire. Tu as toi aussi une dizaine d’années. Tu as répété ce que des adultes disent parfois.
« Dis-moi donc bergère, mais que s’est-il passé ? Ce n’est pas du tout ce que mon père et mon grand-père m’ont raconté. Ils m’ont dit que les filles n’attendaient plus que moi Qu’avant de fonder une famille je devais m’amuser comme un roi (…) Dis-moi dis-moi bergère, pour qui te prends-tu donc ? (…) Vraiment tu exagères, de tant me résister, Tu devrais être fière que je t’ai remarquée. »
Anne Sylvestre, Bergère, 1975
A quel moment, dans le mécanisme de défense d’une personne qui se sent agressée, bascule-t-elle dans un comportement qui porte atteinte, qui blesse l’autre, alors qu’elle ne souhaite que se préserver ? Par quels mécanismes se tient-elle pour responsable de ce qu’elle inflige à l’ego fragile de son agresseur en le repoussant fermement ?
Tenant toujours ta joue, tu évites son regard, fixant le tien sur l’instrument improvisé, te demandant s’il va à nouveau lever la branche sur toi. Echangez-vous quelques mots alors ? Aucun autre souvenir que le bruit de la branche qui craque puis qui claque. Tu sors enfin de ta tétanie. Tes jambes te conduisent maintenant au pas de course jusqu’à chez toi. Tu ouvres la porte d’un geste précipité tandis qu’un hurlement libérateur sort de ta bouche : « Maman !!!! »
Aucune hésitation chez ta mère. Elle sonne chez lui. Tu es là, à ses côtés, piteuse et sonnée, un peu honteuse d’avoir rapporté, mais reconnaissante aussi d’être écoutée. Justice peut être rendue. Tu aimerais quand même te faire petite souris. Que se passera-t-il, quand la porte s’ouvrira ? Tu trembles. L’échange entre les deux mères a lieu. Le garçon est appelé d’urgence à comparaître. A raconter sa version. Ça sent la sanction, peut-être les coups, en tous cas, le mauvais quart d’heure qu’il passera. Ça y est, il est là, à nouveau devant toi. Doit te présenter ses excuses. Promettre de ne jamais plus t’embêter. Il baisse la tête. Rouge de honte. Semble avoir fait une très grosse bêtise. Même si ta joue à toi te fait mal, tu as aussi mal pour lui. Tu sens son humiliation grandie.
Tu imagines que c’est difficile déjà, d’oser faire le premier pas. On dit aux garçons que c’est à eux de commencer. Puis bien sûr certaines filles ne sont pas intéressées. Les rejettent. Mais certains n’apprécient pas vraiment qu’on leur dise non. Ça les met en colère. Un terrible désir de vengeance s’empare d’eux. Car leur ego en a pris un coup. C’est toute une affaire d’apprendre à gérer ses frustrations, quand on a le désir autorisé. Favorisé. Conquérant.
Tu viens donc de vivre une de tes premières expériences du non consentement. De ses conséquences scabreuses. Et de la culpabilité qui peut en découler.
Mais aussi de ton droit de personne à non consentir. Reconnu par ta mère.
« Créons les conditions pour que l’enfant ait confiance en nous. En cas d’agression ou de harcèlement, et quel que soit l’agresseur, l’enfant doit avoir la certitude que sa mère l’écoutera, la croira, qu’elle la prendra dans ses bras, très longtemps. Et qu’elle va s’occuper de tout. »
Attention, des néologismes peuvent avoir envahi ce texte pour révéler au mieux une vérité toute personnelle.
Relationnelle. Qui aime les gens, les discussions sur le marché, les imprévus (l’amie qui sonne sans s’être annoncée), la spontanéité, les interactions, l’amitié. L’humanité.
Désemparée. Franchement déçue, coupée dans ton élan d’un coup, quand l’échange qui s’annonce n’en sera un que dans ton imagination. Parce qu’aucun lien ne se nouera avec qui pourrait pourtant, sûrement, quelque chose pour toi.
Un rien distraite. Gagnée par la perplexité pour commencer, lorsque, après avoir écouté le début du monologue de la machine au téléphone, dont la rengaine monotone conduit à coup sûr ton attention à vagabonder, tu laisses passer sans t’en apercevoir l’information qui peut-être t’aurait aidée à sortir du noir.
Mi-persévérante, mi-obéissante. Déterminée et concentrée, tu répètes l’opération familière désormais : le numéro, les dièses, les sons et toutes les étoiles du firmament qui soient. Jusqu’à ce que l’information visée t’échappe… pour la xième fois.
Autocritique. Mais bon sang, bien sûr ! Il fallait t’équiper !! Papier crayon, la fois d’après ! Prendre des notes, y a que ça de vrai !
Impatiente. Une demi-heure que tu es là, en pourparlers dans le combiné, à t’acharner sans avancer !!
Virulente. Du genre à n’envisager à présent que l’option « parler à une conseillère / un conseiller », pour enfin lui dire son fait, non mais !!
Horripilée. Qui hurle, sortie d’un bond du canapé, à cette machine dans le combiné, devant ton enfant éberluée : « Tapez un, tapez deux, tapez trois, tapez quatre… Mais c’est moi qui vais te taper, bécasse !!!! » (tes mots choisis étaient moins jolis, en vrai)
Désemparée. Du genre à te laisser tomber, mortifiée par ta réaction, dans l’un des fauteuils du salon.
Angoissée. Te demander comment on fait pour accepter un tel « progrès ». La machine interlocutrice. La procédure à appliquer. L’aide en ligne à apprivoiser. D’évidence, tu ne veux pas vieillir dans ce modernisme avancé. D’évidence, tu ne pourras pas vieillir dans cette société-là.
Alarmée. Se déclarer. S’enregistrer. Créer un compte, puis deux. Un dixième. Un centième. Saisir toute sa vie sur le net. La machine personnelle comme prolongement de soi. Comme lien obligatoire avec le travail, l’administration, l’école, les autres… Sinon quoi ? Un mot de passe, deux mots de passe, cent mots de passe. Des conditions générales validées sans lecture. Des données stockées dans un cloud du ciel. Des centrales électriques pour les maintenir en « vie ». Une dépendance technologique et énergétique. Des humains qui conversent avec des machines sans rechigner. Qui se font servir dans leur quotidien par des Alexia programmées à les habituer à perdre leur capacité de faire. Et demain, que se passe-t-il ? Si nous ne faisons rien, demain, nous serons là où nous allons, dit un proverbe.
Offusquée. Du genre à refuser de contribuer à la suppression organisée des face-à-face entre les gens. Celle qui place le travail rémunéré en amont, en conception d’algorithmes et de robot, ou en aval, au service stockage, livraison en deux minutes chrono ou réclamations. Qui le réduit en passant. Celle qui impose (transfère) un travail réel mais non rémunéré chez la personne usagère, cliente, patiente. Et qui exclut des millions de gens.
