Ecouter “2011 – Douloureuse prise de conscience” en audio
Une dame s’approche. Petite cinquantaine. S’immobilise devant
vous. Tu t’es consacrée depuis trois semaines à la préparation de ce stand.
C’est votre première action publique depuis la création de l’association. Une
dizaine de personnes se sont mobilisées pour accueillir le public. « Filles et garçons naissent égaux, certains plus que d’autres. »,
voici le thème de la Fête du livre de Villeurbanne, qu’heureusement vous avez
pu intégrer pour faire connaître vos intentions, vos projets, votre vision du
monde. Entre autres contenus créés pour l’occasion, vous avez recouvert un
panneau de récits de « Vies manquées »,
histoire de créer du dialogue avec le tout-venant ou la toute-venante. Par
exemple un homme qui à la fin de sa vie n’a « pas vu
grandir ses enfants » tellement il a investi son travail. Ou une
femme qui lors du départ des siens se rend compte qu’elle n’a rien entrepris
pour elle pendant toutes ces années et s’en trouve alors bouleversée. Une femme
orientée malgré elle dans la comptabilité alors qu’elle souhaitait faire de la
mécanique, parce que, seule femme, elle « n’y aurait
pas été à sa place ». Un homme qui n’ose pas demander un congé
parental parce que « ça ne se fait pas dans
l’entreprise, pour un homme ». Elle est émue. Silencieuse.
Perturbée. « Est-ce que je peux vous renseigner ? Avez-vous envie de parler ? »
Elle bafouille. « Je passais par là. Je suis juste venue faire un tour
et je me suis arrêtée devant votre stand. Je lis… Je déroule ma vie. Je me
rends compte que je n’ai rien choisi. J’ai fait et élevé mes enfants parce que
je suis une femme. C’était mon rôle. Ma place. Ils sont partis. Je n’ai plus
rien. Mon mari a sa vie. Mon travail est sans importance. Sans intérêt.
Jusque-là ça ne m’avait pas gênée. Et depuis leur départ c’est le vide… Vos
récits, là… je m’y reconnais. » Elle ne retient plus ses larmes. C’est
à ton tour d’être démunie. Vous avez provoqué un drame.
« Dès leur
naissance, les femmes sont prises dans un cercle patriarcal. Postulant leur
nature maternelle, ce cercle les voue à la fonction-femme, usage qui les
confine dans l’espace domestique où elles sont glorifiées pour leur altruisme,
fondement de leur nature maternelle – et ainsi de suite. »
Ecouter “2009 – Toutes choses égales par ailleurs” en audio
But atteint : 0% !! Epoustouflants progrès. Tu viens de parcourir, ébahie et
circonspecte, la nouvelle plaquette de communication qu’a fait éditer le chargé
de mission égalité de l’Entreprise. Formidable ! Il n’y a plus d’écart de
salaires entre les femmes et les hommes. Le Groupe a fait un excellent travail.
La grande classe. Nos efforts ont porté leurs fruits. C’est ce que suggère le
document, à moult renforts de constats positifs. Tu es
perplexe. Tu n’as en effet rien vu arriver de révolutionnaire qui amènerait les
femmes et les hommes à bénéficier de carrières et de droits tout à fait
équivalents. Comment une entreprise à dominance technique, qui concentre la
minorité de femmes présentes dans les métiers tertiaires, qui en compte si peu
au fur et à mesure qu’on gravit les échelons, peut-elle se targuer d’avoir
atteint son objectif principal en matière d’égalité professionnelle, soit 0%
d’écart salarial ? Une petite investigation dans les documents des Ressources
Humaines t’amène à comparer la masse salariale moyenne d’une femme à celle d’un
homme, et tu trouves…18% d’écart en défaveur des femmes. Tu retournes à ta
lecture. Tu cherches. Ce chiffre-là ne fait pas les gros titres de la
plaquette… Bien sûr ! Il fallait comprendre « à
poste égal », et « toutes choses
égales par ailleurs » ! Au lieu de comparer les revenus dans
leur ensemble, on a tout découpé en morceaux, à la verticale comme à
l’horizontale. Rassemblement des emplois et des situations dans des tranches
homogènes, qui peuvent désormais chacune contenir des données comparables. Même emploi, même ancienneté, même temps de
travail.
Depuis la signature de l’accord égalité professionnelle, le
Groupe a entrepris de mener tous les efforts nécessaires pour respecter le
principe de l’égalité de rémunération à travail égal entre les femmes et les
hommes. Il était temps
: il est inscrit dans la loi depuis 1972… ! Tu es née cette année-là. C’est
peut-être la raison de ton intérêt, va savoir. Alors oui, il y a du mieux,
puisqu’avant tous ces efforts il y avait encore 5% d’écart dans cette
entreprise, toutes choses égales par ailleurs,
c’est-à-dire en référence à la loi de 1972. On peut se féliciter. D’ailleurs on
le fait. Ce serait dommage de passer à côté d’une autocongratulation.
Ce que la plaquette ne dit pas, c’est qu’une énorme énergie
doit être mise en œuvre pour résorber ces 18% d’écart restant entre le revenu
moyen d’une salariée et celui d’un salarié de cette entreprise. Tu transmets le
résultat de tes calculs à l’émetteur du document de communication et demande
une explication. La réponse finit par arriver, effrontée, légèrement amusée :
« Je vous conseille de ne pas
vous lancer en politique un jour, vous ne sauriez pas y faire et auriez peu de
chances de l’emporter... » L’option retenue, à des fins « politiques »,
a ainsi été le trompe-l’œil. Ces 18% feraient sans doute de l’ombre au fabuleux
tableau « zéro » appelant des bravos.
