“J’ai été pétrifiée d’entendre les propos de notre président dans C à vous le 20 décembre dernier. J’ai immédiatement dit à mes enfants qu’il venait de se passer quelque chose de grave, un moment de bascule dans la légitimation de la culture du viol, qui démarre dès l’enfance, à cause de postures d’adultes qui n’en ont souvent pas conscience. Cette réécriture du déserteur n’est pas à la hauteur de mon indignation, mais c’est ce que j’ai pu élaborer pour me soulager, un peu, en tant que militante pour l’éducation à l’égalité des sexes, intervenante pro-égalité, autrice d’ouvrages sur le sujet, engagée pour une masculinité du soin, diplômée en droits humains, mère de trois filles, femme et ex-fille de France.” Violaine Dutrop
Monsieur le président Je vous fais une lettre Que vous lirez peut-être Si vous avez le temps. Je viens de vous entendre Sans scrupule défendre Au nom de toute la France Un fauteur en puissance. Monsieur le président Je ne peux pas me taire Je ne suis pas sur terre Pour boire vos arguments C’est pas pour vous fâcher, Il faut que je vous dise, Ma décision est prise, Je m’en vais objecter. Depuis que je suis né·e Sans cesse on nous oppose Ou le bleu ou le rose Pour nous faire différent·es. Cette séparation Comme d’être noir ou blanc Prépare l’oppression C’est une ségrégation. L’école maternelle Porte rien qu’en son nom La sexiste vision De tous nos gouvernants. Aux femmes l’éducation Et aux hommes le monde En créant l’illusion D’une mixité féconde Car à la maternelle Une fille doit être belle Soigner faire attention Et “calmer les garçons”. Ils auraient des pulsions Comme se défouler Crier jouer taper Dominer opprimer. Puis à l’élémentaire On juge bien normale La position centrale De colons dans la cour. Les filles sont priées De s’adapter autour De se contorsionner De compter pour du beurre. Une fois au collège Elles sont sexualisées Sommées de s’habiller Pour ne pas “provoquer” Leurs libertés bafouées Elles vivent dans la peur Renvoyées à leur corps Accusées d’exister. Une fois au lycée On demande à nos filles De plaire sans désirer Et puis de consentir. Un garçon désirant Sauf s’il aime les hommes On trouve ça charmant Il devient un bonhomme.
Dedans la vie privée On voit servir des mères On voit sévir des pères Et souffrir des enfants. Partout on est prié·es De taire nos histoires De taire notre colère De nous taire tout court. Dedans la vie publique Les femmes sont des objets Les hommes sont des sujets Dont on défend l’honneur. Des hommes se coordonnent Sans aucune vergogne Leurs désirs sont des ordres L’impunité leur art L’éducation genrée Pourtant pas au programme Déploie toute sa gamme Dans toute la société. Partout le masculin L’emporte haut la main Et des garçons oppriment Se pensant légitimes. L’éducation sexuelle En revanche nécessaire Et même obligatoire Est jugée secondaire. Dommage car elle enseigne Deux ou trois trucs utiles Pour prévenir les violences Et faire égalité. Monsieur le président Vous auriez dû vous taire Et puis vous renseigner Sur la culture du viol. Une victime qui dénonce Et c’est elle qu’on accuse De détruire par la ruse Telle réputation. En défendant cet homme Vous méprisez les femmes Même Brigitte a dû faire Des bonds à vos côtés. Monsieur le président Vos leçons d’empathie Vous devriez les suivre Pour vous humaniser. Dans la France populaire Que vous pensiez rallier En agissant en frère De votre congénère, Vous n’aurez pas les femmes Et n’aurez que peu d’hommes Car la France n’est pas fière La France est atterrée.
La honte te submerge. En plus de ton acné, de la preuve terrifiante de ton passage au salon de coiffure et de ton humiliation publique que vient d’orchestrer Monsieur S., l’intervention de ton camarade devant toute la classe amplifie ton souhait le plus cher : disparaître. Petite souris tu voudrais être. Le garçon se rassoit, probablement autant gêné que toi.
C’était un jour de rentrée.
Du haut de tes treize ans, pleine d’allant et d’envie de changement, tu avais eu cette idée folle, avant le retour à l’école. Tu les voulais plus ondulés, tes cheveux déjà souples mais pas assez. Résultat, après avoir choisi un modèle sur un magazine, puis passé un temps infini sous un casque brûlant, tu les as eus frisotés asséchés. La jeune débutante avait dû t’oublier. Impossible de dire un mot en réglant la note. Impossible de ne pas penser à cet argent, obtenu de tes parents, que tu avais si mal dépensé. Pleurs inconsolables en rentrant et plusieurs jours suivants.
