#17- 2009 – Toutes choses égales par ailleurs

Ecouter “2009 – Toutes choses égales par ailleurs” en audio

But atteint : 0% !! Epoustouflants progrès. Tu viens de parcourir, ébahie et circonspecte, la nouvelle plaquette de communication qu’a fait éditer le chargé de mission égalité de l’Entreprise. Formidable ! Il n’y a plus d’écart de salaires entre les femmes et les hommes. Le Groupe a fait un excellent travail. La grande classe. Nos efforts ont porté leurs fruits. C’est ce que suggère le document, à moult renforts de constats positifs. Tu es perplexe. Tu n’as en effet rien vu arriver de révolutionnaire qui amènerait les femmes et les hommes à bénéficier de carrières et de droits tout à fait équivalents. Comment une entreprise à dominance technique, qui concentre la minorité de femmes présentes dans les métiers tertiaires, qui en compte si peu au fur et à mesure qu’on gravit les échelons, peut-elle se targuer d’avoir atteint son objectif principal en matière d’égalité professionnelle, soit 0% d’écart salarial ? Une petite investigation dans les documents des Ressources Humaines t’amène à comparer la masse salariale moyenne d’une femme à celle d’un homme, et tu trouves…18% d’écart en défaveur des femmes. Tu retournes à ta lecture. Tu cherches. Ce chiffre-là ne fait pas les gros titres de la plaquette… Bien sûr ! Il fallait comprendre « à poste égal », et « toutes choses égales par ailleurs » ! Au lieu de comparer les revenus dans leur ensemble, on a tout découpé en morceaux, à la verticale comme à l’horizontale. Rassemblement des emplois et des situations dans des tranches homogènes, qui peuvent désormais chacune contenir des données comparables. Même emploi, même ancienneté, même temps de travail.

Depuis la signature de l’accord égalité professionnelle, le Groupe a entrepris de mener tous les efforts nécessaires pour respecter le principe de l’égalité de rémunération à travail égal entre les femmes et les hommes. Il était temps : il est inscrit dans la loi depuis 1972… ! Tu es née cette année-là. C’est peut-être la raison de ton intérêt, va savoir. Alors oui, il y a du mieux, puisqu’avant tous ces efforts il y avait encore 5% d’écart dans cette entreprise, toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en référence à la loi de 1972. On peut se féliciter. D’ailleurs on le fait. Ce serait dommage de passer à côté d’une autocongratulation. 

Ce que la plaquette ne dit pas, c’est qu’une énorme énergie doit être mise en œuvre pour résorber ces 18% d’écart restant entre le revenu moyen d’une salariée et celui d’un salarié de cette entreprise. Tu transmets le résultat de tes calculs à l’émetteur du document de communication et demande une explication. La réponse finit par arriver, effrontée, légèrement amusée : « Je vous conseille de ne pas vous lancer en politique un jour, vous ne sauriez pas y faire et auriez peu de chances de l’emporter... » L’option retenue, à des fins « politiques », a ainsi été le trompe-l’œil. Ces 18% feraient sans doute de l’ombre au fabuleux tableau « zéro » appelant des bravos.

En ce qui te concerne, tu as, naïvement sans doute, une autre vision de la politique : la tienne rimerait davantage avec éthique.