En ce qui te concerne, tu as, naïvement sans doute, une autre
vision de la politique : la tienne rimerait davantage avec éthique.
Quasiment une décennie plus tard, tu liras l’excellent ouvrage de
l’universitaire féministe américaine bell hooks, De la
marge au centre. Remise en place de la femme privilégiée que tu es, blanche et
engagée pour l’égalité des sexes. Tu devras bien consentir que cette
propension, que tu critiques tant, à penser ou à calculer « toutes choses égales par ailleurs », à écarter
de notre champ de vision les situations éloignées des nôtres, est un réflexe répandu.
Positionnement classique, dans un milieu où admettre les inégalités de salaires,
de statuts, de carrières, de places fait partie du processus d’intériorisation
à l’œuvre. Cette tendance n’est pas l’apanage d’un chargé de mission égalité formulant
un message de communication. Elle est pratiquée au sein même des discours ou
des mouvements pro-égalité. Prenons une femme dirigeante d’un grand groupe qui
revendiquerait l’égalité salariale avec « les hommes ».
Sa référence n’est pas l’installateur de machines à café, fût-il en CDI. Encore
moins un chercheur d’emploi peu qualifié qui enchaîne les expériences
discriminatoires quand il habite une zone dite « sensible »
ou qu’il porte un nom à consonance étrangère. C’est à ses pairs masculins
qu’elle se compare, eux aussi dirigeants, qui habitent probablement le même
type de quartier qu’elle. Elle raisonne « toutes
choses égales par ailleurs ». Elle rêve de franchir le « plafond de verre », terme utilisé pour décrire
la difficulté qu’ont les dirigeantes à s’élever au même niveau que les
dirigeants dans la classe des cadres supérieur·e·s dont elle fait partie. Sa
vision est personnelle, située, tronquée. Elle ne questionne pas forcément la
longue chaîne d’asservissement que vivent d’autres femmes pour qu’elle puisse
se préoccuper de ce plafond-là. La vie domestique marchandisée fourmille de
femmes, souvent racisées[1],
qui exécutent aussi et quasi-seules ces mêmes tâches dans
leur vie domestique gratuite. Ce qui les spécialise encore davantage. Tâches
que pendant la prise de responsabilité professionnelle des unes et la mise en
service à domicile des autres, beaucoup d’hommes n’ont toujours pas investies,
ni gratuitement, ni contre salaire. Un temps disponible que ces hommes-là
peuvent consacrer à d’autres activités. Davantage que la plupart des femmes mais
aussi davantage que les hommes qui, eux, les ont investies : ceux qui prennent
soin d’eux-mêmes sans l’aide d’autrui[2], ceux qui prennent leur part des tâches à la maison, ceux qui
n’ont pas les ressources culturelles ou économiques pour rémunérer leur exécution.
Le piège serait de nier les inégalités économiques en se
focalisant sur les inégalités de revenus entre les sexes à
catégorie socio-économique équivalente. Le piège serait de réduire
l’écart de revenus entre les sexes, en tolérant davantage d’inégalités
économiques, qui de fait creuseraient les écarts entre femmes et entre hommes… Le
piège est de trouver, grâce à
l’augmentation des inégalités économiques, des solutions pour l’égalité des
sexes. Et de s’y résigner.
Soyons lucides, individuellement, dans la
recherche de l’égalité femmes hommes, à qui nous comparons-nous ? « A
partir du moment où les hommes ne sont pas égaux entre eux au
sein d’une structure de classe patriarcale, capitaliste et suprémaciste
blanche, de quels hommes les femmes veulent-elles être les égales ? »,
nous demande bell hooks.
A ce stade, ta ligne de conduite se
dessine ainsi : « Soit tu
développes ton indulgence vis-à-vis de ces considérations et calculs « toutes choses égales par
ailleurs » qui favorisent l’entre-soi et confortent les
inégalités sociales, soit tu deviens plus cohérente en visant l’égalité des
sexes en même temps que tu restes en veille sur les autres égalités. Notamment
l’égalité socio-économique ».
« Le développement
des services personnels n’est possible que dans un contexte d’inégalité sociale
croissante, où une
partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une
autre partie au rôle de serviteur. (…) La professionnalisation des tâches
domestiques est donc tout le contraire d’une libération. Elle décharge une
minorité privilégiée de tout ou partie du travail pour soi et en fait un
gagne-pain exclusif d’une nouvelle classe de serviteurs sous-payés, contraints
d’assumer les tâches domestiques des autres en plus des leurs propres. »
[1] Terme exprimant que ce sont les autres qui désignent
et stigmatisent certaines personnes par leur couleur de peau, qu’elles soient
issues de l’immigration ou non, et quelle que soit la génération, simplement
parce qu’elles ne sont pas tout à fait identifiables comme
« blanches ».
[2] Faire sa propre valise à l’occasion d’un déplacement
professionnel ou touristique n’est par exemple pas toujours une évidence.
Déléguer cette tâche est encore pratiqué. Le soin de son linge est un autre
exemple.
