Elle regarde les post-it étalés par terre et avance avec une pointe d’hésitation :
– J’ai vraiment des réserves sur l’exigence « La fin du patriarcat », parce que moi, je ne veux pas d’un matriarcat.
La femme qui vient de prendre la parole n’est pas venue à cette formation avec des motivations féministes ; les siennes sont plutôt écologistes. Mais de fil en aiguille, parmi les sujets de société qui ont délié les langues sur le juste et l’injuste subi dans la société, les violences faites aux femmes ont surgi, à travers un récit de harcèlement de rue. La situation a été choisie pour un travail par l’ensemble du groupe. Chaque personne a noté sur un post-it des exigences citoyennes pour que l’injustice produite n’advienne plus. Post-it assemblés, idées hiérarchisées et structurées, ces exigences permettront de rédiger un plaidoyer. Suite à sa réaction, tu sens un début de contrariété monter en toi. Car ici aussi, tu sembles devoir t’expliquer, te justifier. Tu es pourtant entrée dans ce groupe avec l’espoir d’un répit. Vous seriez forcément entre personnes averties sur ces sujets. Tu te laisserais aller, en tant que participante cette fois, au lieu d’être la formatrice ou la féministe de service. Et bien non. Et c’est bien toi, l’autrice du post-it jugé problématique. Toi qui dois défendre la visée si transgressive, si ambitieuse, si peu réaliste qu’est la fin du patriarcat.
Deux options. Soit tu laisses répliquer une autre personne, soit tu interviens pour nourrir la discussion nécessaire. Tu décides d’opter pour une question, afin de mieux comprendre son point de vue, ce qu’elle craint.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce qui te fait penser que la fin du patriarcat aboutirait au matriarcat ?
– Et bien je trouve que dans certains domaines les femmes ont tout le pouvoir. Je n’aime pas du tout ces endroits où les femmes prennent le pouvoir et excluent les hommes. Nous devons faire société ensemble et partager toutes les activités humaines. Par exemple, quand j’ai accouché, mon mari a été complètement exclu par la maternité. Il n’avait quasiment pas le droit d’être père, de s’occuper de l’enfant. Tout était fait, par des femmes, pour le mettre de côté, afin que seules des femmes s’occupent ensuite des enfants.
– Alors on est d’accord ! Parce que ce que fait le patriarcat, c’est qu’il se nourrit justement de la division sexuelle du travail. Il se repose sur les rôles différenciés que tu dénonces. C’est dans l’intérêt du patriarcat que les femmes soient assignées aux rôles domestique et familial, et que les hommes en soient plutôt exclus. Que ce soit très secondaire pour une grande partie d’entre eux. C’est dans son intérêt que les femmes y trouvent suffisamment de valeur pour elles. Comme ça, elles renoncent à explorer autant que les hommes toutes les autres activités humaines, toutes celles qui sont valorisées socialement et en réalité peuvent orienter la marche du monde. En dénonçant le patriarcat, on dénonce une forme de pouvoir, et ce n’est sûrement pas pour le remplacer par un autre. La fin du patriarcat n’est pas le matriarcat. D’ailleurs si j’avais eu cette pensée, c’est comme ça que j’aurais formulé mon exigence : « mise en place du matriarcat ». La fin du patriarcat, c’est la fin de la domination masculine, la fin des rôles attribués selon le sexe. C’est donc l’obtention d’une réelle mixité femmes/hommes dans toutes les activités humaines. Et, pour moi et beaucoup d’autres féministes, c’est même la remise en cause de tous les autres rapports de pouvoir, afin d’obtenir d’égales libertés entre les personnes, qui qu’elles soient.
Elle écoute avec intérêt. Le post-it est conservé. Il sera même retenu comme le sommet de la hiérarchie des exigences formant le plaidoyer formulé dans l’exercice du lendemain. Ce lendemain, vous travaillerez même ensemble à l’écriture du texte. Elle te confiera que l’échange de la veille a été une véritable prise de conscience pour elle. Soulagement en ce qui te concerne.
Cet échange te reste en mémoire, parce qu’il exprime à la fois un grand malentendu et un manque d’imaginaire, qui peut être le terreau de la peur. Tu devrais sans doute participer davantage à la création d’un imaginaire collectif sur une société délivrée du patriarcat. Car en même temps, toutes les féministes seraient libérées de l’image fausse et repoussoir qu’a encore ici ou là leur projet de société. Trop souvent, on se contente, pour se figurer un monde égalitaire, de penser un équilibre femmes-hommes dans les rapports de pouvoirs, avec la mise en valeur de femmes aussi puissantes que certains hommes. Comme si mimer les hommes puissants dans leur capacité à exploiter ou à dominer d’autres personnes était le projet féministe par excellence. Ce n’est absolument pas le cas ; ce serait même à la fois triste et terrifiant. La puissance à développer est autre. C’est une puissance relationnelle et émotionnelle, une puissance de création, de la pensée, de la défense de ce qui compte. Elle permettrait de défendre l’ensemble du monde vivant, de lutter contre tout ce qui engendre la logique de l’assujettissement, de l’exploitation, de l’emprise sur autrui et de la destruction.
