Le 8 mars 2024, le collège-lycée international de Grenoble m’a invitée à témoigner pendant deux heures auprès de plusieurs classes sur mon parcours féministe. En préambule, avant de retracer plus en détail les étapes de mon parcours militant, voici le petit texte que je leur ai lu à propos de mon entrée en féminisme.
“Il y a 10 ans, je ne racontais pas du tout les choses de la même façon qu’aujourd’hui.
A l’époque, je pensais vraiment que ma décision de m’engager en féminisme venait des inégalités professionnelles, du sexisme ordinaire au travail et de mon vécu de la maternité.
Aujourd’hui j’assume que chaque violence vécue dans l’enfance, petite ou grande, que je l’ai vécue ou que j’en ai été témoin, est constitutive de mon engagement, de mon besoin de faire advenir un monde meilleur, c’est-à-dire plus juste.
Je ne pense pas avoir vécu de choses atroces, insurmontables, mais mon parcours a été, comme celui de beaucoup d’enfants et de jeunes adultes, puis d’adultes, jalonné de violences qui se sont accumulées. Et j’ai passé un temps fou et beaucoup d’énergie à me doter en ressources, en savoirs, en confiance pour réagir, riposter, comprendre, empêcher la répétition.
Nous les filles, sommes très abîmées par le patriarcat (mais c’est très bon pour les affaires des psy et des labos pharmaceutiques). Les hommes de ce pays qui sont en couple avec une femme ont de grandes chances de partager la vie d’une personne abîmée. Comme souvent ils ne sont pas vraiment préparés, dans leur éducation, à identifier que quelqu’un va mal et à prendre soin des autres, c’est souvent difficile pour eux, d’abord d’écouter, de voir et de comprendre ce qu’a vécu leur compagne, ensuite de prendre part à la réparation. Et certains ont plutôt été éduqués à en rajouter : c’est au sein de la famille que les femmes et les enfants ont le plus de risque d’être agressés par un homme.
Cette atteinte a lieu tous les jours, partout. Par exemple, quand une publicité banale nous conduit, sans violence apparente, à développer une haine de nous-même : quand dans l’espace public elle met en avant une femme à moitié nue et retouchée, ou promeut des protège-slips parfumés, mettant notre intimité en pâture et suggérant que nous sentons mauvais.
Beaucoup de garçons aussi sont abîmés, par un père violent souvent, qui reproduit ce qu’il a vécu, par une mère seule parfois, qui pense qu’il manque un père autoritaire à son enfant, par des camarades qui pensent que tel garçon se comporte trop “comme une fille” et qu’il faut l’en empêcher en le violentant, en lui faisant honte. Ils peuvent encore moins le dire que nous. Car on leur apprend à mépriser ce qui est identifié comme féminin, à ne surtout pas dire leur souffrance, à la nier même, et souvent, pour s’en sortir, à se construire dans la violence et la domination, et c’est un désastre. (mais heureusement, #metoogarçons a débuté)
Nos récits ont une valeur. Ils permettent de prendre conscience de ce que nous avons vécu et de transmettre ce que nous avons appris. Notre parole est légitime. Elle permet d’accueillir d’autres paroles et souvent de soulager des âmes. Elle propose de partager la façon dont chacun et chacune de nous peut lutter.
Poster un colis, ton intention est modeste. Jusque-là, une file était dédiée aux services postaux, où l’on attendait son tour. L’alternative, c’était la machine, pour peser et régler les recommandés, lettres ou colis. Dans tous les cas, le bordereau devait être renseigné à la main.
Ensuite, tu t’intercalais dans la file, pour échanger ton colis ou ta lettre contre un tampon d’envoi et le récépissé. Un compromis entre l’humain et la machine. Mais ce jour-là, la file n’est dédiée qu’aux retraits de lettres et colis. Désormais, pour procéder à un envoi pesé, une nouvelle machine en est. Une fois le monstre nourri avec tes données, il régurgite le bordereau renseigné. Une étape supplémentaire dans l’univers machinal. Pris au dépourvu, occupé à gérer la contrariété inattendue, ton cerveau tente d’appréhender les nouvelles consignes. Sur l’écran tactile, lettre après lettre, chiffre après chiffre, toutes les informations sont à délivrer, à épeler du bout du doigt, noms et coordonnées des destinataire et expéditrice. Recommence, tu t’es trompée. Tandis que ta main s’active, absorbée dans la tâche rébarbative, ta pensée vagabonde. Jusqu’où la société va-t-elle nous contraindre à converser avec, ou buter contre, des machines des robots des automates des distributeurs et autres hologrammes en tout genre… Flûte ! Encore une erreur, recommence encore une fois…
Une très jeune femme jamais vue s’avance vers toi, sans doute un vestige d’humanité. Ou un ajout momentané, pour surseoir à ta défaillance annoncée ? Ou peut-être pour vérifier si le travail transféré d’office sur toi, tu l’as bien fait ? Tu t’essuies le visage, ces larmes qui coulent depuis un moment ça devient gênant. C’est l’effet produit par la course à la conversion- conversation numérique à laquelle on te somme de participer en tant que partie de l’humanité. Les robots rendraient le travail moins pénible il paraît. Chercher l’erreur. La préposée aidante tente une approche rassurante. Il faut vous adapter madame, bientôt il n’y aura plus personne pour traiter les courriers dans les bureaux de poste ; et puis vous, vous ne faites pas partie des publics qu’on doit aider à s’adapter. D’apparence ni trop vieille ni dépendante, tout à fait mobile, sans signe extérieur de difficulté d’adaptation annoncée, tu n’entres pas dans leurs étiquettes. Désolée d’être atypique. La suite tourne à une collaboration forcée. Elle te fait la leçon. Vos trente ans d’écart te sautent aux yeux. Au début tu te dis elle ne voit pas le problème, elle est née dedans. Pourtant à côté, l’opticien qui a plus ou moins son jeune âge fait, comme toi, vous en avez parlé, partie de ces inadaptés de fait.
Désormais on exige que presque toute la population s’habitue à interagir partout avec des machines. Et on suppose sur des critères arbitraires que telle catégorie de personnes aura besoin d’une aide ciblée. Quiconque jusque-là autonome devient à présent dépendant. Ou bien devient adapté selon sa bonne volonté supposée. L’usager, l’usagère adaptée de gré ou de force participe à la suppression des tâches des personnels de la Poste, puis de leurs postes, et bientôt des bureaux de poste, puisqu’on pourra tout faire devant son androïd pour celles ou ceux qui ont en un, c’est-à-dire les adapté·es pour de vrai ou supposé·es. Choisis ton camp, si tu penses que tu as le choix.
Faire cet envoi t’as pris beaucoup plus de temps qu’habituellement. La Poste a volé un peu de ton temps, alors que comme tout le monde, tu en as de moins en moins. Bon, c’était ta première opération avec cette machine, tu as de la marge dans le cycle d’apprentissage, tu finiras toi aussi par accepter… Et même accepter sans discussion, car où discute-t-on de ce rouleau-compresseur-là ? La stratégie d’efficacité de ces services, c’est de te mettre à la tâche. En même temps, on happe tes données – qu’on avait peut-être déjà mais là c’est toi qui les enregistres dans l’engin ça te semble plus cynique. Et puis elle confisque ton temps, mobilise et façonne ce qui te reste de cerveau dans ce monde de plus en plus numérique connecté distant individualiste. Comme à Ikéa, tu reçois une notice. Tu la suis. Mais presque partout à présent, on a atteint le stade supérieur du service déporté. Car c’est la machine qui te délivre la notice, te la dicte, te sanctionne si tu t’écartes du procédé homologué. Elle est ton interlocutrice principale.