Il t’a saluée de loin. De temps en temps, vous vous croisez
dans le quartier, alors qu’il sort de son antre, pour prendre l’air ou rendre
un service à la maisonnée. Il travaille beaucoup. Le week-end, le soir, en plus
de la journée. Souvent de chez lui, en tant qu’expert indépendant, ingénieur
diplômé. Il répond à des appels d’offre, a des compétences reconnues,
demandées. Tu connais mieux sa femme, très présente auprès de leurs enfants, à
l’école, dans la vie de la commune. Elle a mis sa vie professionnelle entre
parenthèses depuis quelques années. Assure le quotidien. Les courses, les repas,
l’organisation générale, le linge, l’appartement, l’entretien. Les invitations,
les activités des enfants, leurs vacances… Lui aurait aimé travailler dans la
nature, de préférence parmi les arbres. Garde-forestier par exemple, en
montagne assurément. La vie en a décidé autrement. Faire de hautes études,
habiter en ville, travailler beaucoup, faire du chiffre d’affaires, assurer
l’avenir de sa famille, de soi, faire ses preuves. Répondre aux attentes, aux
demandes, aux besoins, aux exigences, aux reproches parfois. Cela fait quelques
années que vous échangez avec plaisir. Il se questionne beaucoup. Tu aimes la
compagnie des gens qui se questionnent, qui doutent, qui écoutent. Qui ont un
rêve, même s’il se tient loin. Tu as le projet d’agir pour plus d’égalité entre
les femmes et les hommes ; ce sont notamment les inégalités
professionnelles qui t’ont amenée à imaginer toucher les personnes dès la
petite enfance. Vous en discutez. Il est très encourageant. Cela rencontre ses
valeurs profondes, tu le sens bien. Il te dit « Je
suis vraiment pour l’égalité professionnelle. Je trouve anormal que les femmes
soient discriminées. » Là, tu réfléchis à ce que cette réponse
suggère. A ce qu’elle masque aussi. Il y a quelques années tu as vécu une
expérience assez déroutante qui te revient en tête. Un de tes collègues est
venu à ton secours alors que tu te fourvoyais bien comme il faut. Alors que tu
parlais de ton entreprise en la qualifiant de « boite
d’ingénieurs », il t’a reprise à juste titre. Numériquement, il
s’agissait bien davantage d’une « boite de
techniciens »… Or, ton propos visait uniquement les cadres,
cette catégorie dont tu faisais alors partie ; il invisibilisait donc les autres.
Ton propos révélait un mépris de classe. Tu l’avais déçu. Il te l’avait dit. Il
avait bien fait. Ta parole était en tel décalage avec tes valeurs… Ton
collègue, que tu remercies encore aujourd’hui, t’a accordé ce jour-là sa
confiance dans ta capacité à te remettre en question. En appelant avec
bienveillance et fermeté à la responsabilité d’aligner ses actes avec ses valeurs…
Tu te sers aujourd’hui de cette petite histoire vécue lorsque tu animes des
formations. L’humilité peut très certainement nous faire progresser. Revenue à
toi, tu décides donc de l’interpeller progressivement : « Tu connais beaucoup de femmes qui exercent ton métier, et qui ont
ton statut ? » « Non, pas vraiment. »
« Comment ça se fait ? » « Je ne sais pas… Moins de femmes qui s’orientent vers une formation
scientifique… Moins de femmes qui ont envie d’exercer ce métier. Peut-être
qu’elles sont moins admises ou moins visibles ; je ne m’en rends pas
compte… Elles sont moins disponibles sans doute. » « Quand il y a des femmes et qu’elles sont autant disponibles au
travail et reconnues que toi, ont-elles une vie de famille ? Si oui, comment
font-elles ? Partagent-elles les tâches ? Ont-elles un conjoint (ou une
conjointe) qui s’occupe de tout à la maison ? Ou paient-elles quelqu’un ? Ou se
débrouillent-elles par leurs propres moyens en plus de leur travail… Dans
quelle situation personnelle peuvent se trouver des femmes qui consacreraient
autant de temps que toi au travail ? Sont-elles aussi nombreuses que les
hommes qui peuvent le faire ? » Il te dévisage, tu es sans doute
allée trop loin… Ou bien non, il vient simplement d’entendre que son propre
positionnement et celui de sa femme en miroir contribuent à nourrir les
inégalités professionnelles. Alors qu’il était convaincu d’être en phase avec
ses valeurs, ou tout du moins de ne pas les contredire. Convaincu de ne rien
fabriquer de négatif, d’être neutre en quelque sorte. Ou comment un jour, d’un
coup, on peut prendre conscience qu’on agit quotidiennement à l’inverse de ce
que l’on défend pourtant.
La prise de conscience des hommes sera longue ; elle est sans doute à son commencement, en tout cas très inachevée. Lire Fortune et infortune de la femme mariée, de François De Singly, t’apprendra que depuis des décennies, plus une femme a d’enfants, plus elle réduit ses revenus et son temps de travail. Plus un homme a d’enfants, plus il augmente ses revenus et devient disponible au travail. Tout se tient, dans une logique insidieuse reconduite implacablement.
« Pour
transformer la vie des femmes, nous devons aussi changer le regard que les
hommes portent sur eux-mêmes. C’est tout à fait possible. »
Ton congé maternité touche à sa fin. C’est ton troisième. Tu
en profites pour recevoir des proches avant de reprendre. Elle te pose des
questions sur l’avenir. « Comment
vas-tu t’organiser ? Reprends-tu ton travail précédent ? » Tu réponds
que non, tu changes complètement. Tu entres dans le service formation de
l’entreprise, qui s’occupe notamment des ressources humaines et du management.