En attendant de trouver ou d’établir une liste de films ou de livres qui décriraient une organisation sociale féministe, tu rêverais que soit davantage connue l’œuvre merveilleuse de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin (La main gauche de la nuit, Les dépossédés), ainsi que celle plus récente de Wendy Delorme (Viendra le temps du feu). Car ces livres-là t’ont déjà donné l’espoir que quelque chose d’autre est possible.
« Depuis trente-six heures », t’entends-tu lui répondre. Elle voit juste, cette dame qui vient gentiment de te secouer, toi qui t’étais englué dans ta condition d’interne des hôpitaux. C’est si long trente-six heures…
Tu as fait ton entrée dans la pièce. Une gamine avec sa mère, qui attendaient en salle d’examen, la routine. Tu as demandé à la mère ce qu’avait la petite, ce qui les amenait en chir, banal. Et là… il s’est passé un truc étonnant. Car ce n’est pas toi qui as fait ton diagnostic, non, c’est cette femme qui a fait le sien. Pire, avant de te l’énoncer, elle t’a fait une ordonnance toute personnelle, que tu as suivie dans la foulée, à la lettre, sans broncher, comme un automate bien dirigé. Redirigé même.
Pour répondre à ta question, elle a dit « Bonjour Docteur. Alors, vous allez ressortir de cette pièce et recommencer votre entrée comme il faut. Vous allez frapper à la porte, puis vous entrerez. Vous nous saluerez et vous vous présenterez, par votre fonction et aussi par votre prénom. Ensuite vous vous adresserez à ma fille, et vous lui demanderez comment elle s’appelle. Vous vous mettrez à sa hauteur et lui poserez toutes vos questions de médecin, parce que c’est elle qui est concernée, et qu’elle est en âge de parler. Elle vous décrira tout cela très bien, d’autant qu’on a déjà raconté l’histoire plusieurs fois depuis qu’on est dans cet hôpital. Et puis nous sommes bien dans un service de pédiatrie, vous devez avoir l’habitude de vous adresser à des enfants. Vous verrez, ça va bien se passer. »
Tu t’es exécuté, un peu surpris d’être remis en place. Tu es donc ressorti. Tu as toqué à la porte de la salle d’examen. Tu as refait ton entrée. Au début, c’était pour éviter de discuter, tu trouvais ça un peu exagéré, un peu mis en scène. Très vite pourtant, tu as souri, car d’apparentes petites choses comptent, dans ton métier comme dans la vie. Puis tu as trouvé les mots pour questionner l’enfant qui a pu effectivement t’expliquer elle-même toute l’histoire. Le long moment aux toilettes, où elle a poussé si fort, l’essuyage qui ne marchait pas, le truc dur et gros quand-même qui restait collé à ses fesses, elle pensait que c’était du caca mais non c’était collé. Non elle n’avait pas mal mais elle ne pouvait pas s’assoir dans la voiture quand elle est montée à l’arrière pour aller aux urgences, donc sa mère lui a fabriqué une sorte de coussin autour de la boule qui sortait. Et puis après l’arrivée aux urgences, elles ont attendu mais pas longtemps, on les a fait passer devant tout le monde et elle a dû montrer ses fesses à plusieurs dames parce qu’à chaque fois on les a envoyées voir une autre personne et puis les voilà à la chir. « Mais c’est quoi « la chir » ? Qu’est-ce que vous allez faire pour enlever le caca ? »
Tu réponds « Tu as fait un gros effort pour pousser aux toilettes, une partie de ton ventre, de ton intestin, est sortie de ton corps mais on va la remettre à l’intérieur. Ça s’appelle un prolapsus rectal et ce n’est pas grave du tout. C’est au service chirurgie qu’on remet ça en place, c’est pour ça qu’on dit la chir, pour chirurgie. » A cet instant de ton explication, tu vois la mère de l’enfant qui se décompose et tu réalises qu’elle croit qu’on va l’opérer. « C’est un geste manuel assez rapide, sans outil ni intervention chirurgicale, on repousse doucement les organes dans l’anus avec les doigts. On va te mettre un masque à oxygène qui va t’empêcher d’avoir mal, mais tu ne devrais pas ressentir de douleur, juste de la gêne. »
Tout s’est bien passé. Elle n’a pas eu mal du tout. La mère et la fille savent maintenant toutes les deux ce qu’il faut faire si cela se reproduit – le bain chaud qui permet de tout remettre en place naturellement, par rétractation – et surtout comment éviter un autre épisode – ne pas pousser fort aux toilettes. Décidément, peu de gens apprennent à aller à la selle correctement, enfants comme adultes…
Tu ne le sauras pas, mais l’événement ne s’est jamais reproduit. L’enfant a suivi scrupuleusement tous tes conseils, entraînant désormais son corps à détendre ses sphincters. Peut-être même que l’adresse directe dans les yeux, entre deux personnes s’étant indiqué leur prénom, y est pour quelque chose.