Il a bien fallu affronter le retour au collège. Ton professeur de français n’avait de cesse de vous donner des leçons de présentation et autres cours de communication. Il répétait ce mot sans relâche, sans que tu ne saches jamais de quoi il parlait. D’après lui, vous entriez dans son ère. Le monde du vieux Monsieur S. aux cheveux blancs, petit et l’œil fouineur, n’était pas que communication : il était aussi organisation. Militaire l’organisation. Le général a quatre galons, disait-il, donc vous soulignerez les grands titres avec quatre traits, en noir. Ensuite, puisque le colonel a trois galons, les sous-titres auront droit à trois traits, en rouge, et ainsi de suite. Je ramasse les cahiers et tout doit être organisé comme je vous l’ai demandé, en respectant alinéas, couleurs et nombre de traits. Son mot d’ordre était l’ordre, mais son ordre du monde ne l’empêchait pas de tenter sa chance auprès de ta mère, lors des rencontres parents-profs. Dithyrambique sur ses tenues ou sa beauté en même temps que sur ton travail, il avançait sans retenue ses complimenteuses trouvailles. Toi, présente mais visiblement transparente, morte de honte et tremblante.
Quand toute la classe s’est assise ce jour-là, Monsieur S. annonce que vous commencerez le cours de français par une réflexion sur la beauté. Il te regarde bien en face et te demande de venir au tableau. Tu es si mal que ton corps se détache de toi. Tes jambes te portent. Il pose alors cette question à la classe : quelle est la différence entre le laid et le beau ? Grand silence. Il répète. Nouveau grand silence. Une partie des élèves baisse la tête. Tu ne rencontres aucun regard. Peut-être baisses-tu la tête toi aussi. Le beau, dit-il alors en te pointant, c’est le contraire du laid. Malaise dans la classe. A ce moment-là, un de tes camarades, avec lequel tu t’entends bien et que tu voies souvent avec tes amies en dehors de la classe, demande la parole en levant la main. Oui, vous souhaitez ajouter quelque chose ? Il se lève alors : Monsieur, moi, je la trouve très belle. Monsieur S. surpris, te regarde et t’enjoint de retourner à ta place. Le vrai cours peut commencer.
De ce cours de français, ces souvenirs-là sont pourtant tout ce qu’il te restera.
Tu ne connais pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience : voir son nom remplacé, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ».
Sa colère la prenait d’un coup, alors qu’elle venait de relever le courrier. C’était le signe qu’elle avait, une fois de plus, reçu une de ces lettres. Une lettre qui paraissait lui être adressée, à elle, à en croire le « Madame » lu dans la case idoine, mais dont la destination n’était ni franche ni entière. Elle avait été amputée. Dissoute. Volontairement. Un bout d’elle, presque tout en fait, avait été remplacé. En un coup d’œil. Ne subsistait que son statut d’épousée. Car ensuite, suivaient le prénom puis le nom de naissance de celui avec qui, un jour, elle s’était mariée.
Le plus souvent, la colère éclair montait en elle puis se dirigeait spontanément contre lui, comme s’il avait fomenté le coup. Tout tendait en effet à prouver sa complicité. Non seulement il se trouvait là, dans l’instant ou le soir même, mais il était à coup sûr impliqué, puisqu’il apparaissait, sans équivoque, sur l’enveloppe. Alors qu’il ne l’ouvrirait pas. Sciemment cité, identifié, nommé dans son entièreté. Prénom et nom. Ecrasant. Plus que présent. Omnipotent.
L’affront répété, évident, intrusif, la décrivait comme « une femme de ». La réduisait à « une femme de ». L’effaçait en tant que personne. L’affirmait dépendante de lui, digne d’exister sous condition : exclusivement à travers lui.