Enlarmée. Du genre submergée par les larmes quand au bout du fil Robocop est programmé pour te servir ce qu’il a décidé lui, listant une flopée d’options qui s’enchaînent si clairement, pourtant. Quand ton souci n’est pas traité après du temps pourtant passé et des touches bien actionnées. Quand tu te sens osciller entre impuissance et stupidité.
Réfléchissante. Du genre à te demander quel genre de personne tu es, pour finir dans un tel état, à chaque fois. Es-tu la seule dans ce cas-là ? Faut-il appeler Alexia pour un diagnostic psychologique ? A moins que le système entier soit la cause de ton état. De ton tracas. De ton trauma.
C’est fou ce qu’un robot peut révéler sur ta personnalité. Du développement personnel sans rien demander.
Violaine Dutrop
Mère de trois enfants identifiées filles à leur naissance
Citoyenne engagée pour un monde meilleur
A l’attention de Monsieur le Président de la République Française
Dont les principes affichés sont pourtant : Liberté, Egalité, Fraternité
Objet : J’hésite entre « Lettre de remerciement » et « Lettre de réclamation ».
Monsieur le Président, cher Emmanuel,
Ma plus grande a eu vingt ans hier. Son père avait eu trois jours pour l’accueillir. C’était la loi, et c’était peu. Dérisoire même, en comparaison des dix jours que j’ai passés bien malgré moi à l’hôpital, loin de mes proches, à expérimenter en solitaire le croisement de la souffrance du corps et du soin d’un premier bébé.
Vingt ans, c’est le temps qu’elle a mis pour devenir adulte.
Vingt ans, ça passe vite quand on éduque des enfants.
Vingt ans, c’est aussi très long, quand on saisit ce qui devrait changer mais que ça continue à piétiner.
Vingt ans, c’est le temps de mon expérience personnelle de la maternité.
Un temps suffisant pour que s’installe l’espérance d’un progrès pour la génération suivante.
Pour mes filles et celles des autres. Ainsi que pour les fils de tout le monde.
L’année de ses dix ans, forte de mon unique, mais significative, expérience personnelle et de quelques observations et lectures, je me suis engagée pour que le sexe ne détermine plus le degré de liberté des personnes. Démarrage d’une lutte sans merci pour questionner les interdits, faire valser les empêchements, échapper aux enfermements dans lesquels nos corps nous assignent.
J’avais alors mis au monde deux autres filles. Grâce à Ségolène, leur père a eu droit à deux semaines pour ces deux naissances-là. C’était assurément mieux, mais toujours trop peu…
Cher Emmanuel, je pourrais vous remercier d’avoir annoncé le grand changement à l’occasion de ses vingt ans. Un doublement du congé, et sept jours garantis, voici qui devrait conduire à rendre ma mine réjouie… C’est un pas, je le concède, dans la bonne direction.
Cependant, il y a peu, vous aviez rejeté l’idée que dans ce congé il y ait une part obligatoire. Un coût bien trop exorbitant, prétextiez-vous tranquillement. Signalant comme optionnelle l’égalité entre les sexes, vous affirmiez tout bonnement que l’ère ne serait pas nouvelle… Et puis, de rapport en rapport, de pétition en pétition, pris dans les filets du sujet, vous révisez vos positions. Vous voici nous offrant du pain, afin d’apaiser notre faim.
Laissez-moi en rester mi-souriante, mi-rêveuse.... Car voici une légère entrée, que vous nous avez servie là ! Le plat principal attendu, dont nous détenons la recette, est un long retrait du travail, le même pour chacun des parents, indemnisé justement et vécu systématiquement. Votre mesure une fois en route sera donc une mise en bouche. Celles d’après seront réclamées, vous pouvez sur nous y compter, pour que devienne enfin égale la prise de risque parentale. Sur ce point au moins nos enfants pourront regarder fièrement l’héritage de leurs parents.
Je vous adresse bien sincèrement mes tout premiers remerciements... et une réclamation écrite, au nom de l’égalité de principe.
“Tu verras, moi non plus, quand il pleurait, je me levais pas”. Cette connivence, qu’il essaie de créer avec toi, en t’incluant, en t’invitant à agir comme lui, en présumant que tu agiras ainsi parce que toi aussi tu es un homme, ne te met pas très à l’aise. Vous êtes en famille, avec un couple de votre âge. Puisque c’est imminent pour vous, vous discutez agrandissement familial et effets en tous genres. Or, il se trouve que l’événement perturbe le sommeil. Comme cette cousine l’avait lourd, elle précise que quand elle sortait du lit, c’était façon zombie. Mais qu’importait : elle finissait toujours par se lever. La nuit, c’est la mère qui veille et se réveille. La nuit, le père, lui, faisait la sourde oreille.
Toi, tu te lèverais la nuit.
Tes deux parents sont comédiens. A ta naissance, ton père s’est mis à enchaîner les contrats pour rapporter à manger, parce que c’est ainsi qu’il se figurait son rôle avant de l’exercer. Aujourd’hui le lien qui vous unit s’avère… plutôt faible. Enfant, quand des questions intimes te venaient, sur ton corps par exemple, c’était évident pour toi que ta mère saurait en être la destinataire. Vous n’avez jamais rien verbalisé entre vous, avec lui, sur son absence pendant votre enfance. Ta sœur y est parvenue, en revanche… Malgré tout, tu as eu beaucoup de chance. Elevé par des femmes, avec certes très peu d’hommes référents, mais sans aucun doute finalement sur ce qu’il est bon de créer avec son enfant.
Toi, tu créerais du lien avec le tien.
C’est en sa propre mère que la tienne a puisé un soutien. Malgré cette aide, elle a beaucoup moins travaillé que ton père. En a souffert, même si dans le spectacle, l’époque était moins précaire. Sa vie à elle s’est concentrée sur ses enfants. Sur toute cette charge éducative à assumer. Quant à lui, il assurait d’une part des revenus suffisants, d’autre part l’autorité paternelle.
Toi, tu soutiendrais autrement la mère de ton enfant.
Professionnellement, tu t’es un peu cherché. Démarrage dans le milieu de la cuisine. Parmi tes collègues d’alors, une seule femme : l’exception, mais qui avait choisi de ne pas avoir d’enfant. Plus simple. Bifurcation ensuite, avec ton entrée dans une école de théâtre. Autre ambiance et pas mal de femmes dans ce milieu-là. L’âge auquel la question parentale se pose, c’est après la trentaine, une fois que les réseaux se sont mis en place. Métier particulièrement précaire, qui implique une sorte de loi tacite : ne deviens pas mère tant que tu n’as pas fait carrière. Encore plus précarisant de s’occuper d’enfants. D’ailleurs, plusieurs femmes autour de toi ont vécu un avortement.
Toi, tu te demandes ce qui se passe pour les pères.