Quand, avant de partir, la femme te demande depuis combien de temps tu es là, à enchaîner les heures de garde et les situations à traiter, tu soupires. Une fois les trente-six heures annoncées, elle conclut « C’est bien normal, après tout ce temps à travailler, de défaillir un peu, mais nos enfants n’ont pas à pâtir des abus du système. Merci en tout cas Docteur d’avoir accepté de m’écouter, et d’avoir si bien pris en charge ma fille. Et surtout, bon courage. »
Quand une personne s’indigne du rythme des internes des hôpitaux. Quand elle te fait sortir tant bien que mal de tes automatismes de fin de garde. Oui, tu es épuisé. Trente-six heures d’affilée à l’hôpital, c’est long. Tu souris et toi aussi, tu la remercies.
Tu ne connais pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience : voir son nom remplacé, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ».
Sa colère la prenait d’un coup, alors qu’elle venait de relever le courrier. C’était le signe qu’elle avait, une fois de plus, reçu une de ces lettres. Une lettre qui paraissait lui être adressée, à elle, à en croire le « Madame » lu dans la case idoine, mais dont la destination n’était ni franche ni entière. Elle avait été amputée. Dissoute. Volontairement. Un bout d’elle, presque tout en fait, avait été remplacé. En un coup d’œil. Ne subsistait que son statut d’épousée. Car ensuite, suivaient le prénom puis le nom de naissance de celui avec qui, un jour, elle s’était mariée.
Le plus souvent, la colère éclair montait en elle puis se dirigeait spontanément contre lui, comme s’il avait fomenté le coup. Tout tendait en effet à prouver sa complicité. Non seulement il se trouvait là, dans l’instant ou le soir même, mais il était à coup sûr impliqué, puisqu’il apparaissait, sans équivoque, sur l’enveloppe. Alors qu’il ne l’ouvrirait pas. Sciemment cité, identifié, nommé dans son entièreté. Prénom et nom. Ecrasant. Plus que présent. Omnipotent.
L’affront répété, évident, intrusif, la décrivait comme « une femme de ». La réduisait à « une femme de ». L’effaçait en tant que personne. L’affirmait dépendante de lui, digne d’exister sous condition : exclusivement à travers lui.
A défaut de lui prêter le pouvoir d’empêcher de telles offenses, elle semblait attendre de lui qu’il redressât les torts causés. Tu tentais, depuis ton regard d’enfant, d’imaginer comment il aurait pu procéder. Peut-être en contactant l’expéditeur. Ou l’expéditrice. En lui disant son fait. En exigeant excuses et rectification. En obtenant à tout le moins une prise de conscience. Car dans la plupart des envois, ces règles d’usage, reproduites en âme et conscience, ne suscitaient probablement pas d’interrogation chez les scribes. Elles passaient d’ailleurs pour la marque d’une excellente éducation. Conservatrice et sexiste, mais excellente, de la même sorte que celle qui conduit les femmes à passer le jour J du bras du père à celui du mari. Tout un symbole…
C’est bien le propre d’une norme sociale que de traverser les lieux, les âges, les vies, les âmes et les esprits, sans que quiconque ne la bouscule. Sauf les rebelles.
Savoir ce qui doit être inscrit sur l’enveloppe relève d’une certaine noblesse. Le panache d’une éducation réussie. Et ce, malgré les marques qu’une telle pratique laisse, malgré les idées qu’elle propage, malgré les dégâts qu’elle cause à la multitude de personnes visées, évidemment touchées. Des femmes peuvent se sentir flattées ou fières de cette reconnaissance de femmes épousées, d’autres indifférentes ou affaiblies. Dans tous les cas, leur identité première s’en trouve de fait remuée.