Quasiment une décennie plus tard, tu liras l’excellent ouvrage de l’universitaire féministe américaine bell hooks, De la marge au centre. Remise en place de la femme privilégiée que tu es, blanche et engagée pour l’égalité des sexes. Tu devras bien consentir que cette propension, que tu critiques tant, à penser ou à calculer « toutes choses égales par ailleurs », à écarter de notre champ de vision les situations éloignées des nôtres, est un réflexe répandu. Positionnement classique, dans un milieu où admettre les inégalités de salaires, de statuts, de carrières, de places fait partie du processus d’intériorisation à l’œuvre. Cette tendance n’est pas l’apanage d’un chargé de mission égalité formulant un message de communication. Elle est pratiquée au sein même des discours ou des mouvements pro-égalité. Prenons une femme dirigeante d’un grand groupe qui revendiquerait l’égalité salariale avec « les hommes ». Sa référence n’est pas l’installateur de machines à café, fût-il en CDI. Encore moins un chercheur d’emploi peu qualifié qui enchaîne les expériences discriminatoires quand il habite une zone dite « sensible » ou qu’il porte un nom à consonance étrangère. C’est à ses pairs masculins qu’elle se compare, eux aussi dirigeants, qui habitent probablement le même type de quartier qu’elle. Elle raisonne « toutes choses égales par ailleurs ». Elle rêve de franchir le « plafond de verre », terme utilisé pour décrire la difficulté qu’ont les dirigeantes à s’élever au même niveau que les dirigeants dans la classe des cadres supérieur·e·s dont elle fait partie. Sa vision est personnelle, située, tronquée. Elle ne questionne pas forcément la longue chaîne d’asservissement que vivent d’autres femmes pour qu’elle puisse se préoccuper de ce plafond-là. La vie domestique marchandisée fourmille de femmes, souvent racisées[1], qui exécutent aussi et quasi-seules ces mêmes tâches dans leur vie domestique gratuite. Ce qui les spécialise encore davantage. Tâches que pendant la prise de responsabilité professionnelle des unes et la mise en service à domicile des autres, beaucoup d’hommes n’ont toujours pas investies, ni gratuitement, ni contre salaire. Un temps disponible que ces hommes-là peuvent consacrer à d’autres activités. Davantage que la plupart des femmes mais aussi davantage que les hommes qui, eux, les ont investies : ceux qui prennent soin d’eux-mêmes sans l’aide d’autrui[2], ceux qui prennent leur part des tâches à la maison, ceux qui n’ont pas les ressources culturelles ou économiques pour rémunérer leur exécution.

Le piège serait de nier les inégalités économiques en se focalisant sur les inégalités de revenus entre les sexes à catégorie socio-économique équivalente. Le piège serait de réduire l’écart de revenus entre les sexes, en tolérant davantage d’inégalités économiques, qui de fait creuseraient les écarts entre femmes et entre hommes… Le piège est de trouver, grâce à l’augmentation des inégalités économiques, des solutions pour l’égalité des sexes. Et de s’y résigner.

Soyons lucides, individuellement, dans la recherche de l’égalité femmes hommes, à qui nous comparons-nous ? « A partir du moment où les hommes ne sont pas égaux entre eux au sein d’une structure de classe patriarcale, capitaliste et suprémaciste blanche, de quels hommes les femmes veulent-elles être les égales ? », nous demande bell hooks.

A ce stade, ta ligne de conduite se dessine ainsi : « Soit tu développes ton indulgence vis-à-vis de ces considérations et calculs « toutes choses égales par ailleurs » qui favorisent l’entre-soi et confortent les inégalités sociales, soit tu deviens plus cohérente en visant l’égalité des sexes en même temps que tu restes en veille sur les autres égalités. Notamment l’égalité socio-économique ».

« Le développement des services personnels n’est possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle de serviteur. (…) La professionnalisation des tâches domestiques est donc tout le contraire d’une libération. Elle décharge une minorité privilégiée de tout ou partie du travail pour soi et en fait un gagne-pain exclusif d’une nouvelle classe de serviteurs sous-payés, contraints d’assumer les tâches domestiques des autres en plus des leurs propres. »

André Gorz


[1] Terme exprimant que ce sont les autres qui désignent et stigmatisent certaines personnes par leur couleur de peau, qu’elles soient issues de l’immigration ou non, et quelle que soit la génération, simplement parce qu’elles ne sont pas tout à fait identifiables comme « blanches ».

[2] Faire sa propre valise à l’occasion d’un déplacement professionnel ou touristique n’est par exemple pas toujours une évidence. Déléguer cette tâche est encore pratiqué. Le soin de son linge est un autre exemple.

#16- 2020 – Intermède – Une immense différence

Ecouter “2020 – Intermède – Une immense différence” en audio

Fin de la quatrième semaine de confinement. Au début de ce repli imposé vers le chez-soi, espérance d’un réveil. Voilà une chance inespérée d’observer les effets, en termes de répartition des tâches domestiques et familiales, de la présence à leur domicile, dans de nombreux foyers, des parents et de leurs enfants. Dans notre incroyable situation actuelle, cauchemardesque, voir enfin des pères auprès de leurs enfants autant que des mères. Peut-être pour du mieux ? Vision naïve ?

