#55- La ségrégation verticale fait système

Davantage de femmes au pied de la pyramide du travail, davantage d’hommes au fur et à mesure de la montée dans l’édifice : la ségrégation verticale se façonne dans le travail comme dans les familles.


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Face professionnelle, davantage de femmes au pied de la pyramide du travail, davantage d’hommes et moins de femmes au fur et à mesure que les échelons de l’édifice sont gravis : voici le phénomène bien nommé de ségrégation verticale qui constitue une des explications des écarts de rémunération entre les sexes. Face familiale, s’il y a une famille, l’ascension professionnelle d’une personne passe par la délégation des responsabilités domestiques et familiales à d’autres, du fait de la disponibilité pensée comme inhérente à l’engagement croissant au travail.


Préserver l’égalité de rémunération des deux parents équivaut soit à « déléguer », soit à limiter leurs ambitions respectives afin de partager les tâches.


A un certain niveau de responsabilité, qui sous-entend une amplitude horaire relativement large, préserver l’égalité de rémunération (ou au moins limiter les inégalités) dans un couple de parents équivaut soit à « déléguer » à l’extérieur ou dans sa famille élargie, selon ses moyens et ses possibilités de solidarité familiale de proximité, soit à limiter transitoirement les ambitions des deux membres du couple afin de partager les tâches. L’alternance a aussi ses adeptes, qui permet à une personne, puis, après deux ou trois ans, à l’autre, de s’investir davantage à la maison. Cependant, elle réserve des surprises et promet des renoncements personnels et autres expériences malvenues. Voire des changements de trajectoires. Pas très facile de renoncer à une promotion en pleine ascension parce que ce n’est plus son tour… Ni de retrouver le chemin de la confiance en ses capacités professionnelles quand le retrait a été long et usant.

Beaucoup de couples « décident » finalement, résignés voire bons joueurs déterminés, qu’une personne sur les deux soutient, suit, facilite. Elle « prend du temps », « s’occupera des enfants », « lève le pied », « s’épanouira c’est sûr, et puis les enfants en ont besoin ». Parfois, la prédiction est juste. La personne se sent protégée d’un travail aliénant, soulagée et heureuse de tenir plusieurs rôles dans sa vie. Parfois, plus ou moins longtemps après, elle se sent sacrifiée. Immédiatement ou beaucoup plus tard. A l’heure du bilan. Au départ des enfants. Relativement à l’autre parent. Parce que l’autre a fait un choix différent. Qui lui ouvre d’autres portes. Parfois rémunératrices, enrichissantes, épanouissantes. Davantage de femmes vivent cette situation-ci. Pendant que l’autre membre du couple progresse professionnellement… quelquefois libéré, délivré des – mal-nommées mais vécues comme telles – contraintes familiales. Cependant, peu à peu, alourdi d’un fardeau : celui de la responsabilité du revenu familial principal. Pas de droit à l’erreur d’aiguillage professionnel, à la pause salvatrice. Ni au repli. Investissement démesuré. Peur de perdre sa situation. Risque de méconnaissance ou de mal connaissance de sa progéniture. Liens fragilisés. Identité construite autour du travail. Stress et privilège à la fois (un homme soutenu en vaut peut-être deux). Davantage d’hommes vivent cette situation-là.

D’autres raisons se greffent à l’arrangement des sexes, comme le formule le sociologue Erving Goffman. Par exemple, à résultats égaux à ceux des hommes, la mésestime de soi cultivée dès l’enfance chez les femmes limite leurs ambitions. Les études montrent qu’à résultat égal en mathématiques, filles et garçons ne se projettent pas autant en filière scientifique. Et que davantage de confiance est accordée à ces derniers quand il s’agit de prendre des responsabilités. « Les rares hommes qui exercent dans les professions « féminines » (infirmiers, instituteurs, travailleurs sociaux) bénéficient de l’« escalator de verre », c’est-à-dire de carrières accélérées » nous rappelle Ivan Jablonka.