De mémoire, tu n’as jamais assisté à une scène de ce type : ton père admettant le préjudice d’abord, puis exigeant réparation pour la douleur symbolique mais réelle causée à ta mère. Réparation pour la sape de soi engendrée par cette présumée « bonne manière ». De façon récurrente. Cette « bonne manière » qui définit en miroir un homme marié comme possédant la femme avec laquelle il s’est uni. Qui fait d’elle une ressource, un capital, un objet approprié, une ombre. Parce que la manière est si « bonne » qu’elle n’est pas réciproque. Pourtant, il ne s’agit plus que d’usage et non de loi, ce qui devrait laisser la place à d’autres choix.
Sans doute est-ce difficile de se mettre à la place d’autrui. Impossible même. Sans doute est-ce encore plus difficile, pour qui appartient à une catégorie privilégiée, pour qui est étiqueté dominant jusque sur les enveloppes adressées à sa partenaire de vie, de s’en offusquer jusqu’à exiger le rétablissement d’un juste équilibre des positions. D’une juste distribution des considérations. Cela supposerait de descendre du promontoire sur lequel la « bonne manière » d’autrui, par convention sociale, l’a hissé. Quelle est la part de l’arbitraire dans cette place obtenue ? Et celle du mérite ? Cette place est-elle neutre, dans les rituels qui l’officialisent, ou provoque-t-elle des effets problématiques ? La remise en cause de ce qui se fait quand on est bien élevé·e, c’est-à-dire en premier lieu respecter les conventions sociales, est peut-être un défi plus grand pour la personne qui en bénéficie que pour celle qui en fait les frais… D’ailleurs dans d’autres domaines, toi aussi tu dois bien bénéficier, sans t’en rendre tout à fait compte, parce que c’est confortable même si c’est injuste, de privilèges sur autrui que tu ne remets pas en cause…
A l’époque des missives maudites, tes réflexions étaient plus pragmatiques. Tu te demandais simplement pourquoi ta mère n’appelait pas elle-même le service expéditeur du courrier, afin de réclamer que le méfait fût réparé.
Quand ton tour de femme adulte est arrivé, tu as saisi le sentiment qui l’avait traversée, si souvent, si violemment. Tu as compris alors quel rôle elle se refusait de jouer, à l’issue de chaque micro-humiliation subie, face à cette boite aux lettres.
L’entreprise qui t’employait t’accorderait quelques jours de congé à l’occasion de ton mariage, auxquels tu ne pouvais prétendre qu’après avoir rempli un imprimé particulier. Une case « nom marital » était à renseigner. Cherchant vainement des yeux une case « nom d’usage », tu t’es résolue à faire apparaître ton mari par son nom de naissance, sans te douter des conséquences. C’est de retour au bureau que tu as atterri, atterrée. Tout ce qui t’identifiait jusqu’alors dans les outils informatiques avait été rebaptisé par le nom de naissance de ton homme (adresse mail, dossier serveur, etc.). Tu as alors traversé, furieuse mais résolue à rester sobre et courtoise, les deux étages qui te séparaient du service de gestion du personnel, afin de demander explications et rectification.
C’est là que je tu l’as ressentie au plus profond de toi. La double humiliation. La première créée par l’anéantissement subi de l’identité. La deuxième, issue de l’impossibilité de faire entendre par toi-même ta cause. Cette humiliation-là, c’est toi qui l’avait initiée, dans l’acte de réclamation. Cet acte qui implique d’avancer tes arguments, tes jus-ti-fi-ca-tions. Qui non seulement demande une reconnaissance de ta position rebelle, a-normale, mais qui, en plus, demande une réparation.
Tu as indiqué posément à la gestionnaire que tu n’avais pas demandé de remplacer ton nom par celui de ton mari. Elle : « Mais vous avez indiqué son nom dans la case « nom marital » !». Toi : « Il n’y avait pas de case « nom d’usage » ni « nom de la personne avec laquelle vous vous mariez », mais j’ai pensé que vous aviez besoin de connaître son nom… ». Elle : « Vous ne pouvez pas faire comme toutes les femmes ? Elles prennent toutes le nom de leur mari, et ne posent pas tant de problèmes ! ». Ce jour-là, tu as eu non seulement l’impression d’avoir sollicité indûment une faveur, mais en plus de t’être glissée dans la peau d’une sacrée emmerdeuse. Ta collègue a fini par détricoter ses actions pour te rendre l’identité qu’elle avait gommée d’un coup. Celle sous laquelle tout le monde t’appelait, te connaissait et te reconnaissait depuis des années.