Tu vas changer de métier et tu t’en réjouis ! Concevoir des programmes de
formation, revenir toi-même en apprentissage, t’intéresser à la façon dont les
personnes apprennent, et tout cela dans des domaines humains. Et toutes ces
personnes qui font du conseil interne seront tes collègues. Non… tu ne reprends
pas à mi-temps, cela serait difficile sur un changement d’emploi. D’ailleurs
cela ne t’est pas venu à l’esprit. Et puis tu dois t’investir pour être à la
hauteur, c’est un nouveau métier pour toi, avec régulièrement des déplacements
à Paris. Tu as hâte. Cela va être passionnant. Tu vas nourrir ton cerveau, ta
vie sociale aussi et cela te ravit. Tu ne le sais pas encore même si tu
l’espères, mais les trois ans de vie professionnelle qui suivront seront les
plus enrichissantes de ta vie de salariée, et sans doute aussi de maman…
heureuse de son travail. Elle te regarde, dubitative, mi-concernée,
mi-consternée. « Enfin, quel temps auras-tu à consacrer à ta famille ?
Avec trois enfants, c’est impossible ! Comment vas-tu faire ? » Elle
te confie être rassurée par sa belle-fille qui se met à mi-temps après son
troisième. Elle s’aperçoit sans doute que cela te renvoie l’image d’une mère
douteuse, suspecte, pas tout à fait responsable ou quelque chose dans ce
goût-là. Malgré sa gêne, elle confirme son propos. Te revient alors en mémoire
une conversation vécue quelques jours auparavant avec une maman devant l’école
: « Tu reprends à temps plein ? »
« …(!!) Poserais-tu la même question au père de mes
enfants ? », avais-tu répondu… « Euh… »
« Eh bien moi c’est pareil ». Vous
n’avez pourtant jamais évoqué frontalement la possibilité qu’il se mette lui à
temps partiel. Tu reviens à toi et te rends compte qu’avec des proches c’est
plus compliqué, d’autant que tu sais et conçois qu’elle n’a commencé à
travailler qu’après avoir élevé ses enfants. Quel message lui envoies-tu si tu
sembles opposer ou comparer son expérience à la tienne ? Même à plus de vingt
ans d’écart. D’autant que tu constates que la tienne est épuisante, qui ne
tient qu’à votre relation heureusement équilibrée, à la fois au sein de votre
couple et dans vos ambitions professionnelles respectives. Ainsi qu’à vos
niveaux de revenus équivalents et suffisants pour ‘vous
faire aider’, c’est-à-dire avoir recours aux services d’autres femmes
dont les conditions de travail et la reconnaissance sociale ne sont pas
extraordinaires… Fragile équilibre. Un peu cynique aussi, tu dois l’avouer.
Equilibre d’un couple privilégié, dont les membres ont chacun·e un travail
intéressant et plutôt bien rémunéré. Tu te doutes aussi que ce qu’elle
sous-entend, c’est que votre enfant si jeune, si vulnérable, en pleine
construction, a besoin d’un temps parental important, qui lui sera confisqué
dès ta reprise du travail. Dans l’absolu, tu admets l’argument. Tu tentes
malgré tout « Tu sais, lui non plus ne demande pas un
mi-temps pour ma reprise ». Arrive alors la répartie
habituelle : « Mais c’est pas pareil ! ».
« Pour des
raisons obscures, il en est ainsi : si l’on interroge encore dans les familles
et dans la société sur le bien-fondé du travail de la mère, la question est
rarement posée à propos du père. »
Ta réponse à la question du temps partiel avait une chance sur
deux d’être positive. En effet, « les femmes sont
particulièrement à temps partiel lorsqu’elles ont des enfants à charge (plus de
45 % des femmes salariées ayant au moins trois enfants travaillent à temps
partiel). »[i]
L’INSEE rapporte dans une synthèse de 2013 qu’« après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse
temporairement son activité contre une femme sur deux »[ii].
Plus largement, nous informe la sociologue Dominique Méda, « des chercheuses de l’INED avaient mis en évidence, dès 2006 pour
le cas français, que l’arrivée d’un enfant s’accompagnait pour
40 % des femmes (contre 6 % seulement des hommes) d’une modification
de l’activité professionnelle (changement de poste, réduction du temps
de travail…). »[iii]
La plupart des personnes trouvent normal que du temps parental
soit aménagé pour s’occuper de l’enfant.
Si la mère ne le fait pas,
elle risque d’être jugée comme douteuse affectivement… Qui demande spontanément
à un père s’il réduit son temps de travail suite à l’arrivée d’un enfant ? Lui-même,
a-t-il été préparé à se poser la question ? Et à culpabiliser s’il ne le fait
pas ?