Un de tes amis, comédien aussi, à 32 ans, n’en veut déjà plus, d’enfant. Comme la plupart d’entre vous, les hommes, il n’a pas été éduqué à prendre sa part dans la contraception. Si plusieurs de ses compagnes ont avorté, une d’elles a mis au monde leur enfant, avant d’assumer seule sa charge éducative, après décision de séparation. Depuis, lui traine une espèce de culpabilité. N’avait pas pris le temps, pas décidé, de se projeter dans cette paternité. La vit à temps plus que partiel désormais. Un week-end sur deux, il a été acté. Ni préoccupation ni organisation des demains qui s’enchaînent, qui enchaînent et nous entraînent une fois l’enfant là. L’enfant qui n’en avait pas demandé autant : être là.
Toi, tu prendras ta part depuis le projet d’enfant jusqu’à sa prise en charge.
D’ailleurs, vous avez fait un deal, elle porterait l’enfant, toi tu lirais des livres sur être père et être mère… Que cette lecture te fut parfois insupportable… ! Pour les pères, au chapitre « Gérer ton accouchement », il était par exemple annoncé : « Comme un bonhomme, mais rassure-toi, aucun détail médical » ! Dans un autre ouvrage destiné aux futurs pères, l’auteur, un vieux médecin, apportait au contraire beaucoup de précisions médicales, mais la partie visant à te confirmer ton désir d’enfant incluait deux quiz effarants. Une réponse positive était attendue à chaque question, dont celle-ci : « Faire carrière est-il pour vous prioritaire ? »
Toi, tu imagines que tu feras des choix, renonceras, aménageras, prendras en compte le bébé et la nécessité de s’en occuper.
Pendant longtemps, ta conscience sur ces questions était en sommeil, souterraine, mais ton amoureuse l’a réveillée, portée au grand jour. Progressivement. Ton amoureuse avec qui vous avez eu ce projet d’enfant.
Ça y est, vous êtes trois désormais ! Et trois semaines plus tôt que prévu. Arrivée au bon moment. Pile quand ton amoureuse a fini de présenter son mémoire. Pile au milieu du confinement. Merci au coronavirus car toutes tes dates ont été annulées. Vous aviez prévu trois mois d’accueil ensemble pour le bébé mais un mois de plus a pu être ajouté au calendrier.
Comment imaginer que les salariés ne bénéficient que de onze jours ? C’est fou… En même temps, vu la charge que ça représente, que beaucoup d’hommes prennent la fuite ne te surprend pas beaucoup… L’épuisement est effectivement au rendez-vous, d’un coup d’un seul et pour un moment. Brasse coulée, apnée et fatigue assurée, alors que c’est à deux que vous vous relayez ! Malgré tout, comment aurais-tu pu ne pas prendre ce temps-là avec ta gamine ? Inconcevable. Tant de choses t’échapperaient aujourd’hui. Par exemple, c’est toujours toi qui la changes. Et puis vous êtes tous les deux capables de la calmer. Vous apprenez ensemble la manière de fonctionner à trois. Tu aurais été malheureux de repartir travailler au bout de onze jours. Le lien avec ta fille ne serait pas le même. Cela aurait été si injuste… Vous avez réfléchi à tout cela ensemble, avec sa mère. Si tu avais été salarié, tu aurais certainement pris un congé parental. « Congé », quel drôle de mot… Ce temps-là ne ressemble pas du tout à l’idée que tu te fais d’un congé.
Tu n’es pas dans le monde salarié, mais tu ne comprends pas pourquoi les deux parents n’ont pas droit à la même durée pour accueillir leur enfant. La discrimination à l’embauche n’aurait pas lieu si c’était le cas. Rien que pour ta compagne, lors de sa recherche d’emploi, on lui a demandé si elle était mariée et si elle avait des enfants ! Et pour bien continuer d’assigner les femmes à la maternité, structurellement, les choses sont construites pour écarter les pères. Par exemple, on te signifie que c’est inhabituel quand tu appelles la maternité. Car les hommes sont supposés prendre une place en retrait. Le secrétariat et les sages-femmes, chaque fois : « Quand Madame viendra… ». Justifications nécessaires alors : « C’est moi qui prends cette charge ». D’accord il s’agit de son corps, mais la part organisationnelle peut très bien être investie par le père, et elle est importante ! Depuis la naissance, tout cela se confirme, car à part l’allaitement (c’est-à-dire seulement la mise au sein et le fait de la nourrir), tout le reste, tu pourrais, tu peux le prendre en charge. Tout le reste n’est que de la cons-truc-tion.
Ta mère t’a proposé un contrat en juin (il t’arrive de t’associer avec tes parents). Désolé mais non : ta fille vient de naître. Elle a compris. Elle a même valorisé ton engagement. Celui de prendre ta juste part. Celui qui t’a conduit à jouer dans un seul festival cet été, alors que normalement cette saison est très chargée dans ce métier. Vous avez loué, comme ça ton amoureuse et votre fille seront à côté, pour que, la nuit, tu sois là aussi.
Ce que vous montrez est inhabituel. D’évidence. D’ailleurs, une parole gratifiante arrive à bonne fréquence, à elle destinée : « Hé bien, qu’est-ce qu’il t’aide ! »… Mais pas toujours, si tu y réfléchis. C’est assez relatif. Exemple des tâches ménagères. Lors d’un repas de famille, un homme de la table qui dit de toi « Lui, il est bien dressé ! ». Pas très valorisante, cette petite injonction, en creux, à la virilité. Qui souligne qu’un homme reste libre s’il est – ou se croit – exempté, comme lui, de ces activités.
Tu ne connais pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience : voir son nom remplacé, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ».
Sa colère la prenait d’un coup, alors qu’elle venait de relever le courrier. C’était le signe qu’elle avait, une fois de plus, reçu une de ces lettres. Une lettre qui paraissait lui être adressée, à elle, à en croire le « Madame » lu dans la case idoine, mais dont la destination n’était ni franche ni entière. Elle avait été amputée. Dissoute. Volontairement. Un bout d’elle, presque tout en fait, avait été remplacé. En un coup d’œil. Ne subsistait que son statut d’épousée. Car ensuite, suivaient le prénom puis le nom de naissance de celui avec qui, un jour, elle s’était mariée.
Le plus souvent, la colère éclair montait en elle puis se dirigeait spontanément contre lui, comme s’il avait fomenté le coup. Tout tendait en effet à prouver sa complicité. Non seulement il se trouvait là, dans l’instant ou le soir même, mais il était à coup sûr impliqué, puisqu’il apparaissait, sans équivoque, sur l’enveloppe. Alors qu’il ne l’ouvrirait pas. Sciemment cité, identifié, nommé dans son entièreté. Prénom et nom. Ecrasant. Plus que présent. Omnipotent.
L’affront répété, évident, intrusif, la décrivait comme « une femme de ». La réduisait à « une femme de ». L’effaçait en tant que personne. L’affirmait dépendante de lui, digne d’exister sous condition : exclusivement à travers lui.
