Ta mère est chaque fois contrariée. Chaque fois qu’elle
raconte cette histoire. Tu l’entendras à plusieurs reprises. Et ton père, qui
prend ce petit air amusé quand elle se met en colère… L’anecdote est un peu
associée à ta naissance. En tout cas, c’est ainsi que tu en prendras
connaissance. Un jour, tu demandes comment tes parents ont changé de travail à
deux et déménagé à des centaines de kilomètres, quand tu avais à peine trois ou
quatre mois. Ta mère avait déjà trouvé un poste à Lyon et allait être mutée.
Ton père avait cherché et trouvé facilement l’année précédente dans une nouvelle
entreprise. Un peu trop tôt cependant, en regard de la date prévue de ta
naissance. Donc il les faisait attendre, cherchant éventuellement un autre
poste qui collerait au calendrier professionnel de ta mère… Donc, un an après
sa première candidature, il se rend à nouveau au service des ressources
humaines de l’entreprise intéressée par son profil, pour un autre poste. Et là,
il tombe sur une jeune femme, la trentaine, qu’il ne connaît pas. Elle lui
demande pourquoi il veut venir à Lyon et à cette date-là en particulier. Ton
père répond alors qu’il suit sa femme, qu’elle démarre dans quelques semaines à
Lyon. Son interlocutrice en lâche presque son stylo, lui fait un grand sourire,
impressionnée, et le félicite parce que « C’est
rare, ça, un homme qui suit sa compagne ! ». Et il a eu le
poste. C’est ton père. Un héros des années 2000. Grand sourire amusé en
rentrant. Encore plus amusé quand l’histoire est racontée avec les intonations
outrées de ta mère. Parce qu’en ce qui la concerne, quand on observe son même
parcours géographique, la question qui lui est posée en entretien, c’est plutôt
: « Vous avez bougé chaque fois pour suivre votre
mari ? » Et l’on s’attend avec résignation à ce qu’elle réponde « Oui ».
Puis à devoir évaluer les risques que l’employeur prendrait en aménageant une
place à une salariée qui lâchera probablement l’équipe à la moindre velléité de
bougeotte professionnelle de son mari.
« Le poids
des représentations, des mentalités, des habitudes sociales et de la
répartition statique des rôles joue à plein dans cette maternité si normale et
si problématique à la fois. Les employeurs ont une responsabilité dans les
discriminations qui entourent la grossesse, mais elle est aussi celle de
l’Etat, de l’Education et des parents eux-mêmes qui véhiculent des modèles de
couple parfois bien loin de la « femme libérée ». »
Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.
Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une
nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans
le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées
le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des
conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner
tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas
l’impression que c’est intéressant. » Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que
depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne
l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta
journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que
c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas
besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je
faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en
faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à
faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton
sommeil. » Tu soupires,
tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre
garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de
fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir
visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos
accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.
Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.
« 96% des
gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses
enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux.
Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au
point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un
exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en
toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux
vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs
pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à
92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre,
nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude
des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère
? »
Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]
Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement
anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule
miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix
jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles
sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes
encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital
dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de
différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et
lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications.
Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes
tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les
piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande
de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que
peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens
impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite
apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une
éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet.
Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le
long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de
bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la
vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les
vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s.
Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre
aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui
as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?
Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail,
appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un
peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras
tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui
va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez
de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez
sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de
prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite.
Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle
a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela
douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste.
Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à
dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un
change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.
Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise,
participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère,
ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que
vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de
paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est
une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment
allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la
porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement
l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le
tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain
et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend
nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse
aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ?
Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu
poses cette question. « Je ne sais pas,
répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle
ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance
ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en
prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens
soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous
occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin
d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête
avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée,
de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option –
merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les
portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune
père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les
soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour
qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est
extraordinaire.
Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours
pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou
d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce
domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque),
parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert).
Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes
persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la
matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise
d’endosser LA responsabilité maternante (toute
entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont
s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur
place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance
persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés),
d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures
d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1].
Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque
chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.
« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales
tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité
a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit
pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de
l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la
parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des
hommes. »
Embauchée depuis quelques mois dans cette grande entreprise publique, tu participes à une rituelle Formation nouveaux entrants, sorte de séminaire d’intégration entre dernières recrues. Tu parviens la veille au soir sur le lieu de regroupement après quatre heures de transport. C’est l’heure de dîner. Vous vous êtes donné rendez-vous avec un juriste tout jeune diplômé qui vient d’intégrer ton unité et que tu as pu apercevoir une fois ou deux. Vous avez à peu près le même âge. Table ronde, nappe blanche, ambiance un peu guindée. La salle est quasiment vide, ce sera un tête-à-tête. Les autres arriveront sûrement le jour-même. Vous faites connaissance et c’est assez sympathique pour commencer. Il te parle de lui, de sa compagne, de leurs études faites ensemble. Il s’est dirigé vers le droit en entreprise, elle prépare le concours pour devenir avocate. S’ensuit un dialogue qui te marquera longtemps. L’entreprise mentionne son exigence de mobilité pour les cadres dans la lettre d’embauche, alors comment envisage-t-il la suite ? Il étudiera les propositions de mobilité… Pour l’instant, rien n’est encore défini professionnellement pour elle, puisqu’elle n’a pas passé son concours, et puis leur projet d’enfants n’est pas encore en route… Il ajoute « Après notre mariage, je lui donnerai le choix de travailler ou pas. Ce choix lui appartiendra. Elle ne sera pas obligée de travailler. En tout cas moi je ne l’obligerai pas. Je travaillerai suffisamment pour qu’elle puisse faire ce choix-là. » Et de te regarder avec un air entendu, signifiant sa louable générosité.