Signe d’un espoir de tirer parti de cette contrainte qui nous est imposée. De cette expérience infernale que nous vivons. Cette présence parentale augmentée allait modifier favorablement les comportements. Une présence paternelle comme maternelle. La prise de conscience générale allait advenir. Conscience de ce que sont les tâches domestiques et familiales, du temps qu’elles prennent, de qui les exécute le plus souvent, de l’injustice d’une telle division des rôles, y compris dans les foyers au double revenu. L’éveil allait conduire à une tentative de rééquilibre.

Après quelques semaines, changement complet d’opinion. Oh, pas sur le souhait initial, non. Sur la valeur d’une telle démonstration. Appréciation de l’énorme différence de contexte. Invalidité du raisonnement comparatif. Fourvoiement de l’imagination. Impossibilité de présager des effets d’un long congé paternité obligatoire à l’aune d’une présence paternelle massive imposée soudainement dans les foyers. Différence de taille.

Imaginer les implications de la décision de devenir père, si un congé paternité digne de ce nom était enfin en place. Supposer que les pères seraient alors conduits – et préparés psychologiquement – à interrompre leur travail. A consacrer alors autant que les mères plusieurs mois à leur bébé, à leurs autres enfants et à leur maisonnée. Et ce, dès la naissance. Projeter qu’une telle mesure aiderait chaque mère à entrevoir tel ou tel homme dans cette attention-là. A aménager ses propres attentes. A favoriser cette place que prendrait légitimement un homme nouvellement père. Prédire que cette anticipation les aiderait, eux-aussi, à se projeter dans le paternage. Parce que c’est la loi. Parce que c’est la norme. Parce que c’est un droit. Parce que c’est conforme. Ce choix de paternité-là, de concevoir un bébé avec ses implications, serait librement consenti, fait en connaissance de cause. Il serait possible d’y renoncer, si les devoirs manquent d’attrait. Rien à voir avec ce qui arrive aujourd’hui dans l’épreuve du chez-soi imposé, non entrevu comme possible, non imaginable dans le temps d’avant.

Lire de multiples articles de presse relayés par les réseaux sociaux sur les constats domestiques de notre funeste expérience : la montée des violences intrafamiliales, l’exacerbation des inégalités de répartition des tâches domestiques et parentales, l’augmentation de la charge mentale chez les mères compte tenu notamment de la continuité scolaire depuis le domicile. Lire qu’en Chine, les demandes de divorces ont explosé à la sortie du confinement. Prendre connaissance des déductions et conclusions, qui apparaissent ici et là sur ce que nous enseigneraient ces constats. Qui prouveraient que l’institution familiale traditionnelle doit disparaître. Ou qu’un allongement du congé paternité apparaitrait bien inutile sans remise en question des hommes et de leur éducation. Moins de propos captés sur la joie que certains enfants trouvent dans la nouvelle présence parentale. Ou sur la révélation d’un précédent équilibre bancal, d’un trop plein de travail.

Être d’accord pour tirer des leçons de l’épreuve du chez-soi. Être d’accord sur la mise au grand jour de ce qu’on savait déjà, mais discuter certaines conclusions hâtives. Manque d’une observation fine, à grande échelle. Convenir qu’une seule mesure ne pourrait pas tout. Que les changements de mentalités ne se créent que dans la durée, avec un long passage par l’éducation. En déduire que les réformes n’auraient un effet que sur les générations d’après… Continuer de penser, pourtant, que l’instauration d’un congé paternité long et obligatoire constitue une de ces réformes éducatives nécessaires. Car il indiquera à la première génération d’enfants que comme on ne naît pas mère, on ne naît pas père, mais qu’on le devient. Par sa seule existence, il montrera à toute une tranche d’âge la place reconnue par la société de la paternité du soin, ce qui est attendu des pères et ce qui leur est permis. Ce qu’ils ont le droit d’être et de devenir. Multiples. Apprenants. Inexpérimentés. Humbles. Attentifs. Dévoués. Soignants. Boules d’émotions. Vulnérables. Parents. Il éduquera massivement ces enfants à l’existence d’une masculinité du soin, parmi toutes celles possibles. Comment ? Par les responsabilités nouvelles et légitimes qu’il confèrera, par le temps qu’il accordera hors du travail rémunéré, par les droits sociaux qu’il créera, par les adaptations au travail auxquelles il conduira.