A défaut de lui prêter le pouvoir d’empêcher de telles offenses, elle semblait attendre de lui qu’il redressât les torts causés. Tu tentais, depuis ton regard d’enfant, d’imaginer comment il aurait pu procéder. Peut-être en contactant l’expéditeur. Ou l’expéditrice. En lui disant son fait. En exigeant excuses et rectification. En obtenant à tout le moins une prise de conscience. Car dans la plupart des envois, ces règles d’usage, reproduites en âme et conscience, ne suscitaient probablement pas d’interrogation chez les scribes. Elles passaient d’ailleurs pour la marque d’une excellente éducation. Conservatrice et sexiste, mais excellente, de la même sorte que celle qui conduit les femmes à passer le jour J du bras du père à celui du mari. Tout un symbole…
C’est bien le propre d’une norme sociale que de traverser les lieux, les âges, les vies, les âmes et les esprits, sans que quiconque ne la bouscule. Sauf les rebelles.
Savoir ce qui doit être inscrit sur l’enveloppe relève d’une certaine noblesse. Le panache d’une éducation réussie. Et ce, malgré les marques qu’une telle pratique laisse, malgré les idées qu’elle propage, malgré les dégâts qu’elle cause à la multitude de personnes visées, évidemment touchées. Des femmes peuvent se sentir flattées ou fières de cette reconnaissance de femmes épousées, d’autres indifférentes ou affaiblies. Dans tous les cas, leur identité première s’en trouve de fait remuée.
De mémoire, tu n’as jamais assisté à une scène de ce type : ton père admettant le préjudice d’abord, puis exigeant réparation pour la douleur symbolique mais réelle causée à ta mère. Réparation pour la sape de soi engendrée par cette présumée « bonne manière ». De façon récurrente. Cette « bonne manière » qui définit en miroir un homme marié comme possédant la femme avec laquelle il s’est uni. Qui fait d’elle une ressource, un capital, un objet approprié, une ombre. Parce que la manière est si « bonne » qu’elle n’est pas réciproque. Pourtant, il ne s’agit plus que d’usage et non de loi, ce qui devrait laisser la place à d’autres choix.
Sans doute est-ce difficile de se mettre à la place d’autrui. Impossible même. Sans doute est-ce encore plus difficile, pour qui appartient à une catégorie privilégiée, pour qui est étiqueté dominant jusque sur les enveloppes adressées à sa partenaire de vie, de s’en offusquer jusqu’à exiger le rétablissement d’un juste équilibre des positions. D’une juste distribution des considérations. Cela supposerait de descendre du promontoire sur lequel la « bonne manière » d’autrui, par convention sociale, l’a hissé. Quelle est la part de l’arbitraire dans cette place obtenue ? Et celle du mérite ? Cette place est-elle neutre, dans les rituels qui l’officialisent, ou provoque-t-elle des effets problématiques ? La remise en cause de ce qui se fait quand on est bien élevé·e, c’est-à-dire en premier lieu respecter les conventions sociales, est peut-être un défi plus grand pour la personne qui en bénéficie que pour celle qui en fait les frais… D’ailleurs dans d’autres domaines, toi aussi tu dois bien bénéficier, sans t’en rendre tout à fait compte, parce que c’est confortable même si c’est injuste, de privilèges sur autrui que tu ne remets pas en cause…
A l’époque des missives maudites, tes réflexions étaient plus pragmatiques. Tu te demandais simplement pourquoi ta mère n’appelait pas elle-même le service expéditeur du courrier, afin de réclamer que le méfait fût réparé.
Quand ton tour de femme adulte est arrivé, tu as saisi le sentiment qui l’avait traversée, si souvent, si violemment. Tu as compris alors quel rôle elle se refusait de jouer, à l’issue de chaque micro-humiliation subie, face à cette boite aux lettres.
L’entreprise qui t’employait t’accorderait quelques jours de congé à l’occasion de ton mariage, auxquels tu ne pouvais prétendre qu’après avoir rempli un imprimé particulier. Une case « nom marital » était à renseigner. Cherchant vainement des yeux une case « nom d’usage », tu t’es résolue à faire apparaître ton mari par son nom de naissance, sans te douter des conséquences. C’est de retour au bureau que tu as atterri, atterrée. Tout ce qui t’identifiait jusqu’alors dans les outils informatiques avait été rebaptisé par le nom de naissance de ton homme (adresse mail, dossier serveur, etc.). Tu as alors traversé, furieuse mais résolue à rester sobre et courtoise, les deux étages qui te séparaient du service de gestion du personnel, afin de demander explications et rectification.
C’est là que je tu l’as ressentie au plus profond de toi. La double humiliation. La première créée par l’anéantissement subi de l’identité. La deuxième, issue de l’impossibilité de faire entendre par toi-même ta cause. Cette humiliation-là, c’est toi qui l’avait initiée, dans l’acte de réclamation. Cet acte qui implique d’avancer tes arguments, tes jus-ti-fi-ca-tions. Qui non seulement demande une reconnaissance de ta position rebelle, a-normale, mais qui, en plus, demande une réparation.
Tu as indiqué posément à la gestionnaire que tu n’avais pas demandé de remplacer ton nom par celui de ton mari. Elle : « Mais vous avez indiqué son nom dans la case « nom marital » !». Toi : « Il n’y avait pas de case « nom d’usage » ni « nom de la personne avec laquelle vous vous mariez », mais j’ai pensé que vous aviez besoin de connaître son nom… ». Elle : « Vous ne pouvez pas faire comme toutes les femmes ? Elles prennent toutes le nom de leur mari, et ne posent pas tant de problèmes ! ». Ce jour-là, tu as eu non seulement l’impression d’avoir sollicité indûment une faveur, mais en plus de t’être glissée dans la peau d’une sacrée emmerdeuse. Ta collègue a fini par détricoter ses actions pour te rendre l’identité qu’elle avait gommée d’un coup. Celle sous laquelle tout le monde t’appelait, te connaissait et te reconnaissait depuis des années.
Tu n’identifies pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, ni écopé d’une telle image, parce qu’on aurait changé son nom, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ». Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
L’épisode récurrent de la boite aux lettres de ton enfance était alors un souvenir encore enfoui dans ta mémoire, mais tu venais de vivre dans ta chair un épisode majeur de ton engagement féministe. Puis, un jour, après avoir relevé ta boite aux lettres, cette scène du passé est remontée en surface, quand tu t’es surprise, avec une légère pointe d’ironie mal placée, disant à peu près à ton homme : « Tiens, tu as reçu une lettre, mais il doit y avoir maldonne, car devant ton nom, il est écrit Madame… ».