En 2015, tu inities un micro-trottoir dans une action
associative. Il questionne le faible engagement des hommes pour l’égalité. Un
passant témoigne : « Dans le travail, si les hommes
prennent un congé parental c’est vraiment super mal vu,
là-dessus ça a pas du tout progressé. Les pays nordiques sont vraiment plus
évolués que les nôtres. Moi j’ai eu des fonctions d’ingénieur. Je ne
peux pas prendre un congé parental, ce serait très mal vu si je
faisais ça. Tandis que ça passe mieux quand c’est une femme. Mais
voilà, a contrario, elle sera moins payée. »[1]
S’écarter de cette norme du travail à temps plein expose un homme. Souvent, ce
sont des jugements réprobateurs, du mépris, de l’incompréhension, un refus de
l’employeur, ou des commentaires douteux. C’est ce qu’en 2006, déjà, tu avais
constaté. Sans appel. Collecte et rassemblement de témoignages d’hommes à
l’appui, qui se sont mis en retrait du travail pour diverses raisons. L’un
d’eux, qui avait demandé un temps partiel à son employeur, avait essuyé un
méprisant « Tu veux devenir femme au foyer ou quoi
? ». « Il n’y a pas d’innovation sans
désobéissance », affirmait récemment Michel Serres sur France Inter[2].« Il faut pratiquer la désobéissance de genre »
préconise Ivan Jablonka. Se préparer aux effets de la transgression de la norme
de genre. Affronter le regard des femmes et celui d’autres hommes. De ceux qui
en font une valeur masculine, un marqueur identitaire. Et qui sans doute, dans le
but de s’y conformer, ont fait des efforts, voire des sacrifices. Le temps
partiel au masculin pour motif parental est perçu comme une déclaration de forfait
au travail. Un abandon du rôle d’homme.
« Ce qui
pourrait passer pour anecdotique ne l’est pas : dans de nombreux secteurs
professionnels, la seule évocation d’un souhait aussi « féminin » que
de disposer de son mercredi pour ses enfants, ou d’un congé de paternité de
quelques semaines, équivaut à un suicide professionnel. Ces limites et cette
uniformisation sont un appauvrissement et un immense gâchis des énergies
mâles. »
Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).
Ecouter “2008 – Calculs ciblés” en audio
Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes
ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton
parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif
trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie
éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de
travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet
historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place
les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez
dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à
l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais
toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années
d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens
stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel
raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il
pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos
années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois
sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ;
est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te
demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des
enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à
raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent
à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de
moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence
logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes
et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que
tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou
plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce
bureau.
Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de
l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la
responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes
les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.
En 2016, « La pension de droit direct
des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après
l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i]
Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en
charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment
discontinues. « Quel que soit le nombre final
d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités
augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].
« En 2016, la pension moyenne de droit
direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros
par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les
hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les
femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à
1 322 euros par mois en 2016. »[iii]
Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que
les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs
droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).
Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à
taux plein.
Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles
doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?
« La
masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que
leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement
inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison,
un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se
demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il
invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs
passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation
domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »
Ecouter “2007 – Malvenues en consultation” en audio
Elle est visiblement contrariée. T’accueille d’un œil froid, regard noir. Tes deux enfants sont sur tes talons. Ce sont elles qu’elle toise. « Vous auriez dû venir toute seule, madame. Je n’accueille pas les enfants à mes consultations. Ce que vous allez me dire ne les regarde pas. » Tu tiens la valisette de jeux et le tapis d’éveil de ta main droite, habituée, depuis que ton ventre grossit, à occuper ta progéniture pour vaquer à tes quelques activités hors du domicile. Certaines sorties sont plus contraignantes que d’autres. Certaines plus accueillantes que d’autres. Ton congé maternité vous a fait mettre fin aux modes de garde des deux aînées… Il vous faudra tout revoir après la naissance de la troisième. Ta petite voix dans ta tête avait fait sa leçon. Sa leçon sociale. Sa leçon psychologique. Sa leçon économique aussi. Et oui, tu es à la maison maintenant, vous n’allez pas payer une garde, prendre la place que d’autres parents pourraient avoir, alors que tu es là, à pouvoir t’occuper des plus grandes… La sortie du jour est une visite à l’hôpital ; elle fait partie