Observer d’abord que le confinement exacerbe les inégalités économiques et sociales, puisque le domicile revêt des réalités extrêmement variées selon les moyens des foyers. Observer ensuite qu’il révèle simplement où nous en sommes dans la conception et la réalité de la vie en couple hétérosexuel. Relativité du niveau de dialogue préexistant ou d’écoute de ses propres aspirations comme de celles de l’autre. Révélation que la vie à deux, voire la fondation d’une famille, peut avoir été programmée mais non anticipée, non discutée, non inventée. Mise en évidence que parmi les couples au revenu double ou unique, certains ont fondé leur relation sur une complémentarité des rôles de sexe, parfois sans même le décider réellement. Parce que c’est comme ça. Or, la spécialisation sexuée est justement ce qui peut poser problème pendant cette période de cohabitation permanente et forcée. Des hommes ont fondé leur identité, leur propre valeur, sur le travail rémunéré et leur vie sociale. Des femmes ont fondé la leur sur leur rôle domestique et parental. Qu’advient-il de cette image de soi longuement construite et de cette relation conjugale lorsque le travail des uns disparaît d’un coup, ou bien se trouve propulsé dans l’espace domestique, tandis que les tâches ménagères et parentales augmentent tout aussi soudainement ? Comment réaménager en quelques jours ou semaines des places qui se sont installées, normalisées dans la distinction claire des rôles et des responsabilités ? Valeur de soi acquise grâce à la spécialisation dans un domaine, à l’incarnation d’un rôle, un seul, spécifique et rassurant. Maîtrise de ce rôle et des compétences associées. Confusion possible avec la reconnaissance de soi par les autres. Parfois, rétention des savoirs ou de l’information, par souci de préserver cette place, cette valeur acquise. Par peur de perdre son identité. Risque de dénigrement de la personne non spécialiste qui s’essaierait dans ce domaine. Paradoxalement, risque concomitant de rancœur si elle ne tente pas… Possible déclin de confiance en soi si son rôle s’efface, si son utilité n’est plus flagrante. Risque d’une crise identitaire. Et pas que.

Adhérer à la nécessité du temps long, que de nombreuses prises de parole prônent en ce moment. Confirmer l’importance du sujet. Un congé paternité long et obligatoire modifiera l’idée que se fait chaque prochain parent, homme ou femme, de sa place dans la société. Modifier son propre positionnement prend du temps. De même que trouver de la valeur dans des activités ou dans un rôle non endossé jusque-là.

Refaire le passé. Imaginer qu’une loi, qui aurait été votée depuis longtemps, invite depuis lors les hommes à devenir paternants autant que les femmes à devenir maternantes. Se demander si la tension observée dans certains foyers serait aussi forte pendant l’épreuve du chez-soi. Penser que les choix de partenaires de vie comme les projets d’enfants seraient, avec cette dimension, autrement réfléchis, anticipés et discutés. Présumer qu’une expérience mixte de la prise en charge de la vulnérabilité humaine, à travers la satisfaction à temps complet des besoins d’un bébé, nous conduirait à une juste reconnaissance des activités de soin d’autrui. Reconnaissance qui serait d’une immense utilité actuellement.

Ne pas laisser penser que l’épreuve du confinement augure des effets d’un ambitieux congé paternité résultant d’un choix consenti. La comparaison ne tient pas. Le discrédit des bénéfices probables d’une telle mesure donnerait du grain à moudre à toute personne tenant à préserver l’ordre inégalitaire persistant entre les mères et les pères.

Défendre, au contraire, qu’elle est une des clés de sortie des déséquilibres actuels. Insuffisante, mais nécessaire.