Moins de dix ans plus tard, tu nommeras ce rôle que ta mère se refusait de jouer à chaque effacement de son identité : celui de la mendiante. Mendier soi-même la réparation du préjudice subi (quand on risque fort de n’être ni écoutée ni comprise), alors qu’il s’agit de réparer une atteinte à sa dignité, revient parfois à subir une deuxième fois l’humiliation première.
Présente au rendez-vous prévu avec les services de ta mairie pour refaire ta carte d’identité, tu présentes docilement une copie du livret de famille justifiant ton changement d’Etat civil survenu depuis ta dernière carte. L’employée te demande alors l’original (pourtant non exigé dans la liste des documents à fournir), que tu n’as pas sur toi. Après un instant de réflexion, tu oses : « Exigeriez-vous ce justificatif d’un homme dans la même situation ? » Elle : « Non, pour eux ce n’est pas la peine, ils ne changent pas de nom quand ils se marient. » Toi, les bras ballants tellement ils sont tombés soudainement : « On va faire comme si j’étais un homme alors, pour respecter le principe d’égalité des droits entre citoyens et citoyennes. Que j’ai changé d’Etat civil ou non dans les dix dernières années, cela ne concerne pas l’administration finalement. » Et tu as conservé exclusivement sur ta carte ton nom de naissance, sans y ajouter un double nom d’usage… C’est dommage : tu avais l’intention au départ de porter, partiellement, le même nom que tes enfants (les conséquences du nom donné aux enfants feraient aussi un beau sujet de réflexion-témoignage). Cette décision spontanée t’a valu de systématiquement devoir justifier d’être leur mère lors de vos voyages ultérieurs, grâce à la présentation du fameux… livret de famille. Ne surtout pas l’oublier en cas de frontière à traverser !
Tu ne connais pas d’homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, parce qu’il aurait gardé son nom, alors qu’il pouvait, comme tout homme ou presque, en échange d’un justificatif demandé exclusivement aux hommes, en ajouter un autre, fût-il celui de la personne qui partage sa vie. Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
Dix ans sont à nouveau passés. Vous refaites faire vos cartes d’identité. Tout se prépare à présent à distance, en déposant les justificatifs exigés sur un espace numérique. L’employée de mairie chargée de prendre vos empreintes, dans un nouveau bureau flambant neuf, s’étonne : elle apprend ce jour-là qu’un homme peut accoler le nom de sa femme sur ses papiers d’identité. L’usage est légalement mixte. La pratique, plus rare. Du jamais vu ici. Sa responsable confirme, ôtant ses doutes et vous épargnant l’exercice irritant de l’argumentation. Refusant de circuler avec des cartes périmées bien qu’affirmées encore valables par l’administration, vous avez, pour obtenir de nouvelles cartes, décidé de demander l’enregistrement officiel d’un nom d’usage. Tu as accolé son nom de naissance au tien. Il a accolé ton nom de naissance au sien.
Désormais, ponctuellement, des enveloppes arrivent dans votre boite aux lettres, adressées à Madame avec un double nom d’usage ou à Monsieur avec ce même nom d’usage inversé.
Tu ne crois pas qu’il se rende vraiment compte de ce que signifie pour toi cette réciprocité, même opportunément acquise… Voici pourtant l’un des plus beaux cadeaux qu’il t’ait faits, symbolique mais d’une immense valeur : se rapprocher de ton vécu de femme. Vivre avec toi et comme toi les effets d’un trouble de l’identité. Afficher dans vos noms de famille, à parts égales, qu’un jour vous vous y êtes engagé·e·s ensemble, dans cette famille.
« C’est parce que l’on s’est engagé dans une expérience ou bien que l’on a pris en compte l’expérience d’autrui que l’on hésite ou que l’on relativise. »
Fin de la première semaine de dé-confinement. Il fait beau. Vous engagez, masquées, une longue promenade avec ta fille, jusque dans la forêt. Sur le chemin, vous ressentez, vivez, constatez quelques effets de l’accessoire à assumer. Inconvénients d’abord. Le masque empêche la reconnaissance d’une personne dans la rue au premier coup d’œil. Il limite vos envies d’engager la conversation, de vous lier avec des gens du quartier. A cause de la crainte d’avoir à répéter. Vous vous demandez qui va descendre du trottoir : la personne masquée ou celle qui ne l’est pas ? Ta fille remercie toutes celles qui s’adaptent, qui modifient leur trajectoire pour que le mètre recommandé soit respecté. Elle obtient le signe d’un sourire, un « de rien », une lueur bienveillante dans le regard. Vous vous glissez l’une derrière l’autre quand un croisement se prépare. Entrée dans l’ombre fraiche des arbres. D’habitude, les odeurs sont caractéristiques. Cette fois, l’accès aux senteurs boisées ne sera pas. Restent les sons et les images. Les multiples chants des oiseaux et les bruissements de feuilles. Les lumières dansantes et le bourdonnement des insectes ailés. Vous cherchez des avantages à présent. Les moucherons ne viennent pas vers sa bouche, trouve-t-elle. Vous n’aurez pas à vous laisser embrasser par des gens sans le vouloir, trouves-tu…
Occasion de te remémorer plusieurs épisodes de bisous ou de bises subies qui ont un jour percé ta bulle.
Tu as huit ou neuf ans. Ce garçon te regarde. Il te suit quelquefois. Il se mouche dans sa manche souvent. Son regard est vitreux. Aujourd’hui, il a fait plus : il t’a adressé la parole. Pour te prévenir qu’un jour, il t’embrassera. Tu ne veux pas. Tu as peur. Tu préviens ta grande sœur. Tu ne la quittes pas d’une semelle entre l’arrêt de bus et l’école, puis entre l’école et l’arrêt de bus, mais vous n’êtes pas dans la même classe. Il suffit d’un moment très court, pendant lequel elle n’est pas là. Le temps qu’elle arrive, ou que tu la rejoignes. Assez vite, il fait ce qu’il dit. Pendant ce bref instant, ce moment de solitude pour toi, il te fonce dessus. Tu essaies vainement de lui échapper. Il t’attrape, vise ta bouche, y dépose un baiser. Tu te sens salie. Ta sœur l’attend à la sortie. Pour lui casser la gueule. Elle tape. Tu es soulagée. Il ne t’embêtera plus. Tu savonneras et frotteras ton visage plus vite plus fort plus longtemps pendant des semaines. Il a imprimé une tâche sur ta bouche. Indélébile.
Tu es toute jeune adulte, au travail. Comme la veille, il s’avance vers toi, intrusif. Cette fois, tu réagis, un peu sèchement pour qu’il comprenne bien ton refus : « Je préfèrerais qu’on se serre la main. On se connaît à peine… On n’a pas été élevé ensemble. » Et tu lui tends clairement la main. Ton nouveau collègue vient d’arriver dans le service technique. Hier il s’est précipité sur toi pour t’administrer cette bise rituelle, qui t’a, spécifiquement avec lui, mise tout à fait mal à l’aise. C’est la première fois qu’un salut banal au travail te fait cet effet-là. Sans doute que son attitude ne témoigne que de son envie légitime d’intégration… Mais il y a façon et façon. Avec un regard équivoque, il était entré précipitamment et par effraction dans ton espace personnel. Ton corps s’était raidi. Le sien s’était avancé, rapide et direct, sur sa cible. Irruption sans hésitation. Ton visage, pris en otage.