Une fois toutes ces explications à l’écart de rémunération apportées, au fil de ces derniers billets, il en reste un à évoquer. Ce reliquat résistant sera le sujet du billet suivant.

#54- Heures complémentaires : travailler plus pour gagner moins

Dans le paysage varié des écarts de revenus, certaines modalités du “travailler plus” méritent un petit détour… La tarification et la limitation des heures réalisées en sus du temps de travail contractuel sont encadrées par la loi. Ce seul cadre légal a déjà des effets inégalitaires.


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Les heures sont dites complémentaires quand elles excèdent le temps contractuel d’un emploi à temps partiel. Leur nombre ne peut dépasser 10% des heures prévues au contrat. En cas d’accord conventionnel, c’est-à-dire un accord de branche ou d’entreprise, le dépassement maximal autorisé passe alors au tiers de la durée hebdomadaire ou mensuelle de travail prévue dans le contrat de travail. Quant aux heures dites supplémentaires, ce sont celles effectuées au delà d’un temps plein.

Parlons d’abord du taux horaire.

La législation prévoit un paiement des premières heures complémentaires inférieur à celui des heures supplémentaires (donc à l’avantage du temps plein). Dans la limite du tiers mentionné plus haut, elles sont en effet majorées à 10 % pour celles effectuées dans la limite du 1/10 de la durée contractuelle du travail, puis à 25 % pour les suivantes, qui seraient prévues conventionnellement.

Quant aux heures supplémentaires, elles sont majorées, elles, à 25%… dès la première.

Si une hausse d’activité justifie un recours à des heures additionnelles de travail salarié, cette majoration différenciée creuse les écarts de revenus entre les personnes actives à temps plein et celles à temps partiel. D’une part, parce qu’elles sont moins bien rémunérées, d’autre part, parce que les heures complémentaires sont limitées davantage en nombre. Or le groupe à temps plein est composé de 56% d’hommes pour 44% de femmes (puisque 92% des hommes actifs et 71% des femmes actives étaient à temps complet en 2018), tandis que le groupe à temps partiel est composé de 78% de femmes pour 22% d’hommes (puisque 29% des femmes actives pour 8% des hommes actifs étaient à temps partiel en 2018). Puisqu’elles sont très majoritaires dans le groupe à temps partiel, une mesure défavorable aux temps partiels (ici, la moindre majoration d’une heure additionnelle au contrat de travail) touche d’abord des femmes : pourrait-on faire valoir une discrimination indirecte vis-à-vis des femmes ? Interrogation sans objet si autant d’hommes que de femmes travaillaient à temps partiel.

Parlons ensuite du nombre d’heures.

Les personnes à temps partiel se voient moins proposer d’heures complémentaires et l’employeur risque une requalification en temps plein en cas de pratique fortement répétée. Protecteur pour qui a choisi de travailler moins. Protecteur aussi pour qui subit un temps réduit (l’exercice parallèle d’un autre emploi doit rester possible). Cependant cette limitation en heures se traduit en limitation de revenu.

Les personnes salariées à temps complet ont effectué un peu plus de 10 heures supplémentaires en moyenne au cours du 4ème trimestre 2018[i]. Je n’ai pas trouvé de données récentes concernant la réalisation d’heures complémentaires. Cependant, en moyenne pour l’année 2007, 28% des personnes salariées à temps partiel ont effectué 17 heures complémentaires tandis que 41% de celles à temps complet ont réalisé 49 heures supplémentaires (DARES, 2010)[ii]. Trois fois plus d’heures, payées davantage, pour beaucoup plus de personnes, qui sont plutôt des hommes.


Le “gagner plus” a sans doute deux poids, deux mesures. Il me paraît bel et bien se conjuguer d’abord au masculin.


Parlons enfin des politiques du “travailler plus”.