Ton sentiment de solitude s’accroît face à l’automate, parce qu’il s’ajoute à la liste de ceux nombreux que tu côtoies déjà. Tu dois tellement recommencer du fait de tes erreurs de saisie et de ton esprit contrarié et vagabond que, face à la technologie, tu croirais presque en ton incapacité. Mais non, c’est autre chose qui se manifeste. La chose enfle et envahit ton ventre à présent. C’est une résistance intime face au tout robotisé numérisé qui s’exprime. Et si tu n’en voulais pas, toi, de ce monde-là ?
C’est occupé. Tu as donc tout loisir d’observer en détail l’affichette des toilettes du bar-restaurant. En toute logique, ça commence doucement à bouillir dans ton âme et conscience, un espace intérieur indomptable et résistant qui a beaucoup de mal avec ce monde si machinal, toxique, peu remis en cause.
Sur ta droite, le barman essuie des verres.
– Dites-moi, ça ne choque personne ?
– Quoi ?
– Le dessin, là, sur les toilettes ?
– Non, pourquoi ?
– Comment vous le décririez, vous ?
– (Souriant mais un peu gêné quand même) Et bien, c’est une petite image comique.
– Co-mique… Un peu comme si on incitait les garçons à regarder sous les jupes des filles… ? Comique pour qui ?
– (Sur ta droite, c’est Silence ça bogue qui démarre.)
Une femme arrive et attend son tour à tes côtés.
– Dites-moi madame, comment trouvez-vous cette image, et que ressentez-vous en la regardant ? Est-ce que vous la trouvez comique ?
Elle regarde en souriant d’abord.
– Alors, intuitivement j’ai souri, mais pas longtemps… J’ai pas vu tout de suite… J’avoue qu’en y réfléchissant, ce n’est pas très heureux. Surtout dans ce sens-là. Peut-être que si c’était dans l’autre sens, ce serait beaucoup plus drôle. Une femme qui ferait ça à un homme… (Puis, se rassurant peut-être elle-même) Mais ne vous inquiétez pas, cette scène ne risque pas de se passer ici, il n’y a qu’un espace toilettes, et il est fermé.
– Mais la scène n’a pas besoin de pouvoir être reproduite dans les lieux. Les symboles suffisent. Les images influencent les gens, leurs idées, comme dans la publicité…
Le barman intervient.
– Si vous voulez, je peux inverser les rôles en dessinant une jupe à gauche ?
– Hum, pas sûr que le résultat soit heureux non plus.
Un homme sort des toilettes. C’est ton tour. En y repensant depuis, tu aurais dû interroger aussi cet homme sur le sujet. Après tout, qui trouverait cette image vraiment comique, même parmi les hommes ? On y voit à gauche le symbole d’un homme (sans jupe) qui a escaladé le mur de séparation du haut duquel il peut voir une femme (symbolisée avec une jupe sur la droite en bas).
En retraversant le restaurant, tu insistes fermement à voix haute et calme auprès du barman : tu ne peux pas trouver ça drôle, ni aucune de tes congénères ; c’est une incitation au voyeurisme ; cette image est sexiste, donc cet endroit valide, voire invite au sexisme. Un autre employé lève la tête et te regarde avec sérieux (le bug est-il en cours de résolution ?). Tu croises le serveur de votre table avant de partir et tu l’informes de la conversation. Sait-on jamais, à trois, ces jeunes hommes seront peut-être en mesure de questionner la signification profonde et les effets de la signalétique des toilettes mixtes du lieu qui les emploie ?
Tu aurais envie de faire plus, de faire mieux, que ta réaction se soit soldée sans délai par le retrait de l’affichette, mais tu n’as pas de stratégie rodée sur le sujet. Il te faudrait l’élaborer. Ton état émotionnel ne te permet pas d’aller bien loin ce jour-là. Et puis tu es en vacances, tu n’es pas seule, tu as envie de lâcher-prise, comme tout le monde… Déjà, tu es restée calme, alors que ta colère est bien éveillée, prête à bondir, mais tu la contrôles. L’habitude. La scène est tellement banale. Tu penses aux petites filles qui s’adaptent à la courante et banalisée prédation masculine en mettant des shorts sous leurs jupes (ou à qui les parents précautionneux mettent des shorts) pour éviter qu’on les leur soulève “pour rigoler” (c’est tellement “comique”). A toutes celles qui renoncent à se mettre en jupe, qui ont transformé leur garde-robe en garde-pantalon pour éviter les embêtements que nombre d’adultes jugeront malheureusement comme des “enfantillages sans conséquence”. Tu penses aux garçons puis aux hommes légitimés dans une attitude de prédation dès l’enfance dans les espaces scolaires puis publics. Et dans ce type de restaurant. Parce que c’est tellement drôle.
Tu penses aux femmes qui ne sortent pas le soir, à celles qui ont peur d’être agressées et aux hommes qui les agressent, sans toujours se rendre compte que ce qu’ils font les agressent. La preuve : cette image t’a heurtée, en vous renvoyant, toi tes filles tes amies ta soeur ta mère tes tantes tes cousines et toutes tes soeurs de coeur, à une catégorie de personnes légitimement agressées dans notre société. Elle a forcément heurté aussi bon nombre de femmes et de filles qui l’ont eue sous les yeux, à qui l’on demande ainsi d’intégrer la normalité de leurs agressions régulières.
Lauren Bastide, dans Futur·es, dit sa préférence pour l’action du Call in (discuter du problème avec la personne ou la structure concernée) plutôt que celle du Call out (dénoncer via la presse ou les réseaux sans passer par la discussion). Tu la rejoins. C’est plus clean de commencer par le dialogue. La difficulté, c’est d’être prise au dépourvu. C’est d’ouvrir un dialogue alors qu’on est submergée par l’émotion, par les effets de l’agression, par la force de l’injuste recommencement.
Cette image n’est pas sortie de l’imagination d’un·e créatif·ve en mal d’idées qui aurait, dans un moment d’égarement, décidé de coller son oeuvre artistique sur cette porte de toilettes, parce qu’un de ses potes au même type d’humour crasse heureusement peu répandu tiendrait les lieux. Non. Cette image a été approuvée par toute une chaîne de décideurs (et même décideuses peut-être) sous différentes formes, pour être vendue dans le commerce. La page Instagram Pépite sexiste en signale plusieurs du même acabit. Donc des gens conçoivent ça, d’autres le dessinent, d’autres investissent dans sa fabrication dans la perspective de le vendre, d’autres l’achètent en gros ou au détail pour l’afficher et partager leur sens de l’humour douteux, leur adhésion au sexisme ou leur indifférence à sa prolifération dans la société. En bout de chaîne, des milliers de gens, adultes, enfants, quel que soit leur sexe et leur genre, ont envie d’aller aux toilettes dans un bar-restaurant et sont exposés à l’image largement vendue, distribuée et affichée. Au point que la domination masculine est intégrée comme acceptable – voire cool – par des hommes comme par des femmes.
Le site DroitsFinances précise que “Le voyeurisme est un délit pénal constitué par l’usage de tout moyen visant à observer les parties intimes d’une personne à son insu et sans son consentement, dès lors que celles-ci sont cachées par des habits ou la présence de la victime dans un lieu clos (une cabine d’essayage fermée, par exemple). La création de cette infraction de voyeurisme vise à l’origine essentiellement à réprimer la pratique consistant à regarder ou filmer l’entrejambe d’une femme à l’aide d’un miroir ou d’un téléphone portable lorsque celle-ci est en robe ou en jupe. Mais ce délit peut par exemple concerner les personnes qui espionnent leur victime aux toilettes ou dans des cabines d’essayage. Le voyeurisme est défini par l’article 226-3- 1 du Code pénal. Il s’agit d’un article créé par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.”