Tu as plus de trente ans à présent et viens de changer de poste. Tout se complique quand il s’agit de se saluer le matin. Le cercle s’agrandit. Où s’arrêter ? L’usage veut que les femmes embrassent les autres femmes et tous les hommes… tandis que les hommes embrassent les femmes et serrent la main des autres hommes. Ces règles-là ne te conviennent pas. Les bulles des femmes ne sont jamais préservées, ni par les hommes, ni par les femmes. Un de tes collègues t’entoure de son bras chaque fois qu’il te salue, la main sur ton épaule. Tu sursautes, tu te dégages. Tu lui dis que tu n’apprécies pas son geste. Il comprend. Il arrête. Tu lui en es reconnaissante. Tu l’aimes bien. Regard amical. Il est à l’écoute en général. Un jour tu décides que désormais tu serreras la main de tout le monde, sans distinction. Explications nécessaires. Abolition de la bise pas toujours bien comprise. Etonnements mais soulagement.
Tu as changé de service. Réadaptation nécessaire. Le travail est plus humain, moins technique ; les liens sont forts, les relations tactiles, plutôt sincères. Il est grand. Très grand. Au moins deux têtes de plus que toi. Il se penche au dessus de ton visage pour te faire la bise, et lui aussi, pose sa main sur ton épaule. Tu ne le connais pas très bien, mais tu finis par lui dire que les deux faits t’indisposent, t’infantilisent, que tu ne peux pas être dans un rapport de réciprocité avec lui si rien ne change. Il ne sait comment réagir. Il rit. De gêne. Puis il s’entraîne. Pliant les genoux pour se placer à ton humble hauteur, il croise ses mains derrière son dos et te demande si sa position est adéquate pour une bise égalitaire… Tu souris. Il est sincère. Ça ira bien comme ça, pour toutes les prochaines fois !
Désormais tu animes des formations à l’égalité des sexes dans différents milieux professionnels. Une participante propose une situation qui la met mal à l’aise. Il s’agit des rapports inégaux qui s’instaurent quand un homme dans une position élevée s’autorise une relation de proximité physique avec une salariée bien en peine pour exprimer sa gêne. Les bises rituelles deviennent prétextes à placer d’autres gestes…
Le port du masque n’est pas très agréable. Cependant, il pourrait nous conduire à davantage distinguer les liens sincères des liens sociaux, et à effectivement instaurer une barrière qui restera entre toi et toute personne qui aurait l’intention, sans invitation, de percer ta bulle de protection. Il pourrait nous conduire à effectivement voir une barrière qui se dresse si l’on a l’intention, sans invitation, de percer une bulle de protection.
« Être mère, ça te tombe sur la gueule quand même ! »
Geneviève, psycho-clinicienne et peintre à ses heures
Déroutée, tu rumines encore cette justification invraisemblable que ton homme vient de te donner… Votre aîné a quatre ans maintenant. Votre deuxième est né il y a trois mois. Les congés qui te restaient à prendre te permettent de prolonger un peu. Dans l’espoir, sans doute fou, de te reposer. Un peu. Avec de l’aide cette fois. Un peu. Lui prend son congé paternité dans une semaine. Les fameux fumeux onze jours optionnels. Vous partez en vacances avec le bébé avant ta reprise au bureau. Vous aviez fait pareil avec le plus grand. Souvenir mitigé. Ton accouchement avait été rude. Tu ne t’en sortais pas. Essayais de faire bonne figure le soir. Harassée. Terrassée par ces journées qui pompaient toute ton énergie. Ton corps ne ressemblait plus à rien. Tes yeux, des fentes. Ton cerveau, deux à l’heure. Le rodéo de tes humeurs le prenait au dépourvu quand il rentrait du travail. Enchaînement répétitif, ponctué d’imprévus, de multiples tâches nécessaires même si invisibles. De grands moments de solitude aussi. Quand les roues de la poussette entraînent les crottes des chiens du quartier qu’il faudra nettoyer… Entrechocs de pensées. « Aïe besoin de combien de temps ? Je vais être en retard… Avec quoi j’enlève ça ? Faudra que je prenne des lingettes, des mouchoirs la prochaine fois… Et quand… ? Au chaud ce serait mieux que sur la place… Et puis tout le monde me regarde… Ce serait mieux avant que l’odeur ne vienne embaumer et la matière fécale envahir la voiture, l’appartement, la cage d’escalier, le hall de la kiné, la salle d’attente du cabinet de pédiatrie. » Ou bien quand bébé salit allègrement sa couche quand tu arrives enfin à refermer la combinaison et à enfiler les chaussures de bébé bien calé dans sa coque un jour de neige deux minutes avant de partir pour le rendez-vous chez la pédiatre. Ou encore quand depuis quatre heures, tu essaies de le déposer dans son lit sans succès. Bébé n’est bien que dans tes bras, au creux de ta transpiration, de ton pyjama qui dégouline de lait caillé. Envie pressante et prolongée de prendre une douche mais… pas la peine. Tu apprends à renoncer, à t’adapter, à patienter. A te retenir quand tu as besoin d’uriner. Mauvais, mais tu le fais. Au moins tu fais quelque chose. Blague.