En plus de la dénonciation des effets inégaux de l’écart de rémunération horaire des heures additionnelles selon le temps de travail, je fais donc une hypothèse plus large : le recours à des dépassements horaires à des fins de flexibilité creuse l’écart de rémunération entre le groupe des femmes et celui des hommes. Du fait d’une répartition déséquilibrée des hommes et des femmes dans les contrats à temps complet et à temps partiel (cf. mon post “Des temps partiels spécial femmes”) combinée à la limitation forte du dépassement horaire pour les temps partiels. Et du fait que cet écart ne risque pas d’être rattrapé par un taux horaire des femmes qui serait plus élevé, puisqu’elles sont concentrées dans des métiers peu rémunérateurs (cf. mon post “Ségrégation horizontale, têtue mais banale”).

Par conséquent, tant que les femmes constituent la population majoritaire des emplois à temps partiel, les mesures invitant les entreprises à recourir aux heures supplémentaires, par la carotte de la baisse des cotisations sociales associées, risque (en plus de ce qu’il y aurait à dire sur les exonérations de cotisations) d’augmenter les écarts de revenus du travail entre les salariés et les salariées.

A ma connaissance, nous ne disposons pas d’étude pour l’instant pour confirmer ou infirmer mes hypothèses quant aux effets, sur les inégalités de revenus entre les sexes, des lois et politiques concernant les dépassements horaires. Du moins, je n’en ai pas trouvé… C’est fort dommage, car le “gagner plus” du dépassement horaire a sans doute deux poids, deux mesures. Il me paraît bel et bien se conjuguer d’abord au masculin. Si je ne me trompe pas, le “gagner plus” serait alors un drôle de pied de nez aux discours affirmés sur l’égalité professionnelle !


[i] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/statistiques-de-a-a-z/article/les-heures-supplementaires

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2010-029.pdf

#53- Ségrégation horizontale, têtue mais banale


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L’orientation dans des filières professionnelles très différentes selon le sexe s’organise tôt. Pour eux, plutôt les filières scolaires puis professionnelles à dimension technique ou scientifique, en construction ou en informatique. Pour elles (même si elles se répartissent sur l’ensemble des filières lorsqu’elles entrent au lycée général, au contraire des garçons qui désertent les disciplines littéraires), plutôt les filières de l’humain, qui forment aux métiers les moins rentables professionnellement : ceux du soin et de la santé, des services, de la relation et du social, de l’éducation et de l’enseignement[1]. Elles exercent davantage dans des métiers peu valorisés, pas toujours considérés comme « productifs », et dans la fonction publique, même si des écarts sont importants selon les métiers.

Les causes (dont les préjugés) et les conséquences de cette ségrégation sont décrites dans toute une littérature sur la division du travail et les inégalités professionnelles. Françoise Vouillot, dans son ouvrage synthétique « Les métiers ont-ils un sexe ? », dresse le constat suivant : « Sortir des sentiers battus des orientations traditionnelles pour un garçon ou pour une fille est encore souvent coûteux. Les garçons encourent un risque d’une « double disqualification » : identitaire (ne plus être vu comme un « vrai » garçon) et sociale (aller vers des professions « féminines » moins valorisantes). Quant aux filles, elles sont aux prises avec une « double contrainte » qui leur impose des « contorsions identitaires » : faire ce que font les garçons, aussi bien qu’eux sans leur ressembler, et en laissant paraître discrètement leur « féminité ». »

Or, manquer de modèles conduit le sexe minoritaire ou absent à écarter certaines filières. En outre, les attentes parentales (et celles du monde scolaire) concernant les parcours des filles et des garçons restent différenciées, de façon plus ou moins consciente. Par exemple, les filles sont davantage invitées à développer une éthique du care, qui, précise le sociologue Alain Caillé, évoque en français « toute une série de notions – soin, souci, attention, sollicitude, compassion, bienveillance, etc. – qui oscillent, à un extrême, entre la dimension technique du soin administré et, de l’autre, celle de l’altruisme, de la charité ou de la pitié ».