Tu n’identifies pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, ni écopé d’une telle image, parce qu’on aurait changé son nom, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ». Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
L’épisode récurrent de la boite aux lettres de ton enfance était alors un souvenir encore enfoui dans ta mémoire, mais tu venais de vivre dans ta chair un épisode majeur de ton engagement féministe. Puis, un jour, après avoir relevé ta boite aux lettres, cette scène du passé est remontée en surface, quand tu t’es surprise, avec une légère pointe d’ironie mal placée, disant à peu près à ton homme : « Tiens, tu as reçu une lettre, mais il doit y avoir maldonne, car devant ton nom, il est écrit Madame… ».
Moins de dix ans plus tard, tu nommeras ce rôle que ta mère se refusait de jouer à chaque effacement de son identité : celui de la mendiante. Mendier soi-même la réparation du préjudice subi (quand on risque fort de n’être ni écoutée ni comprise), alors qu’il s’agit de réparer une atteinte à sa dignité, revient parfois à subir une deuxième fois l’humiliation première.
Présente au rendez-vous prévu avec les services de ta mairie pour refaire ta carte d’identité, tu présentes docilement une copie du livret de famille justifiant ton changement d’Etat civil survenu depuis ta dernière carte. L’employée te demande alors l’original (pourtant non exigé dans la liste des documents à fournir), que tu n’as pas sur toi. Après un instant de réflexion, tu oses : « Exigeriez-vous ce justificatif d’un homme dans la même situation ? » Elle : « Non, pour eux ce n’est pas la peine, ils ne changent pas de nom quand ils se marient. » Toi, les bras ballants tellement ils sont tombés soudainement : « On va faire comme si j’étais un homme alors, pour respecter le principe d’égalité des droits entre citoyens et citoyennes. Que j’ai changé d’Etat civil ou non dans les dix dernières années, cela ne concerne pas l’administration finalement. » Et tu as conservé exclusivement sur ta carte ton nom de naissance, sans y ajouter un double nom d’usage… C’est dommage : tu avais l’intention au départ de porter, partiellement, le même nom que tes enfants (les conséquences du nom donné aux enfants feraient aussi un beau sujet de réflexion-témoignage). Cette décision spontanée t’a valu de systématiquement devoir justifier d’être leur mère lors de vos voyages ultérieurs, grâce à la présentation du fameux… livret de famille. Ne surtout pas l’oublier en cas de frontière à traverser !
Tu ne connais pas d’homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, parce qu’il aurait gardé son nom, alors qu’il pouvait, comme tout homme ou presque, en échange d’un justificatif demandé exclusivement aux hommes, en ajouter un autre, fût-il celui de la personne qui partage sa vie. Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
Dix ans sont à nouveau passés. Vous refaites faire vos cartes d’identité. Tout se prépare à présent à distance, en déposant les justificatifs exigés sur un espace numérique. L’employée de mairie chargée de prendre vos empreintes, dans un nouveau bureau flambant neuf, s’étonne : elle apprend ce jour-là qu’un homme peut accoler le nom de sa femme sur ses papiers d’identité. L’usage est légalement mixte. La pratique, plus rare. Du jamais vu ici. Sa responsable confirme, ôtant ses doutes et vous épargnant l’exercice irritant de l’argumentation. Refusant de circuler avec des cartes périmées bien qu’affirmées encore valables par l’administration, vous avez, pour obtenir de nouvelles cartes, décidé de demander l’enregistrement officiel d’un nom d’usage. Tu as accolé son nom de naissance au tien. Il a accolé ton nom de naissance au sien.
Désormais, ponctuellement, des enveloppes arrivent dans votre boite aux lettres, adressées à Madame avec un double nom d’usage ou à Monsieur avec ce même nom d’usage inversé.
Tu ne crois pas qu’il se rende vraiment compte de ce que signifie pour toi cette réciprocité, même opportunément acquise… Voici pourtant l’un des plus beaux cadeaux qu’il t’ait faits, symbolique mais d’une immense valeur : se rapprocher de ton vécu de femme. Vivre avec toi et comme toi les effets d’un trouble de l’identité. Afficher dans vos noms de famille, à parts égales, qu’un jour vous vous y êtes engagé·e·s ensemble, dans cette famille.