Ce délit est passible de un an de prison et de 15000 euros d’amende. Quel type de société permet sans vergogne son incitation généralisée, sous couvert d’humour ?
Elle regarde les post-it étalés par terre et avance avec une pointe d’hésitation :
– J’ai vraiment des réserves sur l’exigence « La fin du patriarcat », parce que moi, je ne veux pas d’un matriarcat.
La femme qui vient de prendre la parole n’est pas venue à cette formation avec des motivations féministes ; les siennes sont plutôt écologistes. Mais de fil en aiguille, parmi les sujets de société qui ont délié les langues sur le juste et l’injuste subi dans la société, les violences faites aux femmes ont surgi, à travers un récit de harcèlement de rue. La situation a été choisie pour un travail par l’ensemble du groupe. Chaque personne a noté sur un post-it des exigences citoyennes pour que l’injustice produite n’advienne plus. Post-it assemblés, idées hiérarchisées et structurées, ces exigences permettront de rédiger un plaidoyer. Suite à sa réaction, tu sens un début de contrariété monter en toi. Car ici aussi, tu sembles devoir t’expliquer, te justifier. Tu es pourtant entrée dans ce groupe avec l’espoir d’un répit. Vous seriez forcément entre personnes averties sur ces sujets. Tu te laisserais aller, en tant que participante cette fois, au lieu d’être la formatrice ou la féministe de service. Et bien non. Et c’est bien toi, l’autrice du post-it jugé problématique. Toi qui dois défendre la visée si transgressive, si ambitieuse, si peu réaliste qu’est la fin du patriarcat.
Deux options. Soit tu laisses répliquer une autre personne, soit tu interviens pour nourrir la discussion nécessaire. Tu décides d’opter pour une question, afin de mieux comprendre son point de vue, ce qu’elle craint.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce qui te fait penser que la fin du patriarcat aboutirait au matriarcat ?
– Et bien je trouve que dans certains domaines les femmes ont tout le pouvoir. Je n’aime pas du tout ces endroits où les femmes prennent le pouvoir et excluent les hommes. Nous devons faire société ensemble et partager toutes les activités humaines. Par exemple, quand j’ai accouché, mon mari a été complètement exclu par la maternité. Il n’avait quasiment pas le droit d’être père, de s’occuper de l’enfant. Tout était fait, par des femmes, pour le mettre de côté, afin que seules des femmes s’occupent ensuite des enfants.
– Alors on est d’accord ! Parce que ce que fait le patriarcat, c’est qu’il se nourrit justement de la division sexuelle du travail. Il se repose sur les rôles différenciés que tu dénonces. C’est dans l’intérêt du patriarcat que les femmes soient assignées aux rôles domestique et familial, et que les hommes en soient plutôt exclus. Que ce soit très secondaire pour une grande partie d’entre eux. C’est dans son intérêt que les femmes y trouvent suffisamment de valeur pour elles. Comme ça, elles renoncent à explorer autant que les hommes toutes les autres activités humaines, toutes celles qui sont valorisées socialement et en réalité peuvent orienter la marche du monde. En dénonçant le patriarcat, on dénonce une forme de pouvoir, et ce n’est sûrement pas pour le remplacer par un autre. La fin du patriarcat n’est pas le matriarcat. D’ailleurs si j’avais eu cette pensée, c’est comme ça que j’aurais formulé mon exigence : « mise en place du matriarcat ». La fin du patriarcat, c’est la fin de la domination masculine, la fin des rôles attribués selon le sexe. C’est donc l’obtention d’une réelle mixité femmes/hommes dans toutes les activités humaines. Et, pour moi et beaucoup d’autres féministes, c’est même la remise en cause de tous les autres rapports de pouvoir, afin d’obtenir d’égales libertés entre les personnes, qui qu’elles soient.
Elle écoute avec intérêt. Le post-it est conservé. Il sera même retenu comme le sommet de la hiérarchie des exigences formant le plaidoyer formulé dans l’exercice du lendemain. Ce lendemain, vous travaillerez même ensemble à l’écriture du texte. Elle te confiera que l’échange de la veille a été une véritable prise de conscience pour elle. Soulagement en ce qui te concerne.
Cet échange te reste en mémoire, parce qu’il exprime à la fois un grand malentendu et un manque d’imaginaire, qui peut être le terreau de la peur. Tu devrais sans doute participer davantage à la création d’un imaginaire collectif sur une société délivrée du patriarcat. Car en même temps, toutes les féministes seraient libérées de l’image fausse et repoussoir qu’a encore ici ou là leur projet de société. Trop souvent, on se contente, pour se figurer un monde égalitaire, de penser un équilibre femmes-hommes dans les rapports de pouvoirs, avec la mise en valeur de femmes aussi puissantes que certains hommes. Comme si mimer les hommes puissants dans leur capacité à exploiter ou à dominer d’autres personnes était le projet féministe par excellence. Ce n’est absolument pas le cas ; ce serait même à la fois triste et terrifiant. La puissance à développer est autre. C’est une puissance relationnelle et émotionnelle, une puissance de création, de la pensée, de la défense de ce qui compte. Elle permettrait de défendre l’ensemble du monde vivant, de lutter contre tout ce qui engendre la logique de l’assujettissement, de l’exploitation, de l’emprise sur autrui et de la destruction.
En attendant de trouver ou d’établir une liste de films ou de livres qui décriraient une organisation sociale féministe, tu rêverais que soit davantage connue l’œuvre merveilleuse de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin (La main gauche de la nuit, Les dépossédés), ainsi que celle plus récente de Wendy Delorme (Viendra le temps du feu). Car ces livres-là t’ont déjà donné l’espoir que quelque chose d’autre est possible.
Cet été j’ai été interpellée drôlement
Par une jeune enfant que je ne connaissais pas
Je marchais seule près d’elle, regagnant mon logement
Entre nous ses deux frères lui emboitaient le pas
Le trajet n’a duré qu’un moment riquiqui
Leurs bavardages et rires formaient le fond sonore
D’un coup elle a dit « Chut… il y a une mamie »
Ma réplique chuchotée a fusé « Pas encore ! »
Puis je leur ai souri d’abord toute attendrie
Qu’en plus elle ait pensé défaillante mon ouïe
Elle s’est figée un peu les grands semblaient gênés
Et tous deux m’ont priée alors de l’excuser
J’ai soudain pris conscience que moi aussi j’ai pu
A une femme inconnue inventer ce statut
La désignant « mamie » par affabulation
L’assignant mère d’abord puis grand-mère sans question
Ensuite j’ai pris conscience qu’à travers ma réplique
J’avais placé mes filles dans le même avenir
Au lieu de « pas encore » qui présume de la suite
Un jovial « Pas que je sache » aurait dû me venir
J’ai rassuré les frères que la honte gagnait
J’ai rassuré la sœur aux sept ans supputés
Vers ma destination j’ai bifurqué pensive
Imputant cette sortie à ma chevelure grise
Depuis que la nature se charge de sa teinte
Ma crinière prend un air d’années accumulées
Mais ce temps et ces litres passés en couleur feinte
Quelle belle satisfaction d’en être libérée
En assumant sereine cette marque du passé
Qui arrive dès 30 ans, dès 50 ou jamais
Ne suis-je pas plus proche de mon humanité
Habiter mieux mon corps au lieu de l’accabler
Refuser les messages fustigeant la prise d’âge
Y voir la liberté
De soi se rapprocher
Mi 2021, ta dernière, alors en fin de 4ème, te fait part de son envie de pratiquer une certaine activité avec plusieurs de ses amies. Elle ajoute « Mais j’ai peur que tu me dises non ».