A défaut de lui prêter le pouvoir d’empêcher de telles offenses, elle semblait attendre de lui qu’il redressât les torts causés. Tu tentais, depuis ton regard d’enfant, d’imaginer comment il aurait pu procéder. Peut-être en contactant l’expéditeur. Ou l’expéditrice. En lui disant son fait. En exigeant excuses et rectification. En obtenant à tout le moins une prise de conscience. Car dans la plupart des envois, ces règles d’usage, reproduites en âme et conscience, ne suscitaient probablement pas d’interrogation chez les scribes. Elles passaient d’ailleurs pour la marque d’une excellente éducation. Conservatrice et sexiste, mais excellente, de la même sorte que celle qui conduit les femmes à passer le jour J du bras du père à celui du mari. Tout un symbole…
C’est bien le propre d’une norme sociale que de traverser les lieux, les âges, les vies, les âmes et les esprits, sans que quiconque ne la bouscule. Sauf les rebelles.
Savoir ce qui doit être inscrit sur l’enveloppe relève d’une certaine noblesse. Le panache d’une éducation réussie. Et ce, malgré les marques qu’une telle pratique laisse, malgré les idées qu’elle propage, malgré les dégâts qu’elle cause à la multitude de personnes visées, évidemment touchées. Des femmes peuvent se sentir flattées ou fières de cette reconnaissance de femmes épousées, d’autres indifférentes ou affaiblies. Dans tous les cas, leur identité première s’en trouve de fait remuée.
De mémoire, tu n’as jamais assisté à une scène de ce type : ton père admettant le préjudice d’abord, puis exigeant réparation pour la douleur symbolique mais réelle causée à ta mère. Réparation pour la sape de soi engendrée par cette présumée « bonne manière ». De façon récurrente. Cette « bonne manière » qui définit en miroir un homme marié comme possédant la femme avec laquelle il s’est uni. Qui fait d’elle une ressource, un capital, un objet approprié, une ombre. Parce que la manière est si « bonne » qu’elle n’est pas réciproque. Pourtant, il ne s’agit plus que d’usage et non de loi, ce qui devrait laisser la place à d’autres choix.
Sans doute est-ce difficile de se mettre à la place d’autrui. Impossible même. Sans doute est-ce encore plus difficile, pour qui appartient à une catégorie privilégiée, pour qui est étiqueté dominant jusque sur les enveloppes adressées à sa partenaire de vie, de s’en offusquer jusqu’à exiger le rétablissement d’un juste équilibre des positions. D’une juste distribution des considérations. Cela supposerait de descendre du promontoire sur lequel la « bonne manière » d’autrui, par convention sociale, l’a hissé. Quelle est la part de l’arbitraire dans cette place obtenue ? Et celle du mérite ? Cette place est-elle neutre, dans les rituels qui l’officialisent, ou provoque-t-elle des effets problématiques ? La remise en cause de ce qui se fait quand on est bien élevé·e, c’est-à-dire en premier lieu respecter les conventions sociales, est peut-être un défi plus grand pour la personne qui en bénéficie que pour celle qui en fait les frais… D’ailleurs dans d’autres domaines, toi aussi tu dois bien bénéficier, sans t’en rendre tout à fait compte, parce que c’est confortable même si c’est injuste, de privilèges sur autrui que tu ne remets pas en cause…
A l’époque des missives maudites, tes réflexions étaient plus pragmatiques. Tu te demandais simplement pourquoi ta mère n’appelait pas elle-même le service expéditeur du courrier, afin de réclamer que le méfait fût réparé.
Quand ton tour de femme adulte est arrivé, tu as saisi le sentiment qui l’avait traversée, si souvent, si violemment. Tu as compris alors quel rôle elle se refusait de jouer, à l’issue de chaque micro-humiliation subie, face à cette boite aux lettres.
L’entreprise qui t’employait t’accorderait quelques jours de congé à l’occasion de ton mariage, auxquels tu ne pouvais prétendre qu’après avoir rempli un imprimé particulier. Une case « nom marital » était à renseigner. Cherchant vainement des yeux une case « nom d’usage », tu t’es résolue à faire apparaître ton mari par son nom de naissance, sans te douter des conséquences. C’est de retour au bureau que tu as atterri, atterrée. Tout ce qui t’identifiait jusqu’alors dans les outils informatiques avait été rebaptisé par le nom de naissance de ton homme (adresse mail, dossier serveur, etc.). Tu as alors traversé, furieuse mais résolue à rester sobre et courtoise, les deux étages qui te séparaient du service de gestion du personnel, afin de demander explications et rectification.
C’est là que je tu l’as ressentie au plus profond de toi. La double humiliation. La première créée par l’anéantissement subi de l’identité. La deuxième, issue de l’impossibilité de faire entendre par toi-même ta cause. Cette humiliation-là, c’est toi qui l’avait initiée, dans l’acte de réclamation. Cet acte qui implique d’avancer tes arguments, tes jus-ti-fi-ca-tions. Qui non seulement demande une reconnaissance de ta position rebelle, a-normale, mais qui, en plus, demande une réparation.