#15- 2009 – Destitution nocturne

Ecouter “2009 – Destitution nocturne” en audio

Elle a quatre ans et fait de toi le plus heureux des pères. En ce moment inquiet toutefois. Elle va rester plusieurs jours dans cet hôpital, le temps nécessaire pour maîtriser l’infection. Vous décidez de vous partager la veille nocturne avec sa mère, en alternance, dans le fauteuil de repos prévu à cet effet. Tu as à cœur de t’occuper de ta fille le mieux possible et autant que sa mère ; vous avez opté pour la garde alternée lors de votre séparation. Tu sais d’expérience endosser tous les rôles, c’est ce que tu as toujours fait avec ton fils aîné, dont tu as la garde. Comme ce sera ton tour ce soir, pour la deuxième nuit, vous en informez le personnel. L’annonce semble faire naître une gêne immédiatement perceptible dans le regard de l’infirmière. Elle te prend à part. « Ce ne sera pas possible. La famille de l’autre enfant, celle qui partage la chambre, n’est pas d’accord avec votre présence. Elle souhaite que ce soit la mère qui reste. » Tu es contrarié alors tu essaies de comprendre. Peut-être a-t-elle peur que l’intimité de la petite ne soit pas respectée ? Tu proposes de sortir autant de fois que nécessaire, dès qu’on te le demandera. Nouveau refus de l’infirmière. Qui suggère que l’hôpital soutient ce point de vue. Tu te sens démuni. Un peu en colère aussi. Tu es son père, tu as ta place avec ta fille, non ? Pourquoi ne te propose-t-on pas une chambre pour elle seule alors ? Nouvelle réponse négative de la part du mur hospitalier. Tu ne veilleras donc pas ta fille les nuits. Sa mère devra malgré elle et malgré toi assumer seule chacune d’entre elles parce que c’est une femme… alors que toi, son père, tu es empêché en tant qu’homme. La présence masculine parentale est potentiellement suspecte la nuit dans cet hôpital.

Que la responsabilité parentale soit réellement assumée par les deux parents ? Cela n’est pas le sujet. Que sa mère exerce une activité professionnelle (incroyable !) et doive effectuer ses journées un minimum reposée ? Pas le sujet non plus. Qu’à son travail on nourrisse un éventuel ressentiment vis-à-vis de ces mères qui ne sont pas toujours disponibles ni en forme, sont absentes, prennent des jours de façon inopinée parce qu’elles « ont des responsabilités familiales, elles… (et eux, qu’ont-ils ?) » ? « Ha, ces femmes, il leur faudrait tout… Mais, non, qu’elles choisissent ! Qu’elles se mettent bien dans la tête que ce n’est pas compatible de travailler et de s’occuper de jeunes enfants ». Pas le sujet. Qu’elle puisse être soulagée de la moitié des nuits, elle qui a la garde de ses deux autres enfants nés d’une autre union ? Pas le sujet non plus.

Des années après, tu reparleras de cette semaine passée par ta fille dans un hôpital public français, pendant laquelle on t’a sommé de ne pas assumer ta part de parentalité, pour la reporter sur la mère de ta fille, parce que toi, tu es un homme. Avec l’arrière-pensée que tout homme en présence d’enfants est potentiellement un intrus. Ou pire, un suspect (quelle autre raison ?). Alors soupçonné d’être quoi ? Un voyeur… Voire un prédateur, un agresseur, un auteur d’abus sexuels sur enfants qui s’ignore peut-être encore. On se charge de lui révéler alors : il aurait des pulsions ‘naturelles’. En tant qu’homme. Il ne saurait pas se contrôler. L’étiquetage d’un individu, au nom d’une croyance portant sur tout le groupe des hommes, prend toute son importance là. En revanche, dans un contexte identique, aucun questionnement ne serait déclenché concernant la mère, en tout cas pas de manière généralisante, juste du fait de son sexe. Quel message symbolique est envoyé par l’hôpital sur les hommes et sur les femmes dans cette situation ? Ce message défend-il l’égalité entre les sexes théoriquement défendue dans nos valeurs républicaines ? Pas vraiment. Tu feras aussi le lien avec cette maîtresse, pourtant elle aussi fonctionnaire, supposée défendre nos ambitieux principes affirmés sur les frontons des écoles. Elle te demandait régulièrement de voir la mère de ton fils, avec moult sous-entendus sur ton incapacité à jouer à toi seul le rôle des deux parents, alors qu’aucune situation équivalente chez les mères dites isolées – pourtant très répandue – ne suscite un tel acharnement à exiger la présence de l’autre parent…