Tu la rassures d’abord : « Mais enfin, si ça te plait, à moins que cela nuise à quelqu’un (principe de base du féminisme), ou que l’activité en question repose beaucoup trop sur la disponibilité des parents (genre c’est hyper loin, ça bloque plein de weekends et on se transforme en taxi), je ne vois pas de raison valable de refuser… ». Elle te révèle alors qu’elle veut faire du « cheerleading ». Petite leçon en passant : ta fille sait pertinemment que tu n’échappes pas aux préjugés, comme tout le monde, alors que tu ne cesses de les combattre…
Bien sûr, elle perçoit la nécessité de détailler un peu, parce que sa mère non avertie ne voit pas bien de quoi il s’agit. Tu risques bien de confondre avec les performances avant matchs de football américain données par les équipes de pom-pom-girls. Le cheerleading vient bien des Etats-Unis et s’origine dans cette tradition d’encouragement dynamique et chorégraphié des performances masculines annoncées. Tu commences à comprendre pourquoi elle avait peur de ta réaction. Cependant, c’est devenu un sport à part entière désormais, acrobatique et sans équipe à encourager. Si elle s’attendait à des préjugés probables de ta part, c’est que l’activité n’est pas tout à fait pratiquée en mixité. Bien sûr, elle a raison : tu as peur que les stéréotypes pesant sur les filles y soient renforcés. Heureuse de son enthousiasme, tu procèdes à son inscription après t’être renseignée sur le co-voiturage possible avec les parents des copines, et tu te prépares à te confronter à tes préjugés en situation. Son père, lui, partant pour la découverte et rassuré par le fait que sa fille n’allait pas jouer les faire-valoir d’une autre équipe de sport, est plus confiant.
Dès septembre, se mettent en place deux entraînements par semaine… et des séances complémentaires autant que de besoin pour les démonstrations, compétitions et autres rencontres qui viennent rapidement occuper vos dimanches, comme tu le voyais venir. Dès le premier jour, tu apprends que le championnat de France est tout simplement au programme. Ça frotte un peu – tu es plutôt pro-coopération que pro-compétition -, mais tu te prends au jeu, tu découvres un monde, tu observes. Deux démonstrations et plusieurs journées de compétitions plus tard, tu décides de te livrer au dépôt écrit de tes observations et de ton sentiment sur le sujet.
Vous voici donc, parents décidés, accompagnant votre benjamine dans cette année de découverte. Vous voici co-voiturant les trois ados entre parents de trois familles deux fois par semaine. Vous voici sur les routes les weekends de compétition. Vous voici modifiant le trajet pour trouver le gymnase de remplacement quand le gymnase habituel est réquisitionné à cause du grand froid, ou traversant Lyon jusqu’au parc de La Tête d’Or certains jours de séances additionnelles. Quant à votre ado, motivée par les performances visées, les championnats à venir, l’esprit d’équipe et les discours galvanisants des coaches, elle fait subir quotidiennement à son corps – pourtant prédisposé à la souplesse – des étirements et entrainements en tous genres sur le parquet du salon, absorbée par des leçons soigneusement sélectionnées en ligne.
Alors oui, il s’agit d’une activité pratiquée quasi-exclusivement par des filles, toutes vêtues de costumes paillettes choisis par les jeunes coaches très engagées (shorts recouverts de jupes, les rares garçons de l’équipe senior portant une tenue différente, plus sobre et moins ornementée), agrémentés de jolis nœuds sur la tête, avec sourire obligatoire. Toutefois, cette mise en scène ne dure qu’un petit moment au lancement des représentations/compétitions. Car, après la courte présentation dansée chantée criée de l’équipe en lice avec panneaux et pompons pailletés – le tout sur une compil de fond sonore que tu hésites à appeler musique tellement cela s’apparente à du bruit instrumenté -, les accessoires sont déposés dans un coin du tapis et place au spectacle !
Les lieux d’entraînement et de représentation s’éloignent de chez vous. Plutôt que de déposer votre fille au rendez-vous du départ du car, vous décidez de l’accompagner, d’en profiter pour visiter du pays, quelques haltes touristiques étant possibles autour de l’heure du court passage de son équipe. Après Villeurbanne pour une démonstration du club, puis à nouveau pour les sélections des championnats de France, vous prenez la route pour Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne) puis revenez à la Halle des sports de Lyon, et enfin allez à Vichy pour le championnat de France.
Vous observez donc de près cette année-là le sport d’équipe, la compétition, l’engouement des parents habitués dans les tribunes et leur engagement dans les activités bénévoles connexes, l’excitation des performeuses et des plus rares performeurs, l’animation pleine d’énergie de ces journées inoubliables et fortes en émotion. Certains parents sont très équipés pour émettre un maximum de bruit en groupe. Il apparaît évident que nombre d’entre eux ont une vie sociale organisée autour de cette activité. Les enjeux sont énormes pour certaines équipes. Remuée et en colère que des personnes souffrent autant à cause d’un sport, tu assistes à plusieurs reprises à des déversements de larmes que d’inconsolables perdantes ne parviennent pas à tarir en fin de compétition. Toi, ce sont d’autres types de larmes que tu verses lors de ces rencontres. Chaque fois, tu n’arrives pas à arrêter leur montée, puisque tu revis, discrète mais nostalgique, tes 17 ans, passés aux Etats-Unis, quand tu participais aux encouragements des enfants de la famille américaine qui t’a accueillie là-bas plusieurs mois. Les compétitions de natation, matchs de baseball ou de football américain avaient animé nombre de tes dimanches outre-atlantique. Ce fut une étrange découverte que ces montées d’adrénaline, un monde nouveau pour toi qui n’avais jamais pratiqué de sport en club. Les 30 ans qui ont passé, ta fille maintenant en lice, unie à d’autres, ta peur qu’elle souffre de perdre au lieu de se réjouir de participer, ton retour dans les tribunes après toutes ces années… comment contenir ces larmes ?
Retour à Villeurbanne. La première démonstration de cheerleading est bien sûr l’occasion de te livrer à une petite analyse genrée. Opportune déformation professionnelle. La tenue des filles contraste avec la sobriété de celle réservée au rare garçon. Résultat : lui est évidemment mis en valeur, bien au milieu, ce qui attire les regards spécifiquement sur lui tandis que les filles apparaissent en masse, presqu’indifférenciées. L’unité ne semble visée qu’à la seule condition de préserver la différence de sexe.
Assez vite, tu te rends compte que ce sport marque des points qui viennent contrebalancer ces premiers signes d’assignation de genre. La communication de la fédération d’abord, via ses affiches à l’entrée des rencontres, montre la volonté d’attirer les filles comme les garçons dans l’activité. En outre, la diversité des rôles, des placements, des tâches et aptitudes requises dans les performances montre – et les équipes en témoignent – l’accueil possible d’une grande diversité de formes corporelles. Puisqu’il y a les « bases » et les « back » qui soutiennent les « fly », puisqu’il y a les corps légers et les corps forts, les grandes tailles et les petites tailles, les jeunes et les moins jeunes, il y a de fortes chances pour que chaque personne puisse trouver sa place. Quand des garçons sont dans les équipes, et s’ils ont un plus gros gabarit, ils sont sans surprise placés dans les « bases » ou les « back » soutenant les « fly ». Cependant, tu as pu avec plaisir constater l’audace d’une équipe qui avait placé un garçon en « fly ». Pour progresser vers plus d’égalité, il resterait à généraliser cette possibilité puis à encourager de faire soutenir des « fly » garçons par des « bases » filles, scénario que tu n’as pas observé pendant cette année (mais ta fille… si !). Peut-être qu’un mélange banalisé des âges favoriserait cette combinaison. Enfin, en une année, les progrès de ta fille, et plus largement des trois amies débutantes, ont été exponentiels. Elles ont acquis de la confiance en elles-mêmes autant qu’en leurs co-équipières. Elles ont appris à se soutenir entre elles et à évaluer les conséquences d’une défaillance personnelle. La responsabilité de chacune est engagée pour éviter de mettre en danger celle dont on accueille la chute comme celles qui l’accueillent. Elles ont donc vécu l’expérience de tomber d’abord… et appris ensuite à prévenir les chutes de chacune. Elles ont appris la prise de risque et sa maîtrise. Elles se sont dépassées, physiquement, techniquement et mentalement, comme jamais elles ne l’auraient imaginé. La solidarité au sein de l’équipe est une des clés du progrès de toutes, et donc de chacune d’entre elles. Dès que tu les conduis quelque part, tu ressens leur excitation de vivre une aventure collective qui les fait sortir de leur zone de confort, leur envie de mériter la confiance qui leur est donnée dans leurs capacités à se dépasser ensemble. Les films et photos de pyramides humaines s’accumulent, les médailles arrivent, les souvenirs s’enchaînent. De découverte en découverte, d’observation en réflexion, tu étoffes ta culture générale et mets à distance tes réticences et préjugés de départ.