Il est nécessaire ici d’aller à la ligne pour exprimer – un
peu – la prise de distance qu’il te faut à cet instant pour rester calme. Il
s’est apparemment instauré détenteur de la liberté et offre d’en distribuer des
jetons à sa compagne bientôt mariée. Tu tentes – avec le plus de douceur
possible alors que cela t’est extrêmement difficile – quelque chose proche de
« Tu lui DONNERAS le choix… De quel royaume es-tu le
roi pour accorder ainsi tes faveurs à tes sujets ? ». Il ne
saisit pas pourquoi tu le prends comme ça – si mal. Ils voudront des enfants et
en auront c’est sûr… Donc c’est mieux si elle a le choix. Bien sûr. Tu lui
expliques que la pensée qu’il estime si généreuse peut s’analyser notamment
avec un petit exercice de renversement des rôles. « Imagine que ta future femme (le mariage
s’avère proche il te l’a dit) soit là à ta place, annonçant à un de ses
collègues que son très prochain mari – qui de surcroît passe le concours
d’avocat – aura le choix entre travailler ou pas, qu’il aura vraiment le choix,
qu’elle ne l’obligera pas à travailler… Qu’en penserais-tu ? Quel serait ton
sentiment ? » La réponse fuse, péremptoire, d’une évidence absolue :
« C’est pas pareil ! ». Tu ne
parviens pas à te faire comprendre ce jour-là. La conversation glisse vers d’autres
directions, moins personnelles. Tu te demandes comment une telle condescendance
est possible, comment elle peut s’installer dans un couple qui étudie la même discipline – le droit ! – et qui
partage un niveau de diplôme équivalent. Tu te demandes si sa compagne approuve
cette parole-là. Si le point de vue de ce jeune homme est banal ou marginal. Ce
que cela présage de la future répartition des tâches et des rôles lorsque la
famille s’agrandira… Et aussi ce qu’on enseigne en droit… En tout cas pas que
depuis 1965 les femmes peuvent travailler sans en référer à leur mari. Tu te
demandes si on ne devrait pas ajouter systématiquement aux cursus juridiques des
enseignements de sociologie et de l’histoire des droits humains – droits des
femmes compris. On y apprendrait que l’histoire des droits et libertés des hommes
et celle des femmes ne coïncident pas sur la frise du temps, et que leurs
droits actuels ne se superposent toujours pas, dans une bonne partie des
couples du moins.
Quelques années plus tard, tu te familiariseras avec le vocabulaire utilisé par les sociologues pour décrire ces rôles traditionnels auxquels nombre de couples se conforment encore : le male-breadwinner (l’homme qui rapporte l’argent du ménage) et la mother-caretaker (la mère qui prend soin). Ces rôles se transposent dans le travail, leurs pourfendeurs et pourfendeuses glissant agilement leurs représentations sexuées dans leurs jugements sur les possibilités de départ en congé, de prise de temps partiel, d’orientation professionnelle ou de promotion des uns, des unes et des autres. Tu rédigeras aussi une synthèse du formidable ouvrage de Dominique Méda Le temps des femmes, à l’occasion d’une salvatrice reprise d’études en Droits Humains.
Et tu te rendras compte bien plus tard, en relisant ce passage,
qu’est mise en scène, dans cette situation ordinaire que tu viens de relater,
la persistante masculinité de privilège.
« A la solidarité des clubs d’hommes et
au manque de modèles féminins s’ajoutent les attitudes hostiles à l’égard des
femmes, dissuadées de réussir ou même de travailler lorsque leur mari gagne
bien sa vie. (…) La masculinité de privilège a encore de beaux jours
devant elle. »
Les situations a priori banales, anodines, pour certaines
répétées, parfois micro-violentes mais tellement significatives, méritent toute
notre attention. Leurs récits nous aident à mettre à jour nos croyances limitantes. Et à déceler les ressorts de
nos enfermements. De nos douleurs aussi. Et parfois les issues une fois mises
en lumière. J’en suis convaincue grâce à ce que j’ai observé et appris sur l’être humain et sur
nos empêchements sociaux lors des formations que j’anime depuis plusieurs
années. Grâce aussi à la perplexité, parfois à la sidération, souvent au
sentiment de révolte qui m’envahissent lorsque je surprends, que j’écoute ou
vis des atteintes à la dignité, fussent-elles d’une taille microbienne.
Justement parce qu’elles sont estimées minimes, ordinaires… donc acceptables.
‘Ça ne doit pas t’atteindre’. ‘Tu oublieras’.
‘Ce n’est pas bien grave’. ‘Tu en verras d’autres’. ‘Tu dois te renforcer’. ‘Te
construire une carapace’. ‘Tu es trop sensible’. ‘Tu es hypersensible’. ‘Tu ne
devrais pas te mettre dans un tel état’… Si, je dois ! C’est mon
devoir d’être humain ! De le rester. De mettre à distance la contagieuse
résignation. La somme des accrocs, des éclaircies et des indignations peut
changer un parcours de vie. Elle peut mettre sur la voie d’une psychothérapie
individuelle. Peut se terminer par un drame. Ou par un éclat. De larmes, de
rire, de voix, de hargne. Ou une œuvre, une mission, une intention. De
résilience, d’humilité, d’empathie, de bienveillance. Peut nourrir l’écriture
d’un journal, d’un livre. Peut changer une organisation sociale. Faire espérer
une émancipation collective. Un doux rêve ?
Alors rêvons en parcourant ensemble des petites histoires de la
vie.
Car c’est précisément dans l’anodin que réside l’important.