du pas drôle. L’anesthésiste a pour mission de te questionner pour cocher ses cases, celles qui permettront notamment de définir les responsabilités dans le cas d’une anesthésie, dont tu devrais te passer si tout va bien. Tu ne veux pas de péridurale. Tu vérifieras que ton dossier le mentionne bien. Les deux précédentes n’ont pas fonctionné. Vous êtes des rapides, toi et tes filles. Des impatientes qui préfèrent en finir le plus vite possible avec cet état-là. Tu dois pourtant répondre aux questions, pour le cas où. Où une césarienne serait nécessaire. Tu connais le protocole pour l’avoir vécu deux fois – tu dirais bien expérimenté à la place de vécu mais c’est plutôt subi, comme visite médicale. L’accueil qui t’est réservé est particulièrement protocolaire cette fois. La règle ici est que les futures mamans sont accueillies seules en consultation. Parce que les déjà-mamans, enfin, les prévoyantes, ou les organisées, les entourées, les bienveillantes avec leurs enfants, les bonnes mères quoi…, ont bien sûr confié leurs enfants. Pas toi. Tu aurais pensé que, dans une maternité, un espace pour les enfants aurait été aménagé, te donnant un signe de ta normalité de déjà-mère, mettant à l’aise et ta marmaille et toi-même. Tu ne pensais pas susciter de reproche en arrivant en nombre. Peut-être que l’expérience de cette anesthésiste avec d’autres enfants et leur mère a été douloureuse… Peut-être que certaines femmes ont des choses si atroces à dire que cela peut traumatiser de jeunes enfants de les entendre… Tu te demandes à quel point tu serais plus sereine, là, maintenant, si leur père avait pris le plus spontanément du monde un congé pour veiller sur elles le temps de ton rendez-vous, et pourquoi pas pour venir avec toi et t’attendre à côté avec elles… Tu cherches vite du regard un coin où installer tes supposées gênantes de filles. Qui en réalité vont être adorables, il le faut absolument. Tu les installes, de quelques gestes exécutés rapidement, tout en cherchant la rescousse de ton humour improvisé : « Oh je suis désolée… je n’ai pas vu la crèche à l’entrée, j’ai donc dû entrer ici avec elles. Rassurez-vous, Docteure, elles vont être sages, j’ai apporté des jouets et des images. »
Ecouter “2006 – Maternité, état non souhaitable” en audio
Décidée, tu viens de prendre la responsabilité d’une équipe
d’une dizaine de personnes. L’une d’elles part dans quelques semaines en congé
maternité. L’une des plus autonomes, affirmée, reconnue, qui a une charge
importante. Tu demandes son remplacement mais ne l’obtiens pas. Trop tard et
pas de budget complémentaire. Dans votre régime spécial d’entreprise publique,
ses indemnités ne sont pas versées par la sécurité sociale comme dans les
entreprises privées, mais par l’entreprise elle-même. Donc, à l’instar de ce
qui se produit souvent dans l’administration, pas de réduction de la masse
salariale. Donc pas de remplacement… Logique économique. Vous devez faire face,
avec un effectif identique. Il suffit de répartir la charge sur les autres. Cela est
non négociable dans votre cas, « puisqu’il y a des compétences équivalentes dans l’équipe »,
dixit la hiérarchie.… Tu n’as encore jamais eu à gérer cette situation :
tu vas être servie. Le procédé a des répercussions désastreuses à la fois dans
la gestion de la charge et dans les représentations : un membre de l’équipe en
conclut ouvertement qu’il ne prendra jamais sciemment de femmes si un jour il
vient à prendre une responsabilité managériale. « Trop de risque
qu’elles partent en congé maternité, et qu’elles ne soient pas remplacées, avec
une répartition injuste du travail sur les autres qui ont assez de boulot comme
ça ! » Il espère bien ne pas en avoir dans ses équipes. Tu aurais dû
exiger le remplacement avant de prendre le poste… Tu discutes, tu polémiques,
tu te décourages, il s’est déjà fait son idée… Et que dire du message
symbolique envoyé sur l’utilité des tâches effectuées par les futures mamans,
tâches qui seront tout simplement supprimées ou dégradées pendant leur absence
? Le scénario se répète et personne ne le remet en cause. Les raisons
budgétaires prévalent sur un traitement égalitaire des personnes… Quel homme
fait l’objet d’un tel traitement, parce qu’il s’apprête à devenir père ?
Tu prends conscience que pour tes deux premiers enfants tu as
docilement facilité les choses à tes responsables : une mobilité géographique
d’abord, que tu as organisée à l’issue du congé, après avoir formé ton
successeur. Pour le suivant, tu as rédigé la lettre de mission de remplacement
et formé une collègue au moment d’une forte baisse d’activité. Elle a pu
absorber tes attributions et vous avez ensemble relancé les activités à ton
retour.
Voici comment les personnes concernées participent, pour faire passer la pilule de l’absence prochaine, à faire diminuer la valeur de leur contribution au travail. Organiser le départ de son poste ou faire absorber le travail à effectif identique alors que le congé maternité est planifié plusieurs mois à l’avance. Voici où mène la culpabilité de s’absenter pour faire naître et accueillir des enfants. Où mène le conditionnement social, subi par des millions de femmes et d’hommes, qui accorde moins de valeur au soin des enfants qu’au travail rémunéré…
Des années plus tard,
en 2018, tu proposeras
l’analyse d’une situation significative sur ce sujet lors d’une formation pour
favoriser l’égalité professionnelle dans une administration. « Une de vos collègues part
dans quelques semaines en congé maternité, votre responsable réunit l’équipe et
demande de répartir sa mission et sa charge sur le reste du groupe. Comment
réagissez-vous ?» Tous les scénarios imaginés tourneront autour
de la répartition de la charge. Personne ne remettra en cause la décision…
Intériorisée comme normale.
En février 2019, Martin Hirsch annonçait au micro et sous le regard que tu devines ébahi de Léa Salamé sur France Inter que désormais les infirmières des 39 hôpitaux de l’assistance publique seront « systématiquement remplacées» à l’occasion d’un congé maternité… Elle en est restée quasiment sans voix, Léa, interloquée qu’elle était… Elle apprenait que jusqu’à présent, la mission de ces soignantes n’était pas jugée suffisamment utile pour justifier un remplacement systématique. « Déjà que quand elles décident d’avoir un enfant, elles lâchent le travail sans demander la permission, que dans l’adversité, on ne peut vraiment pas compter sur elles… ; alors faudrait pas jouer les profiteuses en exigeant des remplacements en plus, non mais ! » : voici donc le raisonnement couramment servi. Et par conséquent, largement intériorisé par de futures mères, qui aimeraient, du coup, rester discrètes.