L’année se termine avec le championnat de France auquel l’équipe de ta fille participe grâce à un repêchage suite aux sélections. C’est à Vichy, ville d’eaux, que les épreuves sont programmées. Vous avez décidé de dormir à l’hôtel mais n’avez trouvé une chambre qu’à 45 minutes de là. Le matin, tu visionnes par hasard un court reportage sur les aventures de l’exploratrice Alexandra David-Neel. Tu le regardes avec attention parce que ce nom te dit quelque chose : c’est celui de l’un des gymnases de remplacement de Villeurbanne auquel tu as conduit les trois amies plus tôt dans l’année. La municipalité travaille depuis un moment à mettre en lumière des femmes de valeur. Tu te promets de te renseigner davantage sur sa vie.
A Vichy, vous découvrez le désastre auquel vous avez échappé : des grêlons de la taille de balles de tennis ont dévasté la ville. Les odeurs de charogne vous montent au nez dans le parc où des milliers d’oiseaux morts jonchent le sol au milieu d’un parterre de branches d’arbres brisées. Quelques survivants blessés claudiquent au milieu de leurs congénères sans vie. Les nombreuses verrières sont partout éventrées, les pare-brise des voitures en morceaux, des toitures transpercées. Le championnat de France d’aviron, dont la programmation concomitante explique la pénurie de chambres hôtelières, est annulé à cause des dégâts de la nuit. Environ quatre cents embarcations laissées dehors auraient été endommagées. Vous n’avez jamais vu d’aussi près les effets du dérèglement climatique. Dans ce chaos, la journée de cheerleading a bien lieu et l’équipe arrive quatrième sur huit dans sa catégorie. Elle ne se place donc pas sur le podium mais ce score reste honorable pour une équipe débutante et repêchée aux sélections. Tu verses tes habituelles larmes. Trop d’émotions pour cette journée.
Quelques jours plus tard, tu tombes par hasard en librairie sur Le grand art Journal d’une actrice, un roman d’Alexandra David-Neel, que tu achètes et dévores illico. Parce que non seulement elle était exploratrice, mais tu découvres qu’elle était comédienne, écrivaine et bien d’autres choses encore, comme le décrit la page wikipedia qui la concerne. Une femme qui s’est dépassée toute sa vie et ne s’interdisait aucun domaine.
Quand en découvrant un sport, on a la confirmation de l’immensité des capacités humaines et de l’excitation que procure leur exploration en soi.
Ce récit a également été partagé sur egaligone.org, avec quelques photos 🙂
Mais vous êtes féministe ma parole !, te dit-elle avec un grand sourire mi-poli mi-crispé.
Flûte ! Tu aurais dû anticiper. Prendre rendez-vous, au lieu de démarrer cette discussion sans prévenir devant le portail.
Cela fait des mois que ta fille apprend à lire à l’aide d’un grand classique intitulé Dans la cour de l’école. Il est effectivement intéressant, comme le défend Papa Positive. S’il était père d’une petite fille et pas d’un petit garçon, tu te demandes s’il se contenterait de relever dans son introduction On excusera l’approche genrée avant d’en vanter les autres mérites, et même de l’annoncer comme génial.
Toi tu as trois filles et son contenu te désole.
Ses personnages sont très familiers : la maîtresse, les filles, les garçons. Séparation des sexes bien établie, au cas où les enfants n’auraient toujours pas saisi dans quelle catégorie les adultes les affectent depuis leur naissance, soit depuis environ… six ans ! Couleurs, cartables et fournitures scolaires, activités sportives, placements en classe, répartition de l’espace dans la cour, toilettes, vêtements, jouets, grammaire, danses aux fêtes de l’école avec des tenues spécial filles et d’autres spécial garçons, tout y passe. Si les enfants avaient l’idée saugrenue de se sentir enfant ou élève avant d’entrer dans la catégorie fille ou la catégorie garçon, les adultes se chargeraient de les pousser dans leur case genrée bien étiquetée, en refermant vigoureusement la porte, pour éviter l’échappée belle.
Donc, dans la version en noir et blanc mise à disposition par l’enseignante, il y a les billes noires, pleines, qui sont les garçons. Et puis il y a les billes blanches, les filles. De fait celles-ci paraissent vides, puisque cerclées de noir, avec fond blanc comme le reste de l’image. Pas très heureux pour les filles, d’être considérées comme des coquilles vides, relativement aux garçons. Ça démarre plutôt mal. Séparation et hiérarchisation. On y est. En plein dans la hiérarchie de la différence décrite par l’anthropologue Françoise Héritier. Une recherche sur internet te conduit à des versions en couleur de l’album (et au gros succès de l’album dont une édition affiche plus de 80000 exemplaires vendus en plus de 20 ans…) : on a sans surprise du rose et du bleu.
Retour à notre album noir et blanc. Sur une planche, une bille noire est seule parmi des blanches. La légende indique au garçon qu’il s’est égaré et trompé de place. La maîtresse lui commande de réintégrer son groupe, celui des garçons. Qu’un garçon se mélange à des filles est donc présenté comme une erreur de sa part… C’est l’adulte qui le suggère, et plutôt clairement, sans équivalent pour une fille qui s’aventurerait chez les garçons. Effets possibles : stigmatisation du garçon qui ferait un tel faux pas, par extension infériorisation des figures féminines voire du féminin. Quelques années plus tard, tu écouteras un homme travaillant en crèche témoigner du regard méprisant des autres hommes sur son métier. Une voie d’égarement pour un homme. Car il est bien indiqué à la bille noire le droit chemin à suivre : le petit garçon doit socialiser dans sa catégorie de sexe. Peut-être même que son jeune lecteur interprètera l’image en infériorisant ou rejetant le groupe des filles. Et qu’il sera légitimé dans son rejet, sait-on jamais. Dans l’album, nulle injonction de cet ordre dans la situation inverse.
L’enseignante t’écoute argumenter. Puis elle te précise dans la perspective de te rassurer que ce livre esttrès bien: il est recommandé par l’Education Nationale (certes, il y a par exemple un livret pédagogique en ligne pour une exploitation en maternelle). Personnellement, tu ne vois pas clairement le gage de non sexisme, étant donné le nombre de manuels scolaires très inégalitaires qui sont passés entre les mains de tes enfants. Tu le lui dis. Et puis l’école est supposée former à l’esprit critique, non ? C’est à ce moment-là qu’elle conclut à ton positionnement féministe, qui lui semble étonnant, ou inadapté, voire extrémiste. Alors, avec sans doute un brin d’impertinence, mais sur un ton courtois, tu lui réponds : Mais bien sûr que je suis féministe, puisque le féminisme, c’est l’action en faveur de l’égalité des sexes. Et je suis sûre que vous aussi, vous l’êtes, et c’est même une de vos missions éducatives, puisque dans les textes de l’Education Nationale, l’école œuvre en faveur de l’égalité des sexes. C’est un principe constitutionnel d’ailleurs, donc il ne devrait pas être inquiétant, au contraire. Les listes d’ouvrages recommandés datent un peu, et ce critère n’a pas encore été intégré, voilà tout.