Tu as indiqué posément à la gestionnaire que tu n’avais pas demandé de remplacer ton nom par celui de ton mari. Elle : « Mais vous avez indiqué son nom dans la case « nom marital » !». Toi : « Il n’y avait pas de case « nom d’usage » ni « nom de la personne avec laquelle vous vous mariez », mais j’ai pensé que vous aviez besoin de connaître son nom… ». Elle : « Vous ne pouvez pas faire comme toutes les femmes ? Elles prennent toutes le nom de leur mari, et ne posent pas tant de problèmes ! ». Ce jour-là, tu as eu non seulement l’impression d’avoir sollicité indûment une faveur, mais en plus de t’être glissée dans la peau d’une sacrée emmerdeuse. Ta collègue a fini par détricoter ses actions pour te rendre l’identité qu’elle avait gommée d’un coup. Celle sous laquelle tout le monde t’appelait, te connaissait et te reconnaissait depuis des années.
Tu n’identifies pas un seul homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, ni écopé d’une telle image, parce qu’on aurait changé son nom, sans sa demande ni son accord, au prétexte que « tous les hommes font ça ». Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
L’épisode récurrent de la boite aux lettres de ton enfance était alors un souvenir encore enfoui dans ta mémoire, mais tu venais de vivre dans ta chair un épisode majeur de ton engagement féministe. Puis, un jour, après avoir relevé ta boite aux lettres, cette scène du passé est remontée en surface, quand tu t’es surprise, avec une légère pointe d’ironie mal placée, disant à peu près à ton homme : « Tiens, tu as reçu une lettre, mais il doit y avoir maldonne, car devant ton nom, il est écrit Madame… ».
Moins de dix ans plus tard, tu nommeras ce rôle que ta mère se refusait de jouer à chaque effacement de son identité : celui de la mendiante. Mendier soi-même la réparation du préjudice subi (quand on risque fort de n’être ni écoutée ni comprise), alors qu’il s’agit de réparer une atteinte à sa dignité, revient parfois à subir une deuxième fois l’humiliation première.
Présente au rendez-vous prévu avec les services de ta mairie pour refaire ta carte d’identité, tu présentes docilement une copie du livret de famille justifiant ton changement d’Etat civil survenu depuis ta dernière carte. L’employée te demande alors l’original (pourtant non exigé dans la liste des documents à fournir), que tu n’as pas sur toi. Après un instant de réflexion, tu oses : « Exigeriez-vous ce justificatif d’un homme dans la même situation ? » Elle : « Non, pour eux ce n’est pas la peine, ils ne changent pas de nom quand ils se marient. » Toi, les bras ballants tellement ils sont tombés soudainement : « On va faire comme si j’étais un homme alors, pour respecter le principe d’égalité des droits entre citoyens et citoyennes. Que j’ai changé d’Etat civil ou non dans les dix dernières années, cela ne concerne pas l’administration finalement. » Et tu as conservé exclusivement sur ta carte ton nom de naissance, sans y ajouter un double nom d’usage… C’est dommage : tu avais l’intention au départ de porter, partiellement, le même nom que tes enfants (les conséquences du nom donné aux enfants feraient aussi un beau sujet de réflexion-témoignage). Cette décision spontanée t’a valu de systématiquement devoir justifier d’être leur mère lors de vos voyages ultérieurs, grâce à la présentation du fameux… livret de famille. Ne surtout pas l’oublier en cas de frontière à traverser !
Tu ne connais pas d’homme qui ait vécu le début d’une telle expérience, parce qu’il aurait gardé son nom, alors qu’il pouvait, comme tout homme ou presque, en échange d’un justificatif demandé exclusivement aux hommes, en ajouter un autre, fût-il celui de la personne qui partage sa vie. Ce qui ne veut pas dire que ça n’existe pas.
Dix ans sont à nouveau passés. Vous refaites faire vos cartes d’identité. Tout se prépare à présent à distance, en déposant les justificatifs exigés sur un espace numérique. L’employée de mairie chargée de prendre vos empreintes, dans un nouveau bureau flambant neuf, s’étonne : elle apprend ce jour-là qu’un homme peut accoler le nom de sa femme sur ses papiers d’identité. L’usage est légalement mixte. La pratique, plus rare. Du jamais vu ici. Sa responsable confirme, ôtant ses doutes et vous épargnant l’exercice irritant de l’argumentation. Refusant de circuler avec des cartes périmées bien qu’affirmées encore valables par l’administration, vous avez, pour obtenir de nouvelles cartes, décidé de demander l’enregistrement officiel d’un nom d’usage. Tu as accolé son nom de naissance au tien. Il a accolé ton nom de naissance au sien.