D’autres postures professionnelles existent bien sûr à l’hôpital. Des médecins refusent de conditionner la présence parentale au sexe du parent et le font entendre à leurs publics comme à leur personnel. Certains établissements tentent même de normaliser le paternage. Encore trop rares, ils se positionnent dès la naissance pour un véritable accueil du parent qui n’accouche pas. Le 12 avril 2019, un court reportage sur France 3 révèle qu’à Grenoble, une maternité privée accueille les deux parents dans un lit double. Pour permettre au lien avec l’enfant de se construire dès que possible, pour faire une juste place au deuxième parent, et pour soutenir la mère. Les fonds pour l’achat de ces deux lits doubles ont été réunis grâce à un financement participatif, suite à une demande de parents d’accueillir le papa, « pour lui offrir la possibilité de vivre au même titre que les mères les premières nuits à la maternité » (Huffington Post[i]). « Question de confort, et aussi d’égalité. “C’est vraiment un dispositif qui permet au papa de jouer son rôle en alternance avec la maman“, souligne le père de l’enfant. Pour leur premier enfant, il y a trois ans, le papa avait eu droit à un lit d’appoint. Rien à voir avec cette nouvelle expérience, qui comporte aussi d’autres bienfaits. “On considère qu’après un accouchement, alors que c’est l’instant où, vraiment, l’hormone du lien, qu’on appelle l’ocytocine, est délivrée en quantité astronomique, on se dit qu’il faut vraiment continuer à maintenir ce lien et que le papa puisse continuer à être collé, serré contre sa compagne et pouvoir admirer sa petite merveille à côté sans être dans un lit d’appoint ou sans avoir l’obligation de rentrer chez lui“, explique Alexandra Licina, sage-femme. Dans la majorité des chambres, lit simple et lit d’appoint restent la norme. Mais la maternité aimerait passer de deux à neuf lits doubles. »[ii]

« Il y a toujours eu, et il y aura toujours, de bons et de mauvais pères (et mères) et cela n’a rien à voir, ni avec le divorce, ni avec l’émancipation féminine : c’est une question de disposition psychique à la parentalité, de disponibilité, de bienveillance et de générosité. »

Olivia Gazalé


[i] Source : https://www.huffingtonpost.fr/entry/maternite-grenoble-lits-doubles_fr_5cac56fae4b01b34503af246

[ii] Source : « Naissance : un lit familial à la maternité », France 3 Auvergne Rhône Alpes, 12 avril 2019 – https://www.francetvinfo.fr/societe/mariage/peres-et-garde-partagee/naissance-un-lit-familial-a-la-maternite_3395047.html

#14- 2009 – Penser pile, agir face

Ecouter “2009 – Penser pile, agir face” en audio

Cet article a fait également l’objet d’une chronique en ligne dans le 50-50 Magazine sous le titre “Chroniques méditatives d’une agitatrice : Nourrir l’inégalité malgré soi”, le 20/08/2020.


