Tu ne peux pas t’empêcher de t’extasier. De soupirer, un tantinet envieuse. De penser à ce que ta vie aurait été, si ton homme avait eu… le cran, l’envie, ou juste l’idée de demander un mi-temps. Comme l’a fait ton gendre, qui travaille à la Poste. Ta fille vient de t’annoncer qu’on lui accorde le mi-temps qu’il a demandé, pour une année. Tous tes souvenirs remontent à la surface. Les trois enfants, élevés quasiment seule. La cadette est devenue institutrice. Alors que toi, femme italienne de ta génération, tu t’es dédiée au rôle de mère. Un contrat marital sans discussion possible, dont la clause principale était devenir mère et ne pas travailler. Tu aurais aimé ouvrir une boutique, une mercerie. Vous auriez partagé l’éducation des enfants avec ton mari. Le rêve… ! Pffft…. oublie. Tant de temps a passé… Et là, tu n’en crois pas tes oreilles. Le père de tes petits-enfants, qui demande une réduction de son temps de travail, et qui l’obtient !! Souriante, tu regardes ta fille. Il y a de l’espoir dans la vie comme dans ton regard. Enfin ! Les hommes changent… Les femmes peuvent s’estimer heureuses. A moins que ce ne soit une exception… ? Alors il faudrait l’encourager. Tu t’exclames : « C’est bien pour un homme, de se mettre à temps partiel ! ».
Ta fille lève un sourcil, te scrute, le regard mi-durci, mi-surpris. « Mais maman, je suis à mi-temps depuis dix ans et ça ne m’a jamais valu un compliment. Lui, il lui suffit d’un an pour se transformer en père charmant ? »
Oups, tu l’as vexée… c’est sûr… tu l’as vexée… Et pourtant,
tu es tellement contente pour elle, qui ne semble absolument pas apprécier la
bonne nouvelle.
Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.
Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une
nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans
le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées
le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des
conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner
tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas
l’impression que c’est intéressant. » Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que
depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne
l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta
journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que
c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas
besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je
faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en
faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à
faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton
sommeil. » Tu soupires,
tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre
garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de
fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir
visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos
accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.
Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.
« 96% des
gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses
enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux.
Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au
point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un
exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en
toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux
vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs
pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à
92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre,
nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude
des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère
? »
Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]
Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.
Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un
peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il
s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des
jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur
possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de
« Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le
roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne
saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et
en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui
expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment
avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage
s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses
collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours
d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix,
qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton
sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue :
« C’est pas pareil ! ». Tu ne
parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres
directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance
est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui
partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve
cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce
que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la
famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que
depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te
demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des
enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des
femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes
et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs
droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des
couples du moins.
Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.
Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage,
qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater,
la persistante masculinité de privilège.
« A la solidarité des clubs d’hommes et
au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des
femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne
bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours
devant elle. »