Désormais, ponctuellement, des enveloppes arrivent dans votre boite aux lettres, adressées à Madame avec un double nom d’usage ou à Monsieur avec ce même nom d’usage inversé.
Tu ne crois pas qu’il se rende vraiment compte de ce que signifie pour toi cette réciprocité, même opportunément acquise… Voici pourtant l’un des plus beaux cadeaux qu’il t’ait faits, symbolique mais d’une immense valeur : se rapprocher de ton vécu de femme. Vivre avec toi et comme toi les effets d’un trouble de l’identité. Afficher dans vos noms de famille, à parts égales, qu’un jour vous vous y êtes engagé·e·s ensemble, dans cette famille.
« C’est parce que l’on s’est engagé dans une expérience ou bien que l’on a pris en compte l’expérience d’autrui que l’on hésite ou que l’on relativise. »
Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).
Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes
ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton
parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif
trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie
éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de
travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet
historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place
les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez
dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à
l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais
toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années
d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens
stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel
raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il
pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos
années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois
sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ;
est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te
demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des
enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à
raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent
à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de
moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence
logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes
et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que
tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou
plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce
bureau.
Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de
l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la
responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes
les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.
En 2016, « La pension de droit direct
des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après
l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i]
Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en
charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment
discontinues. « Quel que soit le nombre final
d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités
augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].
« En 2016, la pension moyenne de droit
direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros
par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les
hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les
femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à
1 322 euros par mois en 2016. »[iii]
Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que
les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs
droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).
Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à
taux plein.
Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles
doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?
« La
masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que
leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement
inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison,
un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se
demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il
invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs
passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation
domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »
Conciliante, tu sais que tu devras chercher une place
ailleurs dans peu de temps, puisque la politique de l’endroit est de laisser
ses cadres quatre ans quelque part, puis de favoriser leur mouvement interne. Grâce
à leur bonne volonté, à leur concours, à leurs efforts de recherche
personnelle, ces mouvements ont des chances d’être profitables à tout le monde.
Tu entres dans le bureau d’un chef d’agence qui a accepté de t’informer sur les
métiers de son établissement et les besoins à venir. Tu ne cherches pas encore
activement. Tu te renseignes. Tu fais savoir via ce type de rendez-vous que tu
seras bientôt disponible. Tu présentes ton CV, détendue. Costume gris, mince,
cheveux grisonnants, visage un peu crispé. Il te questionne sur ton parcours,
sur tes changements de métiers, tes mobilités géographiques surtout. « Et votre mari, il change de lieu aussi à
chaque fois ? Oui ? C’est pas facile hein, ces mouvements géographiques… »
Il se confie. « Je suis allé à l’enterrement d’un ancien collègue qui
m’a beaucoup fait réfléchir… Il n’avait jamais bougé. Toute sa vie au même
endroit, vous vous rendez compte ? Il y avait un monde fou à son enterrement.
Toute la famille, tout le village… Et puis il était très investi dans des
associations. Et je me suis dit qu’en déménageant souvent comme le demande la
boîte, on a peu d’attaches finalement, on a sûrement moins de monde à son
enterrement… Bon, revenons-en à vous. Alors chez vous, qui suit qui ?… Ah,
vous alternez ? Original. Et pas facile… Pour les enfants, vous faites comment
? Ah, vous les faites garder tard forcément… Oh, ce doit être un problème ça…
Euh, nous on a résolu ce problème, ma femme ne travaille plus. Sinon on
n’aurait pas pu avoir trois enfants… » Tu réagis. « Vous
considérez donc que c’est un problème que je travaille puisqu’on a des enfants
? » « Non, non… ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais quand même,
si vous les faites garder, vous ne pouvez pas vous en occuper complètement (euh…
vous non plus en fait) ! Par exemple, si c’est votre nounou qui s’en
occupe, vous ne connaissez pas votre pédiatre, si ? » « Si, si… (sans doute
plus que vous il semble, moi je connais très bien la pédiatre alors que je
travaille, grâce au don d’ubiquité que vous venez de me faire découvrir). »
Tu interromps son monologue pour lui demander le plus sobrement possible si lui
connaît le sien ou la sienne, puisque tout semble pris en charge par sa femme…
C’est à ce moment-là qu’arrive le sempiternel « Mais c’est pas pareil ! ».