Tu apprécies beaucoup cette enseignante, tu sais qu’elle est très compétente. C’est même pour cette raison que tu t’es permis de lui livrer tes réflexions. Elle en fera quelque chose, tu en es convaincue.
Tout de même, dans le cadre de l’école républicaine mixte, c’est assez étonnant de véhiculer des discours symboliques favorables à la séparation des sexes (et à la hiérarchisation, ce qui peut nous faire faire un détour par les règles de grammaire inégalitaires toujours en vigueur). On pourrait te rétorquer que cet album est une occasion de parler mixité des sexes. Sauf que les exploitations pédagogiques présentes sur internet ne vont pas dans ce sens. Le message, dans ce petit album a priori inoffensif, en plus de s’adresser ouvertement à un lecteur (« parfois je suis tout seul »), prône une socialisation masculine et non réellement mixte. Or, elle est le terreau de la reproduction d’une culture de la domination des femmes par les hommes. Armée, police, pompiers, BTP, lycées ou milieux professionnels à dominante masculine, sport de haut niveau, classe politique, etc. On sait très bien que dans une société inégalitaire, l’entre soi des personnes dominantes – ici, les garçons socialisés dans la fraternité des Boys’clubs – nourrit la domination du groupe des personnes dominées – ici les filles. On pourrait utiliser le critère de la couleur de peau, et on verrait très bien la ségrégation, donc le racisme.
On pourrait bien te rétorquer Mais ce n’est qu’un album pour enfants ! Vous croyez ? Un petit album de rien du tout ingurgité appris remâché récité régurgité lu tous les jours pendant des mois. Pas vraiment une broutille à l’échelle du cerveau d’une gamine de six ans.
Depuis que tes yeux sont ouverts sur la reproduction des inégalités, tu voudrais que tout le monde voie ce que tu vois. Depuis que tu as des enfants, tu rêverais qu’entre ta génération et la leur, il n’y ait plus rien à remarquer sur le sujet.
« Non, ce n’est pas le moment pour un tel projet, tu feras ça quand tu seras vieille ! ». La réponse de ton label aurait pu te clouer le bec, mais non. Heureusement, car ce moment que tu vis, tu le dois à ton obstination. Et à ton immense besoin de définir toi-même ce que tu veux faire de ta vie.
Le concert touche presque à sa fin. Sur la scène de l’auditorium de Lyon, tu es là, vibrante et émue, assumée, entourée de tes huit comparses. Le public exulte. Il est bouleversé par la folie du spectacle, par l’audace de ce que vous avez proposé. S’il est habitué des lieux, il n’a sûrement jamais vu ça dans une représentation classique. Grâce à un léger éclairage qui te permet de communier avec ton public, vous voyez dans le somptueux hémicycle des zones entières se lever tour à tour. Les applaudissements n’en finissent pas. Huit violoncellistes, trois hommes et cinq femmes, ont finalement accepté de te suivre dans l’aventure risquée que tu leur proposais. Tout acoustique. Des reprises. Une mise en scène et des éclairages poétiques et ésotériques. Un usage éclectique et insolite de l’unique instrument, présent en huit exemplaires. Un accompagnement sur scène qui éloigne les instrumentistes de leur chaise, transformant leur jeu, convoquant leurs corps. Tout en émettant des sons de toutes sortes avec leur formidable violoncelle, ils et elles se déplacent, te suivent, se lèvent, dansent, se fondent dans les mises en scène de ce spectacle vivant.
Tu en avais rêvé. Tu l’as fait. Exaucer soi-même son vœu, malgré les obstacles et les découragements, quel pouvoir merveilleux. Finir par exercer la souveraineté de soi. Quel doux sentiment procure l’accomplissement de ses désirs profonds. Au départ, tu n’étais pas très bien partie dans l’exercice de la liberté. Tu as plutôt excellé dans celui de l’obéissance. Avec un père militaire, tu étais à bonne école. Chanter ? Tu n’y penses pas ! Ce n’est pas un métier ! Un bout de vie de renoncement plus tard, tu as fini par te décider… donc par t’opposer. L’âge adulte avait un peu tardé à arriver. Il implique quelquefois de prendre des risques. Qui a envie de déplaire à qui nous aime, malgré sa distillation de conseils et de maximes, de découragements et d’empêchements, ne voulant évidemment que notre bien ? Or la liberté, c’est de parvenir à faire ce que l’on a décidé. Quand tu te l’es enfin formulé, face au besoin irrépressible qui t’animait, tu as multiplié les démarches, trouvé enfin un label – il en suffit d’un -, été embarquée dans un tourbillon de tournées à succès, de scènes enflammées, en parallèle d’une première maternité. Et l’épuisement t’a rattrapée, t’acculant à tout stopper.
Et puis, peu à peu, ton arrêt total n’a plus été si total. Il est devenu une pause quand tu t’es rendu compte que chanter t’était vital. Tu redémarres alors, mais à tes conditions, et tu évoques ce projet qui te trottes en tête depuis un moment. Cette réponse-censure de ton label te rappelle bigrement quelque chose, arborant son air de famille avec la censure paternelle. Alors, puisqu’il a lui-même annoncé sa condition de l’exercice de ta liberté, tu lui réponds « S’il faut être vieille pour être libre, alors, considère que je suis vieille ». Bille en tête, avec ou sans lui, tu mèneras ton projet à bien.
Pendant que tu fais ce récit à ton public lyonnais, salle éclairée comme lors d’un final alors que tu clôtureras ton incroyable et émouvant spectacle avec plusieurs chansons de ton répertoire, tu fais émerger une question chez moi, qui étais debout dans la salle : en tant que femmes, ne devrions-nous pas revendiquer, comme une aspiration profonde, d’être bientôt, ou assez, ou déjà vieilles ? Cette société du jeunisme veut nous faire connaître l’âge « mûr », puis la vieillesse, le plus tard possible, nous faisant passer des complexes du poids ou du poil à ceux des rides, nous mettant en tête qu’il faudrait pleurer la triste fin annoncée de la sexualisation de nos corps, nous exhortant à vivre d’abord dans le service, le soin et le regard des autres. Elle nous aspire, au moins jusqu’à la ménopause, dans des rôles sociaux cumulés et épuisants, souvent peu questionnés, puis espère sans doute que nos états dépressifs qui pourraient en découler viendront enrichir les marchés lucratifs de la santé mentale et de la chirurgie esthétique. Pourtant, prendre de l’âge est une avancée possible vers la liberté et vers la prise de décisions personnelles et émancipatrices. Cette période d’éventuelle libération de temps, de cheveux souvent blancs et de peau assurément ridée, fait peur à qui veut nous faire douter de nos rêves ou de nos capacités, ou nous mettre sous sa coupe, comme le décrit Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes (La Découverte, 2018). Le double enjeu est d’apprendre tôt à suivre nos voix intimes et donc à faire nos propres choix, tout en n’appréhendant plus le temps qui passe.
A nos jeunes sœurs trop souvent infantilisées, comme à nos vieilles sœurs qui font encore peur, j’ai envie de dire, en référence à l’insolence posée et inspirante d’Imany, « Nous sommes toutes vieilles, nous sommes toutes libres ».
Tu n’as jamais vraiment aimé qu’on t’offre des fleurs… Pourtant, il y a vingt-cinq ans, pratiquement jour pour jour, tu as feint le contraire. Car l’intention était manifestement belle. Sur le moment, tu as craint de froisser leur expéditeur.