« C’est parce que l’on s’est engagé dans une expérience ou bien que l’on a pris en compte l’expérience d’autrui que l’on hésite ou que l’on relativise. »
Vous arrivez sur les lieux le plus vite possible. Comme à chaque fois, ton taux d’adrénaline augmente et tu es légèrement nerveuse. Cette femme vient sans doute de faire une fausse couche. Le temps de jeter un coup d’œil… Il y a du sang partout. Elle est allongée par terre, le regard dans le vague, puis se contorsionne de douleur. Elle est jeune, toi aussi. La vingtaine. Ton ancienneté de professionnelle se compte en mois, même si tu es volontaire depuis tes seize ans. L’intervention suprême, c’est le feu. Celle de tous les jours, c’est un coup du sort ou un coup du corps. L’accident domestique ou de circulation, l’accident de santé. Parfois la catastrophe naturelle, ou climatique, ou industrielle. Souvent la panique, la misère, la détresse, la violence, la vieillesse, la solitude. Une personne âgée qui tombe chaque semaine. La même. Vous lui rendez sa visite hebdomadaire quand vous venez la relever. Votre mission, c’est l’écoute, l’empathie, la bienveillance, le discernement, la capacité à rassurer. La prudence et la prise de risque à la fois, le secours physique et moral, l’imagination, le pragmatisme, la collaboration. Le déblaiement parfois. La bonne réaction. Vite. En équipe. La caserne dans laquelle tu as été affectée compte très peu de femmes. Tu en fais partie. La toute jeune apprentie qui observe ses collègues, note tout mentalement, se nourrit de tous leurs réflexes, leurs gestes, les paroles apaisantes qu’ils adressent aux victimes, leurs questions pertinentes pour effectuer une intervention adaptée, humaine, efficace. Qui permettra de passer le relais aux services suivants, aux urgences quand c’est nécessaire. Tes collègues t’ont prévenue dans le camion. « C’est toi qui questionnes la victime, qui lui parles, qui la soutiens. Tu feras ça mieux que nous : tu es une femme. Ce sera moins maladroit. Tu trouveras les bonnes questions. Elle sera plus à l’aise avec toi. » Propulsée dans le réel, du haut de tes vingt-et-un ans. Tu t’approches de la victime. Manque de bol et de bouteille, tu n’as jamais côtoyé ni accompagné de femme enceinte, ni veillé sur de très jeunes enfants, ni assisté à un accouchement, ni connu de près une femme qui avait fait une fausse couche. Tu es une femme, certes. Jeune aussi. Tu as bien identifié vos seuls points communs jusque là. Deux. Pas beaucoup, même si tes collègues t’en prêtent davantage. Tu fais de ton mieux. Tu questionnes, tu rassures, tu écoutes, tu accompagnes, tu es là… Tu transpires, tu doutes, tu souris, tu trouves les mots, tu entres en apnée, tu sors d’apnée, tu expires… Tu es soulagée, c’est fait. Elle a été confiée aux services d’urgence. Les dix minutes de trajet en ambulance t’ont paru une éternité mais tu t’es découverte capable d’assurer, malgré ta jeunesse et ton inexpérience, parce qu’on t’a présumée compétente. L’équipe t’a mise en première ligne alors que ta vingtaine aurait dû te réserver la deuxième. D’autant que dans l’équipe il y a bien des pères, ou des hommes dont les compagnes ont fait des fausses couches, ou encore des pompiers qui ont accompagné des femmes dans cette situation, du temps où le groupe ne comptait que des hommes… Depuis que tu es passée pro, c’est le seul domaine dans lequel on te renvoie à ta nature de femme : les femmes enceintes, les fausses couches, l’intimité des femmes… et les enfants aussi. On t’envoie systématiquement, quand les victimes sont des enfants. « Tu t’y prendras mieux », il paraît. « Ce sera moins maladroit… » T’as toujours pas d’enfants, alors qu’ils en ont tous ou presque, c’est pourtant à toi qu’est confiée la mission de leur parler quand tu es LA femme de l’équipage. Tu aurais un talent, un don qu’ont les femmes. Assurément. Bon, d’un côté, tu apprends plus vite en étant en situation. Alors tu vas pas te plaindre, puisque tu es là pour apprendre, pour faire de mieux en mieux. D’un autre côté, les hommes de la caserne se disqualifient davantage dans ces domaines en présence d’une femme dans l’équipe, donc ils acquièrent moins cette expérience et se sentent moins légitimes[1]. En y réfléchissant, c’est pas mal quand un de tes collègues est présent aussi. Parfois il te dit qu’il n’aurait pas pensé à telle ou telle question. Parce que maintenant que tu as quelques années d’interventions et plusieurs casernes à ton compteur, c’est partout pareil : quand on compte une femme ou un enfant parmi les victimes, c’est pour toi… parce que t’es une femme ! Voyons, que se passe-t-il dans l’autre sens ? Eh bien, il te faut reconnaître que dans les plus rares cas où l’intimité d’un homme est concernée… tu es bien contente de rester en retrait toi aussi. Toi non plus, dans ce cas, tu n’acquiers pas cette expérience-là.