Certes, pas tout à fait pareil, voici donc un papa qui ne
connaît pas la personne qui suit la santé de son enfant, alors que cela lui
semble si important en tant que parent… Enfin, non. Juste quand on est la mère
en fait. Un truc de mère ça, l’intérêt pour la pédiatrie.
Cette anecdote t’est
revenue en mémoire grâce à la
lecture déculpabilisante des réflexions livrées par Sylviane Giampino dans Les
femmes qui travaillent sont-elles coupables ?. La psychanalyste
y appelle à une autre place pour les jeunes enfants, dont le soin ne devrait
pas entrer en concurrence avec le travail.
Tu apprendras par la suite que les hommes consultent moins pour
leur santé que les femmes. Ce sont majoritairement elles qui s’occupent du
suivi médical de leurs proches vulnérables, ce qui les amène à créer un plus
grand nombre de liens avec le système de prévention et de soin que les hommes, y
compris pour elles-mêmes.[1]
Et sinon, se sentir considérée comme une source de problème, parce qu’on souhaite à la fois travailler
et s’occuper de ses enfants, ça fait réfléchir. Entendre constater que changer
de lieu de travail tous les trois ans ça déracine ou ça désocialise une
personne, ça donne aussi à réfléchir. Occasion de regarder avec un œil circonspect
le monde apparemment bien logique dans lequel on vit, ses effets sur les
personnes ainsi que les intérêts qu’il sert.
« On n’ose
plus, en public, affirmer que la place d’une femme est à la maison, mais l’on
suggère, en privé, que si elle y restait, tout irait mieux : il y aurait moins
de chômage, et surtout ce serait bénéfique pour les enfants. Le propos se veut
plus subtil, la pensée aussi lourde. Dans le monde du travail, on veut faire
comme si les femmes n’étaient jamais aussi des mères, et partout ailleurs on
fait comme si les mères n’étaient plus des femmes. »
[1] Cela ne signifie pas qu’elles sont systématiquement mieux dépistées ou suivies. Par exemple les différences biologiques ne sont pas encore prises en compte dans tous les tests médicamenteux alors que les variations hormonales au cours des cycles sont plus importantes chez les femmes. Cf. l’ouvrage synthétique co-signé par Muriel Salle et Catherine Vidal « Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? », Belin, 2017
Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe.
De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes
écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant
lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes
aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les
faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans
doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées,
qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres
moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le
temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter,
pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place
des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae,
diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail,
ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en
musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin
condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche
estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur
l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question
de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos
flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es
pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée
pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans
les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.
Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet :
« Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si
vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous
aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise
dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la
responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire
moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs
homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez
compétentes qu’elles en sont là ?[1].
Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de
femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur
les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il
suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il
venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et
badine, une petite respiration dans son planning ?
Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule
maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent
l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si
tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est
sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble
pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées
à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ?
Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont
visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale
et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de
déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité,
toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont
beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique,
appelée « cœur de métier », que dans
les fonctions dites « support ». Ces
femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à
l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de
rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris
et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ?
Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un
tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très
bien non plus, dans un tunnel.
Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à
votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers
20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants
depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes
de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2],
pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec
d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant
que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût
amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.
« Les
femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas
blanches, n’auraient pas défini
l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale
avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que
toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »
[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes
sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes
incompétentes à la tête d’un ministère.
[2] Le film brésilien Une seconde
mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en
scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care.
Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à
partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les
leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.
Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.
Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un
peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il
s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des
jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur
possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de
« Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le
roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne
saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et
en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui
expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment
avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage
s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses
collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours
d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix,
qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton
sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue :
« C’est pas pareil ! ». Tu ne
parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres
directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance
est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui
partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve
cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce
que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la
famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que
depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te
demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des
enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des
femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes
et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs
droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des
couples du moins.
Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.
Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage,
qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater,
la persistante masculinité de privilège.
« A la solidarité des clubs d’hommes et
au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des
femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne
bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours
devant elle. »