Le langage aussi importe : l’utilisation d’une forme sexuée (une infirmière, un brancardier) au lieu d’une forme neutre ou égalitaire (le personnel infirmier, un·e infirmier·e, les infirmières ou infirmiers) empêche la projection professionnelle selon son sexe d’appartenance. Enfin, si les temps pleins sont concentrés dans les filières occupées par une majorité d’hommes, les temps partiels le sont dans celles occupées par une majorité de femmes (K. Briard, DARES, juillet 2019). Ce qui, entre autres effets inégalitaires, ne leur procure pas les mêmes compléments de revenus en cas d’heures supplémentaires.

Voici donc annoncé le sujet… du prochain billet.


[1] A propos des non salariées : « En 2017, les femmes représentent 37 % des non-salariés, contre environ 42 % des salariés du privé. Leur part s’accroît progressivement : + 3 points en cinq ans. Elles sont notamment de plus en plus nombreuses dans les métiers les plus qualifiés tels que médecins, professions du droit, architectes, mais aussi dans des secteurs où elles ont lancé leur activité sous le statut de micro-entrepreneur : industrie (habillement, fabrication de bijoux fantaisie), services administratifs et de soutien ou encore enseignement. (INSEE PREMIÈRE No 1781, 07/11/2019)

#52- Temps affirmés “choisis”, rôles de sexe reproduits

Les temps dits “choisis”, quand ils désignent un temps partiel souhaité, sont globalement employés à conforter les rôles de sexe. En miroir, la recherche d’un temps plein, comme la volonté de s’y tenir quoiqu’il arrive, même en cas de bouleversement de sa vie personnelle et même sans difficulté économique, pourraient également être observées comme des options plutôt sexuées.

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« Il serait si simple d’envisager le temps partiel pour les hommes autant que pour les femmes. La problématique de l’équilibre entre travail et hors-travail n’est pas un problème féminin, c’est un problème humain et d’actualité. »

Sylviane Giampino

Karine Briard, autrice du document d’études de la DARES Ségrégation professionnelle entre les femmes et les hommes : quels liens avec le temps partiel ? paru en juillet 2019, indique que « la répartition entre les salariées déclarant avoir choisi de travailler à temps partiel et celles déclarant y être contraintes est proche de celle des hommes, s’établissant dans des rapports de 3/5 – 2/5 pour les deux sexes. Les motifs avancés par les femmes et par les hommes qui sont à temps partiel par choix sont en revanche globalement différents. Les hommes avancent des raisons diverses, mais plus souvent l’exercice d’une autre activité professionnelle ou le suivi d’une formation, d’études, ou encore des raisons de santé. La moitié des femmes déclarent choisir de travailler à temps partiel pour pouvoir s’occuper de leurs enfants ou d’un autre membre de la famille et une femme sur cinq pour disposer de plus de temps libre ou réaliser des travaux domestiques. Néanmoins, ce qui relève de leur souhait personnel de disposer de plus de temps et de partager du temps avec des proches ou bien de la responsabilité familiale et sociale qui s’impose à elles, ne peut être établi. »[i]

 Ces temps partiels sont donc fréquemment pseudo-choisis (ou contraints) dans la mesure où le choix est surtout déterminé par des injonctions sociales selon le sexe des personnes (et non selon leur situation de famille) et leur adhésion à ces rôles prescrits : la femme qui réduit son travail plus ou moins de gré, l’homme qui au contraire et parfois malgré lui surinvestit le travail et la carrière. (Il est banal qu’une femme en couple évoque la vie domestique en s’en attribuant la responsabilité : « mon ménage », « mon repassage », « ma cuisine », « mes courses », « mon linge », indépendamment d’une appétence réelle ; dire « notre » serait le discours alternatif qui mettrait les personnes co-habitantes en responsabilité équivalente.)

Les situations dites « choisies » (pour le temps plein comme réduit) balayent tout le spectre de la liberté de décision, allant du choix personnel libre et éclairé au choix téléguidé, plus ou moins fortement et consciemment, par un rôle social défini dans sa communauté de vie.

A ce constat vient s’ajouter la concentration des femmes dans les métiers les moins valorisés, ce qui fera l’objet du prochain billet.



[i] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_etudes_segregation_professionnelle_femmes_hommes_temps_partiel.pdf