Tu ne faisais que ça, faire des choses. Tu ne pensais alors qu’à dormir mais ton corps et ta tête, entre deux insomnies qui avaient démarré dès le début de ta grossesse, devaient à tout prix se consacrer à bébé. Et alors tu t’étais muée en Sisyphe, gravissant chaque jour la même montagne en poussant son énorme rocher. Qu’aurais-tu pu faire de mieux ? Tu te sentais sûrement et régulièrement tout au bout de ta vie. En larmes. Noyée dedans. Ce qui t’a fait tenir, c’est l’arrivée. Chaque jour en haut de ta montagne, la vue était magnifique. Votre enfant était un ange. Chaque tétée un instant d’éternité, vos yeux qui se rencontraient, ses mimiques et les petits bruits de sa bouche mouillée, ses soupirs de contentement quand repu de lait. Et la joie l’emportait plusieurs instants par jour. C’est à ce moment-là que tu avais senti pour la première fois un éloignement. Une barrière qui s’installait peu à peu entre vous, dans votre couple, si uni avant. Vous vous disiez tout avant. Vous compreniez. Pourtant un truc se passait là qu’il ne pouvait pas comprendre. Que tu ne pouvais pas exprimer non plus. Il te regardait le soir, t’écoutait, incrédule, passif, maladroit, agacé quelquefois…
Pour le deuxième, l’accouchement s’est beaucoup mieux passé. La grossesse aussi. La fatigue s’est tout de même installée, parce qu’il fallait aussi s’occuper de son grand frère. Mais plus tardivement. Tu ne l’as pas sentie venir. Vous avez à nouveau programmé qu’il prenne son congé paternité pour des vacances ensemble, et tu espères à nouveau te reposer. Un peu. Cette répétition du programme te laisse pensive…
Ce soir ton amie Cécile est venue dîner avec son compagnon et leur premier ange. Le grand événement né il y six semaines dort dans la chambre. Accouchement difficile. C’est souvent le cas pour les premiers, il semble. Elle raconte devant un verre qu’elle ne sait pas comment elle aurait fait, question de survie, sans ces précieux onze jours qu’il a pris immédiatement, dès la naissance. Accueil du bébé à deux pendant deux semaines. Soutien, écoute, réparation du corps. Rendez-vous, aller-retours à l’hôpital, soin de soi, soin du bébé, soin de vous avec son père à trois. Sentiment de redevenir une personne, dignité retrouvée, après avoir découvert, ressenti, subi l’animalité du corps accouchant. Lâcher-prise éprouvant de la mise au monde. Être un être mortel et le sentir très fort. Peurs des séquelles. Instants de sommeil glanés, moral lentement remonté, énergie peu à peu retrouvée. Presque noyée, abîmée, sortie de l’eau, agrippée au rocher du doux et bienveillant bourdonnement masculin… « J’ai fait des courses, lavé du linge, racheté des couches, préparé le repas, nettoyé la cuisine… Changé, bercé, habillé, mouché bébé… Je vais à la pharmacie on lui donnera le bain ensemble. J’ai tout préparé, j’y vais… Je suis rentré. Je te fais un thé ? Repose-toi, je le couche, tu peux prendre ta douche. J’ai pris un appel pendant ton sommeil… »
Tu réalises que tout aurait été si différent dans ces conditions-là pour toi. Pour vous deux. Pour vous trois. Que de tout temps les femmes qui accouchent appellent leur mère à la rescousse. Qui peut, ou pas, se rendre disponible pour jouer ce rôle-là. Elle sait, elle, ce dont sa fille nouvellement mère a besoin. Elle l’a vécu. Chez l’une ou chez l’autre, s’organise une assistance à mère allaitante, à jeune accouchée. Un cocooning, une attention, un accueil entouré de bébé. La tienne travaille encore, habite loin. Familles éclatées désormais, puisqu’on prend le travail où il est. Elle a pu rester deux jours seulement, car comment bien l’accueillir dans l’appartement, maintenant qu’il y a l’ange et au prix où va l’immobilier… Tu aurais pu aller là-bas mais… le transport, les valises, la séparation… Et puis comment ton homme aurait pris la chose si tu étais partie avec le bébé ? Alors tu as fait avec ton appartement, ton homme qui travaille, tes amies qui travaillent, ta sœur qui travaille… Assez seule en fait. Pouvait-il deviner, lui, ce que ta mère sentait très bien, alors que toi tu ne le savais pas encore… Tu aurais aimé, rêvé qu’il devinât. Décalage… Cécile avait dit son besoin, sa détresse. Il avait entendu. Toi tu n’avais rien dit, te pensant sans doute assez forte. Cependant ton homme à toi ne s’est pas révélé un as de la devinette. Tu te demandes alors pourquoi le congé paternité n’a pas été systématiquement instauré comme l’occasion de faire entrer le père version disponible, actif dans ce moment-là. Dès la naissance. Une nécessité. Avec attentions à la clé. Attentions à la mère, son amoureuse en général. Et apprivoisement progressif de bébé.
Tu te tournes vers lui. Faire bien attention à ne pas dire « tu »… Ne pas le froisser… Tu vous interroges. « Et nous, pourquoi n’avons-nous pas pensé à cette option-là ? …Prendre les onze jours dès la naissance ? » Il te fixe, perplexe. Sa réponse fuse, évidente : « Enfin, tu l’allaitais ! ». Tu restes coite. Sidérée par le motif invoqué. Est-il de bonne ou de mauvaise foi ? Il avait entendu Cécile pourtant, comme toi. Sa description de l’intention, des attentions. Celles facilitant la reconstruction. Eprouvant le couple. Celles de la lente remontée vers l’air et la lumière après la descente en eaux troubles. Il se fabrique peut-être une contenance là où il perçoit un reproche malgré tes précautions oratoires… Ton homme est déjà-père deux fois… Pourtant, dans son imaginaire, l’essentiel du temps du soin du nourrisson semble être du nourrissage… C’est sans doute la raison pour laquelle, comme on conclurait une comptine par une pirouette cacahouète, ces deux mots sont… quasiment jumeaux !
« Les hommes pourraient opérer le seul aggiornamento auquel ils n’aient jamais songé : s’adapter aux réalités familiales. »
Un jour de Janvier – Tu déposes Amélie à la crèche et tu précises à l’éducatrice que c’est son père qui viendra ce soir la récupérer. C’est son tour. Comme chaque lundi, tu mets ton alarme sur ton téléphone pour bien penser à le lui rappeler. Il est si distrait. Il n’y penserait pas sans toi. Une fois, il a oublié, ça t’a vaccinée. Désormais tu sais qu’il ne faut compter que sur toi. Tu prends ton poste préoccupée, la tête pleine de ta liste de tâches. Tu penses plusieurs fois dans la journée à cette soirée qui commencera sans toi, donc tu en profites pour noter sur ton mémo la liste des courses, et ce que tu prévois de préparer ce soir. Tu reprends ton travail. Tu repenses à ce qu’il va faire à ta place ce soir. Il pourrait passer prendre des couches en sortant de la crèche, tu as remarqué qu’il n’y en avait presque plus. Tu le lui demanderas tout à l’heure puisque tu vas l’appeler comme d’habitude. Pour être sûre. Tu replonges dans ton travail. A dix-sept heures, comme chaque semaine, tu passes ton coup de fil : « T’oublies pas de prendre Amélie ce soir ? Et tu peux racheter des couches, il n’y en a plus ? ». « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Il raccroche. Tu ne l’entends pas soupirer.