Il t’a dit « ça t’a fait plaisir, les fleurs ? ». Tu as répondu maladroitement, après une hésitation mal dissimulée, « ça fait toujours plaisir de recevoir des fleurs… ». Vous appreniez à vous connaître. Le chapitre des fleurs n’était pas encore ouvert. Et ta réponse fut tout sauf sincère. Mensonge flagrant, il en a pris bonne note. Pendant les vingt-cinq années qui ont suivi, il ne t’a plus jamais fait livrer de fleurs. Le présent qui te plait à toi, c’est du temps. Un moment de qualité. De l’échange, de l’écoute, une sortie, un instant partagé. Ou un bon livre, des graines à semer, du thé… ou du chocolat à partager. Rien à voir avec des fleurs coupées.
« Maman, pourquoi tu n’aimes pas les fleurs ? », t’a demandé ta benjamine. Sa question t’a fendu le coeur… Bien sûr que tu aimes les fleurs ! Celles qui vivent au bord du chemin ou dans un jardin, celles dont personne n’a eu l’idée de les couper au raz du pied… Ce sont les fleurs cultivées, coupées, vendues, empaquetées, enrubannées puis délivrées que tu ne sais pas apprécier.
Première raison. Une fleur coupée, une fois offerte, amorce sa dégringolade. Elle entreprend de se faner, ses pétales échouant un à un sur la table… jusqu’à décéder, tranquillement, au milieu du salon impuissant. Passage après passage, lorsque tu traverses la pièce où elle trône de moins en moins fièrement, la fleur sombre dans la flétrissure, le vieillissement prématuré, l’agonie organisée. Elle te témoigne de sa fin programmée, son malheur se traduisant par un renversement des senteurs. Au départ l’odeur est agréable ou entêtante. Puis l’eau devient malodorante, croupie prématurément en cas d’oubli. Car c’est bien à la personne destinataire que semble incomber le soin quotidien du bouquet, le vain prolongement de son existence amputée.
Voici la deuxième raison de ton désamour instinctif pour le bouquet fleuri. Car enfin, la personne qui les offre tient le beau rôle ! Elle s’arrête souvent au lever de rideau : les humer, les choisir dans le magasin tant qu’elles sont fortes et belles, vivantes et odorantes, pleines d’ardeur, fraîches du jour. Les voici alors dans un vase de taille adaptée que tu dois trouver… après avoir remercié pour l’évidente attention. Puis vient l’enchaînement au bouquet. La qualité du soin apporté garantira sa durée, ralentira sa flétrissure. Chaque jour, tu devras veiller à l’alléger, l’équilibrer, le réassembler, l’équeuter pour en allonger un peu la durée, lui offrir une eau fraiche renouvelée, bref, le soigner pendant son inéluctable dessèchement, son pourrissement orchestré par le geste chevaleresque. Puis, le jour de la fin, tu devras en finir avec le reste de l’assemblage originel. Mise au compost, puis lavage et rangement du vase abandonné. Le cadeau consommable, éphémère et légèrement empoisonné – quelquefois un sachet de je-ne-sais-quoi est joint pour prolonger la survie florale – te propulse en activité de soins intensifs et palliatifs. Tenez madame, une semaine de soin complémentaire dans votre emploi du temps, ça vous dit ? Et gare à l’oubli, car la culpabilité est une bonne amie… Ces fleurs étaient si belles et vous n’en avez pas pris soin ? Le geste était si plein d’amour, si gentil, si romantique… C’est si charmant d’offrir des fleurs à une femme.
Et voici la troisième raison qui pointe son nez, l’attention genrée. L’évidence de son inhabituelle réciprocité. A moins que tu ne te décides à offrir des fleurs coupées aux hommes de ton entourage… Ce serait une belle idée d’étudier l’effet d’une telle initiative… Tu te promets d’essayer, pour l’égalité, mais aussi pour tester la façon dont les fleurs coupées peuvent s’offrir dans la joie du cadeau non empoisonné.
Car émerge enfin la quatrième raison qui de fait est sans doute la principale. Au fond, lorsqu’il s’agit d’un bouquet de branches de lilas du jardin, leur dégringolade annoncée ne te procure aucune gêne… Et puis ça sent si bon, le lilas… D’ailleurs tu le crée de temps à autre ce bouquet, pour agrémenter la maison un jour de taille. Non, ce qui te pique par-dessus tout, ce sont les effets dévastateurs du marché de la fleur. Ainsi que sa méconnaissance générale. La jeune entreprise à mission Fleurs d’ici (créée en 2017), qui réunit des « horticulteurs et fleuristes de proximité, afin de proposer des fleurs garanties 100% locales, de saison et en circuit court », indique qu’en France, 9 fleurs sur 10 sont importées en avion. Grâce à la revue lyonnaise Silence du mois d’octobre 2021, qui a consacré un dossier passionnant au marché des fleurs, tu as découvert des pratiques et des données qui t’ont révoltée. La production française est insuffisante pour répondre à la demande locale. Il faudrait donc en soutenir une version respectueuse des saisons et de la biodiversité… Mais les terres sont hors de prix et les aides financières ne sont apportées qu’à des projets de production agricole et non horticole… Et si on s’intéressait massivement à ce secteur pour mieux l’organiser, dans une démarche de Slow Flower, comme le souhaite le réseau Fleurs d’ici ?
La prochaine fois que tu offriras des fleurs à une personne qui les aime, homme ou femme, et si ton jardin n’en est pas assez pourvu, tu choisiras donc un ou une fleuriste qui vend des fleurs locales et de saison. Ne t’inquiète pas, tu trouveras, puisqu’il y a un annuaire créé pour ça, par le collectif de la fleur française. Et puis tu pourrais plus souvent rassembler les tailles du jardin en bouquet.
Reprenons.
Qui te connaît bien ne t’offre pas de fleurs coupées.
En tout cas pas celles achetées sans considération ni de leur provenance, ni des conditions de leurs production et conservation…
En revanche, les branches fleuries extraites exprès, ou encore de jolies chutes de tailles ou de tonte manuelle de fleurs de prairie, bonne idée.
Une plante en pot qui va durer voire être plantée, bonne idée aussi.
Des fleurs livrées par le réseau Fleurs d’ici… pourquoi pas ?
Finalement, dans certaines conditions, tu aimes certains bouquets, voire certaines fleurs coupées.
Tu te promets d’abord de bien choisir celles que tu pourrais offrir.
Et puis de fleurir davantage le jardin et d’y piocher de temps à autre, pour qu’il déborde à l’intérieur.
Dans ces conditions-là, d’apprécier l’éphémère et le soin nécessaire.
Après tout, des bouquets, tu en peins quelquefois, avec soin également.
Seulement tu t’imagines, à travers ce soin-là, quelque chose de bien différent…
Car alors, tu penses avoir une prise sur le temps.
« Je pense que Monsieur T., qui a pris suffisamment connaissance du dossier pour en faire la présentation, pourra lui-même répondre à votre question. » C’était plus fort que toi, les mots sont sortis tout seuls. Tu viens de te venger et c’est jouissif.