Là, tu pressens la réplique qui viserait à te clouer le bec : « Les hommes peuvent subir la même chose ! Par exemple quand ils sont absents pour longue maladie, quand ils ont un accident ou prennent un congé long comme un congé parental, un congé d’adoption, ou un congé sabbatique ». Certes, dans ce cas, hommes et femmes sont peut-être à égalité dans le traitement reçu pour ce qui leur arrive (cela reste à vérifier), puisque les lois qui s’appliquent concernent toute personne. Cependant, en plusde tous ces motifs d’absences qui touchent, ou pas, la population travailleuse, il est un congé planifié long qui ne concerne… que des femmes. Et quelquefois, fait incroyable, plusieurs fois dans leur vie ! De façon massive. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel souhaite faire un enfant, il risque d’arriver des aventures professionnelles bien différentes au père et à la mère. Lui a la possibilité de rester inaperçu au travail en tant que nouveau père, s’il ne modifie rien ou presque de ses habitudes professionnelles (ce qui est attendu de certains employeurs et pratiqué par certains pères). Tandis qu’elle voit son contrat de travail obligatoirement suspendu pendant plusieurs mois, créant, par sa seule volonté conjuguée à sa naissance dans un corps de femme, un micmac… dont on se passerait bien dans son environnement professionnel. Forcément, puisqu’on peut recourir à ces personnes disponibles qui n’imposent pas à leur employeur ces longues absences obligatoires quand l’enfant paraît : les hommes. Parce qu’eux, au moins, dans l’adversité que crée dans l’entreprise la maternité d’une salariée, assurent vaillamment la continuité du service au travail.
Dans la même veine, un de tes anciens collègues père de trois enfants, dont la femme assumait seule les acrobaties domestiques et familiales du mercredi, t’a confié : « Heureusement que les hommes ne prennent pas leur mercredi dans le service, sinon, qui serait au boulot ce jour-là ? ».
Et oui : on a du courage… ou on n’en a pas.
« Si les tâches liées au care sont ainsi
dévalorisées, c’est parce qu’elles nous font percevoir notre vulnérabilité
et notre dépendance. Sans un certain aveuglement sur notre vulnérabilité, les
sujets rationnels et auto-suffisants, les Homo œconomicus, par exemple, que
nous voulons être, ne pourraient pas s’apparaître tels. Ne voulant pas voir
notre fragilité et notre dépendance nous tendons donc à rendre invisibles tous
les soins que nous recevons et qui nous permettent de les surmonter. A ne pas
reconnaître celles ou ceux qui les dispensent. »
Conciliante, tu sais que tu devras chercher une place
ailleurs dans peu de temps, puisque la politique de l’endroit est de laisser
ses cadres quatre ans quelque part, puis de favoriser leur mouvement interne. Grâce
à leur bonne volonté, à leur concours, à leurs efforts de recherche
personnelle, ces mouvements ont des chances d’être profitables à tout le monde.
Tu entres dans le bureau d’un chef d’agence qui a accepté de t’informer sur les
métiers de son établissement et les besoins à venir. Tu ne cherches pas encore
activement. Tu te renseignes. Tu fais savoir via ce type de rendez-vous que tu
seras bientôt disponible. Tu présentes ton CV, détendue. Costume gris, mince,
cheveux grisonnants, visage un peu crispé. Il te questionne sur ton parcours,
sur tes changements de métiers, tes mobilités géographiques surtout. « Et votre mari, il change de lieu aussi à
chaque fois ? Oui ? C’est pas facile hein, ces mouvements géographiques… »
Il se confie. « Je suis allé à l’enterrement d’un ancien collègue qui
m’a beaucoup fait réfléchir… Il n’avait jamais bougé. Toute sa vie au même
endroit, vous vous rendez compte ? Il y avait un monde fou à son enterrement.
Toute la famille, tout le village… Et puis il était très investi dans des
associations. Et je me suis dit qu’en déménageant souvent comme le demande la
boîte, on a peu d’attaches finalement, on a sûrement moins de monde à son
enterrement… Bon, revenons-en à vous. Alors chez vous, qui suit qui ?… Ah,
vous alternez ? Original. Et pas facile… Pour les enfants, vous faites comment
? Ah, vous les faites garder tard forcément… Oh, ce doit être un problème ça…
Euh, nous on a résolu ce problème, ma femme ne travaille plus. Sinon on
n’aurait pas pu avoir trois enfants… » Tu réagis. « Vous
considérez donc que c’est un problème que je travaille puisqu’on a des enfants
? » « Non, non… ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais quand même,
si vous les faites garder, vous ne pouvez pas vous en occuper complètement (euh…
vous non plus en fait) ! Par exemple, si c’est votre nounou qui s’en
occupe, vous ne connaissez pas votre pédiatre, si ? » « Si, si… (sans doute
plus que vous il semble, moi je connais très bien la pédiatre alors que je
travaille, grâce au don d’ubiquité que vous venez de me faire découvrir). »
Tu interromps son monologue pour lui demander le plus sobrement possible si lui
connaît le sien ou la sienne, puisque tout semble pris en charge par sa femme…
C’est à ce moment-là qu’arrive le sempiternel « Mais c’est pas pareil ! ».
Certes, pas tout à fait pareil, voici donc un papa qui ne
connaît pas la personne qui suit la santé de son enfant, alors que cela lui
semble si important en tant que parent… Enfin, non. Juste quand on est la mère
en fait. Un truc de mère ça, l’intérêt pour la pédiatrie.
Cette anecdote t’est
revenue en mémoire grâce à la
lecture déculpabilisante des réflexions livrées par Sylviane Giampino dans Les
femmes qui travaillent sont-elles coupables ?. La psychanalyste
y appelle à une autre place pour les jeunes enfants, dont le soin ne devrait
pas entrer en concurrence avec le travail.