Quelques années plus tard, tu te souviendras en souriant de ce malaise que tu avais plus jeune. Parce que tu t’y es faite à cette qualification supposée, maintenant qu’elle est avérée. Tu t’accommoderas de cette compétence dont on te fait crédit, même si elle ne colle pas avec la polyvalence que vous devez cultiver dans ce métier. Les gars, à part ça, font pas de différence… du moment que tu fais tes preuves. Les preuves, tu as dû les apporter jour après jour, davantage que tout homme pro dans les équipes. Parce que lui démarre avec un crédit quant à ses capacités physiques… Toi, en début de carrière, tu démarres à crédit zéro, parce que les femmes n’ont pas un barème équivalent dans les évaluations physiques au concours. Les remarques de tes collègues hommes sonnent encore à ton oreille. C’était « plus facile » pour toi de l’avoir, ce concours. Toi, tu étais « avantagée ». Qualifiée d’office pour les premiers soins aux femmes et aux enfants. Doit faire ses preuves pour toute action requérant des capacités physiques.
« Le care est une capacité que l’on trouve en tout être humain. Mais il est valorisé chez les femmes et dévalorisé chez les hommes. »
[1] Un phénomène récurrent est important à mettre en lumière ici : lorsqu’une profession devient mixte alors qu’elle était très majoritairement voire exclusivement masculine, la division des tâches selon le sexe présente dans la société s’organise dans la profession, spécialisant ainsi les personnes. Ainsi la pédiatrie est-elle beaucoup plus investie par des femmes que la chirurgie. Ainsi l’armée compte-t-elle davantage de femmes dans l’administratif et plus d’hommes sur le terrain, alors qu’avant l’arrivée des femmes on trouvait des hommes, de fait, dans tous les emplois.
[2] Sandra Laugier a introduit en France l’éthique particulariste et l’éthique du care, parmi d’autres thèmes de recherche.
[i] Entretien avec Sandra Laugier, cité dans Le pouvoir de la bienveillance, p.89, Les hors série de L’OBS, n° 99, juillet 2018.
Vous rentrez du Burkina Faso, sans travail, toi bien enceinte. Bon, ton accouchement a lieu, bien ‘pourri’. Tu confies ton corps à l’équipe médicale. Péridurale. Tout est très technique. Hypermédicalisé. Et après… le rêêêve ! Tes parents vous ouvrent leurs portes cinq semaines au début donc l’accueil du bébé est hyper enveloppant, comme le vôtre d’ailleurs… Ensuite vous êtes disponibles quasiment à temps plein pour le bébé dans votre nouvel appart, jusqu’à ses cinq mois. Toi tu cherches un emploi, lui se met à son compte et commence à travailler depuis la maison. Dès la naissance, à lui le change, à toi le nourrissage. Il sait que tu n’aurais pas été partante pour un enfant sans un très grand engagement de sa part. Il t’écoute, tu peux lui confier tes humeurs, tes doutes, tes besoins, tes demandes. C’est tellement bouleversant de mettre au monde un enfant, surtout si l’accouchement est difficile. Tu es extrêmement fatiguée. Lui est hyper investi, comme prévu. Très sensible aussi. Tes perspectives professionnelles se rapprochent. Il faut organiser la garde. Avant que vous cherchiez et trouviez, assez rapidement, une place en crèche, vous le confiez d’abord à une nounou avec laquelle ça ne colle pas… En toute logique et engagé jusque dans la séparation, il prend en main l’adaptation du bébé là-bas. Cependant, la démarche venant d’un père ne manque pas de la rendre perplexe. Tu es alors la cible d’une réflexion de sa part : « Pourquoi ce n’est pas vous ? C’est… ça me questionne, une maman qui n’est pas présente pour l’adaptation… ». Petite pique en plein cœur, suggérant une défaillance de la mère qui se trouve être toi… Et oui, parce que si c’est le père qui prend en charge une tâche habituellement réalisée par la mère, qui plus est le moment crucial de la séparation, c’est sans doute que celle-ci est défaillante, n’est-ce pas ? Eh bien non, peut-être qu’il est exercé, au point et concerné, consentant, voire motivé tout simplement, et qu’il a dans son projet de vie de partager les tâches, autant que les câlins, les jeux et les soucis. Comment s’affranchir des rôles traditionnels, partager les responsabilités, rebattre les cartes du couple parent à votre façon tout en donnant confiance et en restant une mère respectable aux yeux d’autrui ? Equation difficile à résoudre il semble… Tu lui lances, mi-amusée mi-agacée « Est-ce que cela vous aurait interrogée aussi, mais sur son père, si moi je m’étais seule rendue disponible pour l’adaptation ? » Là, l’assistante maternelle te regarde, éberluée, apparemment dans l’incompréhension totale de ta réaction. Il paraît encore loin, ce jour où l’on regardera les mères et les pères de la même façon ! Bref. En tout cas, il adore, ton homme, il dit que c’est génial de pouvoir disposer de ce temps-là et de l’utiliser comme ça. Un cadeau. N. bénéficie d’un accueil extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Une disponibilité dont vous ne disposerez pas pour vos autres enfants, vous en avez bien conscience… Jusqu’aux trois ans de N. et donc son entrée en maternelle, son père travaillera de la maison. Cette organisation lui permettra de s’occuper de son fils tous les mercredis, et aussi de l’emmener tous les matins. Et toi tu le prendras le soir quand tu bosseras, c’est-à-dire chaque fois que tu signeras pour un contrat de quelques mois, en bonne représentante de la génération précarité… Il gère aussi tous les rendez-vous médicaux, et les kiné-respi. Il n’en rate pas un seul. N. sent très bien ce que vous pouvez encaisser et agit en fonction. Son père, lui, a besoin d’être rassuré, il est très sensible. Toi, clairement moins… Par exemple, les soins de nez sont très difficiles pour lui, qui a l’impression de devenir un bourreau à chaque soin, alors que pour toi c’est un geste nécessaire, technique, qui va le soulager ; rien de plus. Tu vois bien qu’il développe un lien exceptionnel avec son fils. D’ailleurs, il l’appelle « papa » depuis un moment alors qu’il ne parvient toujours pas à t’appeler « maman »… Toi tu es « Maï » et tu dois admettre que ça te fait mal. C’est assez douloureux de se sentir le deuxième parent pour l’enfant. Tu te mets à la place des pères qui vivent ça dans des configurations plus traditionnelles… Certains doivent se sentir blessés. Peut-être résignés après un moment. Impuissants souvent. Jaloux parfois. Ou soulagés peut-être, face à une telle responsabilité ? D’un côté, ça te fait plaisir de constater que toutes ces théories, ou plutôt ces croyances, sur l’attachement naturel à la mère sont fausses, puisque le contexte change visiblement les choses. D’un autre côté, pour ton cœur de maman, c’est horrible. Dès qu’il a besoin de réconfort, il va voir son père… Toi tu as un rôle de tiers et faut le dire, c’est plutôt ingrat… ; ça vous a d’ailleurs un peu clivé·e·s. Alors, tu changes d’état d’esprit depuis quelques jours. Il faut faire équipe à deux, vous en avez parlé longuement. Tu décides de mettre à distance cet affect douloureux, de prendre tout cela comme un état passager, d’accueillir positivement ce qui est offert. Et comme pour entrer dans le nouveau dialogue que tu viens soudain d’ouvrir, du jour au lendemain, il t’appelle enfin « maman » !