Le même jour de Janvier – C’est lundi. Comme chaque semaine, tu as démarré aux aurores ce matin et sortiras suffisamment tôt ce soir pour récupérer ta fille à la crèche. Tu adores le lundi… enfin ça dépend. Tu es partagé en fait. Tu ne sais pas trop formuler ce que tu ressens. D’un côté, tu as hâte de voir Amélie te tendre les bras quand tu arriveras ce soir (avec son grand sourire enjoué et sa course à petits pas vers toi). D’un autre côté, tu sais que tu auras droit à une série de recommandations, de rappels, de trucs à faire et autres instructions transmises par téléphone une demi-heure avant l’heure de la crèche… par sa mère inquiète. Parce qu’une fois tu as manqué l’heure. Parce que désormais tu risques, d’après elle, de toujours manquer l’heure. Elle a crié comme jamais ce jour-là. Elle s’est emportée comme si tu étais un monstre. Tu t’es excusé, rattrapé comme tu as pu, mais impossible de revenir en arrière. De gommer ce moment qui fait partie désormais des annales familiales. Des anecdotes racontées aux copines, à Noël, aux parents. Le père à qui on ne peut pas faire confiance. L’expérience l’a prouvé. Ta journée se déroule sans anicroche. Dix-sept heures, le téléphone va sonner, comme d’habitude. D’ailleurs il sonne. Tu réponds « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Tu raccroches. Tu soupires. Tu n’avais pas remarqué qu’il n’y avait plus de couches. De toute façon, elle a l’œil sur tout, elle est en veille, alors à quoi bon mobiliser aussi ton attention pour scanner les placards de la maison ? Elle s’en occupe et te fait des listes que tu exécutes. Tu as un peu huit ans le lundi soir. Elle est doublement maman le lundi soir. C’est mi-confortable, mi-insupportable.
Au-delà d’une répartition équitable des tâches, il reste à construire des relations de confiance réciproque. Dans beaucoup de couples, nous sommes encore loin du compte.
Ah, bien nommée Charge mentale,
concentrée, prise de tête parentale, tu t’étales, tu t’installes. Tu t’accroches, infernale, envahissant et tourmentant la figure la plus présente, de fait prépondérante, novice assignée, par suite spécialisée, reine fourmi qui règne sur la marche du foyer. Te résignant à tirer gloire d’un accaparement, tu figes sans crier gare les rôles dans le ciment.
Tu te fais moins prégnante, plus distante, virevoltante, quand deux parents partagent le mal dit maternage… Alors tu butines. Entre les deux, tu promènes ton pollen. Et on imagine meilleur ton miel, et plus sereins tes hôtes, côte à côte, et l’enfant deux fois confiant, quand, transformée en abeille, tu répartis tes ficelles.
Ah, fragile Confiance,
rude à accorder au parent moins habitué à câliner, à couver, et qui peine, à temps partiel, à prouver sa compétence quand le parent qualifié à plein temps s’est entraîné… Dès que le ventre a gonflé. Pendant des mois de congé. Dès que la vie a germé. Comme tu perds patience, hésitante, exigeante, devant une figure nouvelle, souvent paternelle, qui accueille la vie soudain, qui part au boulot l’matin, qui tarde à prendre le train des soins quotidiens. Absente toute la journée. Non préparée, non habituée. Cervelle plus épargnée tout le jour par le cadet des grands soucis de la veille sur le bébé de l’amour. Souvent, tu restes immobile, érodée, intranquille, à moitié morte devant la porte de l’entraide dans le couple. Te révélant tout sauf souple, jugeant l’autre insuffisant, chaque initiative médiocre, chaque geste en mieux reprenant. Tu gonfles de joie devoir fierté – parfois attention résignation ! – pour ce qui est de fabriquer développer confirmer conforter une spécialité du soin d’importance réassurance… Savoir faire au féminin et tout le tintouin. Tu te fais peau de chagrin, de temps en temps, quand il s’agit de laisser sa chance au débutant incertain. Le mépris n’est pas si loin.
Quand, au contraire, tu te déploies, que tu ouvres tout grand les bras, à petits pas dans les coulisses, de la personne qui se hisse au sommet de tous ses doutes, apprenante, hésitante, tu peux lui montrer la route, réjouissante, indulgente, des aptitudes conquises par ta douce entremise.
Capacités partagées, à temps complet.
« Si aménagement des temps il doit y avoir, la seule solution est de répartir entre les pères et les mères. Pour le plus grand profit de tous : couples, enfants et entreprises. »
“Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ?” Cette phrase est la première qui t’arrive en tête. Tu es plutôt engagé pour l’égalité des sexes et te heurtes régulièrement à des obstacles déconcertants. La coordination périscolaire est un bon poste d’observation de ce qui se joue dans les familles. Cependant, quelquefois, toi et tes collègues de l’animation, vous tombez dans des petits pièges qui confortent des situations problématiques. Tu cherches une anecdote sur laquelle tu aimerais que tes collègues réfléchissent avec toi. Cette formation pourrait au moins servir à poser sur la table les questions qui te taraudent dès que tu te penches sur ta mission éducative. L’égalité des sexes, c’est d’abord du bon sens, un beau principe sur le papier, dans le projet éducatif et dans la bonne parole de la ville. Même dans ta tête et dans ta vie, ça te parle. Bingo, vous suivez une formation sur le sujet. On va voir si c’est facile de fabriquer de l’égalité. Une bonne prise de conscience collective et ce sera effectif, n’est-ce pas… ?
En fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Prenons la majorité des pères. La place qu’ils prennent dans les relations avec le personnel périscolaire – avec le personnel scolaire, c’est sans doute pareil – est toute relative. La place qu’on leur donne aussi, finalement. Alors que les intentions sont bienveillantes de toutes parts.
Tu te lances. “Si je dois appeler les parents, j’appelle le premier numéro de la fiche familiale. Avant, on avait une fiche sur laquelle l’ordre des parents était standard, selon le sexe. On décidait si on appelait le père ou la mère quand les deux étaient mentionnés. Sans doute qu’on appelait plus la mère. Il aurait fallu qu’on questionne ces réflexes, afin d’impliquer davantage les pères. En tout cas pour éviter de les exclure, comme on a tendance à le faire. Et depuis le mariage pour tous je suppose, la mairie a changé cela dans le formulaire. Il mentionne parent 1 et parent 2. Donc les parents décident qui mettre en premier, et les couples homosexuels peuvent répondre à la question sans se sentir stigmatisés. Théoriquement, c’est une avancée. Cela nous permet de mieux connaître les familles, puisqu’après tout elles nous disent librement sur qui on peut tomber plus vite. En général, le premier numéro, c’est celui de la mère. C’est elle qui remplit les papiers le plus souvent, en début d’année. Donc, elle se met en parent 1. Et si on commence par appeler le deuxième numéro, alors on a des chances d’entendre quelque chose comme « Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ? » ou « Appelez ma femme, elle sait mieux que moi ». A la longue, on finit toujours par appeler le premier numéro, sinon on a l’impression de perdre son temps. Ou de se mêler de leur organisation de couple. Le résultat, c’est que les parents se débrouillent pour qu’on ait rarement des pères au bout du fil. Et de notre côté, on le cautionne en voulant à la fois aller vite et respecter leurs choix. Bref, la division des rôles est renforcée de tous les côtés.”
Ta situation a été retenue pour une analyse collective. Tu n’as pas osé ajouter que chaque fois qu’une voix masculine te renvoie sur la mère, tu te demandes si elle l’a bien choisi, elle aussi, le bon numéro !