Tu apprendras par la suite que les hommes consultent moins pour
leur santé que les femmes. Ce sont majoritairement elles qui s’occupent du
suivi médical de leurs proches vulnérables, ce qui les amène à créer un plus
grand nombre de liens avec le système de prévention et de soin que les hommes, y
compris pour elles-mêmes.[1]
Et sinon, se sentir considérée comme une source de problème, parce qu’on souhaite à la fois travailler
et s’occuper de ses enfants, ça fait réfléchir. Entendre constater que changer
de lieu de travail tous les trois ans ça déracine ou ça désocialise une
personne, ça donne aussi à réfléchir. Occasion de regarder avec un œil circonspect
le monde apparemment bien logique dans lequel on vit, ses effets sur les
personnes ainsi que les intérêts qu’il sert.
« On n’ose
plus, en public, affirmer que la place d’une femme est à la maison, mais l’on
suggère, en privé, que si elle y restait, tout irait mieux : il y aurait moins
de chômage, et surtout ce serait bénéfique pour les enfants. Le propos se veut
plus subtil, la pensée aussi lourde. Dans le monde du travail, on veut faire
comme si les femmes n’étaient jamais aussi des mères, et partout ailleurs on
fait comme si les mères n’étaient plus des femmes. »
[1] Cela ne signifie pas qu’elles sont systématiquement mieux dépistées ou suivies. Par exemple les différences biologiques ne sont pas encore prises en compte dans tous les tests médicamenteux alors que les variations hormonales au cours des cycles sont plus importantes chez les femmes. Cf. l’ouvrage synthétique co-signé par Muriel Salle et Catherine Vidal « Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? », Belin, 2017
Ecouter “2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise” en audio
Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe.
De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes
écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant
lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes
aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les
faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans
doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées,
qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres
moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le
temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter,
pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place
des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae,
diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail,
ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en
musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin
condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche
estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur
l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question
de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos
flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es
pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée
pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans
les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.
Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet :
« Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si
vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous
aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise
dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la
responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire
moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs
homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez
compétentes qu’elles en sont là ?[1].
Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de
femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur
les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il
suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il
venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et
badine, une petite respiration dans son planning ?
Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule
maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent
l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si
tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est
sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble
pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées
à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ?
Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont
visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale
et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de
déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité,
toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont
beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique,
appelée « cœur de métier », que dans
les fonctions dites « support ». Ces
femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à
l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de
rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris
et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ?
Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un
tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très
bien non plus, dans un tunnel.
Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à
votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers
20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants
depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes
de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2],
pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec
d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant
que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût
amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.
« Les
femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas
blanches, n’auraient pas défini
l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale
avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que
toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »
[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes
sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes
incompétentes à la tête d’un ministère.
[2] Le film brésilien Une seconde
mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en
scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care.
Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à
partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les
leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.
Tu ne peux pas t’empêcher de t’extasier. De soupirer, un tantinet envieuse. De penser à ce que ta vie aurait été, si ton homme avait eu… le cran, l’envie, ou juste l’idée de demander un mi-temps. Comme l’a fait ton gendre, qui travaille à la Poste. Ta fille vient de t’annoncer qu’on lui accorde le mi-temps qu’il a demandé, pour une année. Tous tes souvenirs remontent à la surface. Les trois enfants, élevés quasiment seule. La cadette est devenue institutrice. Alors que toi, femme italienne de ta génération, tu t’es dédiée au rôle de mère. Un contrat marital sans discussion possible, dont la clause principale était devenir mère et ne pas travailler. Tu aurais aimé ouvrir une boutique, une mercerie. Vous auriez partagé l’éducation des enfants avec ton mari. Le rêve… ! Pffft…. oublie. Tant de temps a passé… Et là, tu n’en crois pas tes oreilles. Le père de tes petits-enfants, qui demande une réduction de son temps de travail, et qui l’obtient !! Souriante, tu regardes ta fille. Il y a de l’espoir dans la vie comme dans ton regard. Enfin ! Les hommes changent… Les femmes peuvent s’estimer heureuses. A moins que ce ne soit une exception… ? Alors il faudrait l’encourager. Tu t’exclames : « C’est bien pour un homme, de se mettre à temps partiel ! ».
Ta fille lève un sourcil, te scrute, le regard mi-durci, mi-surpris. « Mais maman, je suis à mi-temps depuis dix ans et ça ne m’a jamais valu un compliment. Lui, il lui suffit d’un an pour se transformer en père charmant ? »
Oups, tu l’as vexée… c’est sûr… tu l’as vexée… Et pourtant,
tu es tellement contente pour elle, qui ne semble absolument pas apprécier la
bonne nouvelle.
Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.
Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une
nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans
le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées
le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des
conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner
tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas
l’impression que c’est intéressant. » Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que
depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne
l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta
journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que
c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas
besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je
faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en
faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à
faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton
sommeil. » Tu soupires,
tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre
garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de
fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir
visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos
accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.
Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.
« 96% des
gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses
enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux.
Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au
point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un
exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en
toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux
vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs
pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à
92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre,
nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude
des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère
? »
Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]
Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.
Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un
peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il
s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des
jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur
possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de
« Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le
roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne
saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et
en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui
expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment
avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage
s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses
collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours
d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix,
qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton
sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue :
« C’est pas pareil ! ». Tu ne
parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres
directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance
est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui
partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve
cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce
que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la
famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que
depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te
demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des
enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des
femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes
et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs
droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des
couples du moins.
Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.
Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage,
qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater,
la persistante masculinité de privilège.
« A la solidarité des clubs d’hommes et
au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des
femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne
bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours
devant elle. »