Ton responsable se trouve si démuni, ne sachant que répondre au regard que le consultant-auditeur vient de déplacer de toi à lui, à cause de toi. Toutes les personnes présentes savent très bien, le consultant le premier, qu’il n’est pas en mesure de répondre. Mais c’est lui qui vient de changer les règles du jeu. En prenant soudainement en main la présentation des avancées de ton projet. Des jours que tu consolidais ces résultats. La veille, il t’avait demandé de les lui commenter, pour se mettre au courant du dossier. Ce que tu avais fait, en toute naïveté. Informer son chef c’est normal. D’autant qu’il vient d’arriver. Et puis soudain, en entrant dans la salle, tes transparents à la main, tu le sens s’approcher de toi et te les dérober d’un geste leste, puis prendre place devant le vidéoprojecteur et reproduire tant bien que mal ce dont il se souvient de tes commentaires de la veille. Dépossédée de tes papiers autant que de ton rôle, tu prends place autour de la table. Quel culot ! Moutarde montée au nez impossible à cacher. Des mois que tu te charges personnellement et à chaque fois de ces présentations auprès de l’auditeur, c’est ton dossier quand-même ! Et lui, en place depuis à peine quelques semaines, qui te passe devant comme ça, sans se douter qu’après il y aurait des questions ? Il aurait simplement pu te demander la veille la possibilité de présenter le dossier, ou bien de partager la présentation… Mais non. Il te met devant le fait accompli, face à toute l’assemblée.
Tu lui avais pourtant déjà laissé entendre que tu utiliserais ta marge de manœuvre. Que tu résisterais aux tentatives de dévalorisation de ta place, de ton travail ou de toi-même. Lors de la première réunion à laquelle tu avais participé avec lui, il t’avait immédiatement demandé de prendre des notes. Une seule femme, jeune, au milieu d’hommes, tous plus âgés. Ta réponse avait été ferme et constructive : « tout le monde ici possède un bloc notes et un stylo, je ne vois pas pourquoi je serais plus apte que quiconque en la matière. » Et tu lui avais proposé d’inviter sa secrétaire à le seconder pour que tout le monde gagne du temps pour ce compte-rendu.
Tu as vingt-deux ans et lui au moins cinquante. Il a peur pour son poste mais pas toi. Ta mission a une fin et tu comptes bien trouver ailleurs. Espoir d’un endroit moins sexiste. Rien à perdre. Pourtant, au fond de toi, tu sens que ce que tu viens de faire est très petit. Tu viens de faire l’expérience de la mesquinerie.
« Mais enfin, c’est incroyable de faire une telle différence ! » Tu ne peux pas t’empêcher de commenter ce qui vient de se passer. Ton inconnu de voisin, dans la petite bousculade du repli commandé vers les gradins, en profite.
C’est tellement invraisemblable. Ce sont des hommes, alors il faut se pousser, les laisser occuper toute la patinoire, leur laisser la voie libre, et s’écarter pour qu’ils ne blessent personne. Parce qu’ils pourraient blesser quelqu’un, eux, à cause de leur puissance, à cause de leur vitesse, à cause de leur performance. Mais attendez… on parle de celles qui font d’eux naturellement des hommes ou de celles qu’on leur permet de développer en demandant à tout le monde de se pousser ?
Le moment de vitesse en est à sa troisième étape. Il va crescendo apparemment. Et par catégorie. D’abord on appelle les enfants. C’est familial. D’ailleurs, les membres de la famille restent au bord ou leur donnent la main. Puis vient le temps des femmes, appelées à montrer de quoi elles sont capables. Elles, personne ne leur donne la main, mais tout le monde peut encore rester au bord de la piste. Parce qu’apparemment, elles ne risquent de blesser personne, elles. Certaines sont très rapides pourtant, mais qu’à cela ne tienne : elles ralentiront d’elles-mêmes en voyant le danger de collision s’approcher. Ensuite, et bien… les choses sérieuses peuvent commencer. L’annonce change littéralement de registre et de ton. Quelque chose comme « merci à toutes les personnes qui ne patinent pas de sortir de la piste et de rejoindre les gradins, le moment des hommes est arrivé » ! Apparemment, tout le monde n’attendait que ça. Car avant, c’était le temps de la gnognote.
« C’est normal madame, si les hommes devaient faire attention à blesser personne, ils pourraient pas aller à fond. Il vaut mieux que tout le monde sorte de la piste ! »
Ton tour arrive, présentation rapide. Prénom, métier dans l’Université. « Florence, maître de conférences en sciences physiques ». Tu ne sais comment interpréter le léger bruissement et les regards croisés qui suivent ta prise de parole dans la salle.
Tu penses : « Peut-être suis-je le seul enseignant-chercheur ? ». C’est en effet très rare que tu croises autant de personnels différents lors d’une formation. Vous exercez dans l’enseignement bien sûr, mais aussi dans la maintenance ou l’entretien des locaux, les services administratifs. Non… cela ne semble pas être la raison : un enseignant-chercheur en mécanique est également présent. Si vous n’êtes que des volontaires, c’est que le sujet vous intéresse. Il s’agit de questionner le genre et les stéréotypes dans la société, mais aussi dans l’Université, engagée dans une démarche de labellisation Egalité et Diversité. L’intervenante aborde le sujet grâce à plusieurs entrées, fait participer l’assemblée sur chaque thème, puis s’arrête sur le langage et sa portée symbolique. Un participant aborde le sujet de la féminisation ou de la masculinisation des fonctions et noms de métiers. Par exemple, si on parle peu des infirmiers, mais beaucoup des infirmières, peu d’hommes vont se projeter. Idem pour les sagefemmes. L’intervenante confirme l’intérêt de parler des soins infirmiers avec les deux genres grammaticaux pour aider les garçons autant que les filles à s’identifier et donc à se projeter. Elle rappelle en revanche que le mot sagefemme signifie la connaissance du corps des femmes, donc ne dit rien du sexe de la personne qui officie, même si le mot maïeuticien a été proposé pour les hommes. Tu te rends compte alors que tu n’as jamais questionné ton titre d’enseignant-chercheur ou de maître de conférences. Bien sûr, autour de toi des femmes revendiquent le féminin. Mais cela t’a toujours semblé anodin, un combat secondaire, apportant raillerie et discussions infécondes. Tu es arrivée là, c’est donc possible… Et puis l’appellation masculine te semble plus valorisante. D’ailleurs, certaines romancières tiennent à se faire appeler « écrivain », parce qu’ainsi elles se sentent mieux considérées… Tu commences pourtant ce matin à envisager les choses autrement. Ne pas être respectée parce que désignée femme dans son métier. L’être davantage quand le métier est exprimé au masculin. Se fondre ainsi dans le masculin valorisé. S’éloigner de soi pour se sentir quelqu’un. Participer ainsi, à son échelle, à l’invisibilisation, donc à l’infériorisation du féminin.
Quand vient à nouveau ton tour pour faire le bilan de la matinée, tu annonces que ta première action en sortant sera la modification de ta signature de courriel. Tu es « une maîtresse de conférence, enseignante-chercheuse » et fière d’être une femme. Un participant s’exclame alors, souriant : « Tout à l’heure, je n’ai pas osé vous interpeller, mais j’étais si étonné par la façon dont vous vous êtes présentée ! »
Gloria Steinem, dans son autobiographie Ma vie sur la route[1], raconte qu’une hôtesse de l’air, longtemps persuadée que le métier de pilote n’était pas fait pour les femmes, a changé d’avis après avoir compris la façon dont une société favorise la haine de soi chez les catégories discriminées. Elle savait dorénavant d’où venait son manque de confiance en elle et ne voulait pas transmettre cette haine de soi à ses enfants. L’expérience de Whitney Young, un militant des droits civiques, avait été un déclencheur pour elle, précise Gloria Steinem : il avait « avoué avoir eu un mouvement de recul involontaire le jour où il était monté à bord d’un avion en Afrique en découvrant que le pilote était noir. Il avait alors pris conscience de la haine de soi qu’il avait intégrée simplement en grandissant dans une culture raciste ».
Comparer les effets du sexisme et ceux du racisme sur les personnes discriminées a tout son intérêt.
[1] Gloria Steinem, Ma vie sur la route. Mémoires d’une icône féministe, HarperCollins, mars 2019