« Ces
chercheurs américains montrent en effet que « c’est le parent qui investit le plus son bébé qui devient le principal
attachement, sans distinction de sexe ». Le père serait donc apte à
développer une relation symbiotique avec l’enfant, à condition de « mettre
en sommeil sa masculinité traditionnelle » et de « mobiliser
toute sa féminité première ». » (A
propos du pédiatre Michael Yogman et du professeur de psychologie Michael Lamb)
Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement
anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule
miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix
jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles
sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes
encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital
dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de
différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et
lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications.
Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes
tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les
piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande
de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que
peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens
impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite
apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une
éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet.
Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le
long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de
bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la
vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les
vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s.
Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre
aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui
as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?
Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail,
appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un
peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras
tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui
va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez
de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez
sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de
prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite.
Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle
a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela
douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste.
Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à
dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un
change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.
Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise,
participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère,
ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que
vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de
paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est
une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment
allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la
porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement
l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le
tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain
et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend
nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse
aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ?
Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu
poses cette question. « Je ne sais pas,
répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle
ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance
ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en
prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens
soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous
occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin
d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête
avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée,
de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option –
merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les
portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune
père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les
soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour
qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est
extraordinaire.
Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours
pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou
d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce
domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque),
parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert).
Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes
persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la
matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise
d’endosser LA responsabilité maternante (toute
entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont
s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur
place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance
persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés),
d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures
d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1].
Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque
chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.
« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales
tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité
a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit
pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de
l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la
parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des
hommes. »