Il t’a saluée de loin. De temps en temps, vous vous croisez dans le quartier, alors qu’il sort de son antre, pour prendre l’air ou rendre un service à la maisonnée. Il travaille beaucoup. Le week-end, le soir, en plus de la journée. Souvent de chez lui, en tant qu’expert indépendant, ingénieur diplômé. Il répond à des appels d’offre, a des compétences reconnues, demandées. Tu connais mieux sa femme, très présente auprès de leurs enfants, à l’école, dans la vie de la commune. Elle a mis sa vie professionnelle entre parenthèses depuis quelques années. Assure le quotidien. Les courses, les repas, l’organisation générale, le linge, l’appartement, l’entretien. Les invitations, les activités des enfants, leurs vacances… Lui aurait aimé travailler dans la nature, de préférence parmi les arbres. Garde-forestier par exemple, en montagne assurément. La vie en a décidé autrement. Faire de hautes études, habiter en ville, travailler beaucoup, faire du chiffre d’affaires, assurer l’avenir de sa famille, de soi, faire ses preuves. Répondre aux attentes, aux demandes, aux besoins, aux exigences, aux reproches parfois. Cela fait quelques années que vous échangez avec plaisir. Il se questionne beaucoup. Tu aimes la compagnie des gens qui se questionnent, qui doutent, qui écoutent. Qui ont un rêve, même s’il se tient loin. Tu as le projet d’agir pour plus d’égalité entre les femmes et les hommes ; ce sont notamment les inégalités professionnelles qui t’ont amenée à imaginer toucher les personnes dès la petite enfance. Vous en discutez. Il est très encourageant. Cela rencontre ses valeurs profondes, tu le sens bien. Il te dit « Je suis vraiment pour l’égalité professionnelle. Je trouve anormal que les femmes soient discriminées. » Là, tu réfléchis à ce que cette réponse suggère. A ce qu’elle masque aussi. Il y a quelques années tu as vécu une expérience assez déroutante qui te revient en tête. Un de tes collègues est venu à ton secours alors que tu te fourvoyais bien comme il faut. Alors que tu parlais de ton entreprise en la qualifiant de « boite d’ingénieurs », il t’a reprise à juste titre. Numériquement, il s’agissait bien davantage d’une « boite de techniciens »… Or, ton propos visait uniquement les cadres, cette catégorie dont tu faisais alors partie ; il invisibilisait donc les autres. Ton propos révélait un mépris de classe. Tu l’avais déçu. Il te l’avait dit. Il avait bien fait. Ta parole était en tel décalage avec tes valeurs… Ton collègue, que tu remercies encore aujourd’hui, t’a accordé ce jour-là sa confiance dans ta capacité à te remettre en question. En appelant avec bienveillance et fermeté à la responsabilité d’aligner ses actes avec ses valeurs… Tu te sers aujourd’hui de cette petite histoire vécue lorsque tu animes des formations. L’humilité peut très certainement nous faire progresser. Revenue à toi, tu décides donc de l’interpeller progressivement : « Tu connais beaucoup de femmes qui exercent ton métier, et qui ont ton statut ? » « Non, pas vraiment. » « Comment ça se fait ? » « Je ne sais pas… Moins de femmes qui s’orientent vers une formation scientifique… Moins de femmes qui ont envie d’exercer ce métier. Peut-être qu’elles sont moins admises ou moins visibles ; je ne m’en rends pas compte… Elles sont moins disponibles sans doute. » « Quand il y a des femmes et qu’elles sont autant disponibles au travail et reconnues que toi, ont-elles une vie de famille ? Si oui, comment font-elles ? Partagent-elles les tâches ? Ont-elles un conjoint (ou une conjointe) qui s’occupe de tout à la maison ? Ou paient-elles quelqu’un ? Ou se débrouillent-elles par leurs propres moyens en plus de leur travail… Dans quelle situation personnelle peuvent se trouver des femmes qui consacreraient autant de temps que toi au travail ? Sont-elles aussi nombreuses que les hommes qui peuvent le faire ? » Il te dévisage, tu es sans doute allée trop loin… Ou bien non, il vient simplement d’entendre que son propre positionnement et celui de sa femme en miroir contribuent à nourrir les inégalités professionnelles. Alors qu’il était convaincu d’être en phase avec ses valeurs, ou tout du moins de ne pas les contredire. Convaincu de ne rien fabriquer de négatif, d’être neutre en quelque sorte. Ou comment un jour, d’un coup, on peut prendre conscience qu’on agit quotidiennement à l’inverse de ce que l’on défend pourtant.

La prise de conscience des hommes sera longue ; elle est sans doute à son commencement, en tout cas très inachevée. Lire Fortune et infortune de la femme mariée, de François De Singly, t’apprendra que depuis des décennies, plus une femme a d’enfants, plus elle réduit ses revenus et son temps de travail. Plus un homme a d’enfants, plus il augmente ses revenus et devient disponible au travail. Tout se tient, dans une logique insidieuse reconduite implacablement.

« Pour transformer la vie des femmes, nous devons aussi changer le regard que les hommes portent sur eux-mêmes. C’est tout à fait possible. »

Claire Messud, écrivaine[i].


[i] Entretien avec l’écrivaine retranscrit dans la revue America, n° 06/16, p.102

#13- 2008 – Haro sur la mère

Ecouter “2008 – Haro sur la mère” en audio

Ton congé maternité touche à sa fin. C’est ton troisième. Tu en profites pour recevoir des proches avant de reprendre. Elle te pose des questions sur l’avenir. « Comment vas-tu t’organiser ? Reprends-tu ton travail précédent ? » Tu réponds que non, tu changes complètement. Tu entres dans le service formation de l’entreprise, qui s’occupe notamment des ressources humaines et du management. Tu vas changer de métier et tu t’en réjouis ! Concevoir des programmes de formation, revenir toi-même en apprentissage, t’intéresser à la façon dont les personnes apprennent, et tout cela dans des domaines humains. Et toutes ces personnes qui font du conseil interne seront tes collègues. Non… tu ne reprends pas à mi-temps, cela serait difficile sur un changement d’emploi. D’ailleurs cela ne t’est pas venu à l’esprit. Et puis tu dois t’investir pour être à la hauteur, c’est un nouveau métier pour toi, avec régulièrement des déplacements à Paris. Tu as hâte. Cela va être passionnant. Tu vas nourrir ton cerveau, ta vie sociale aussi et cela te ravit. Tu ne le sais pas encore même si tu l’espères, mais les trois ans de vie professionnelle qui suivront seront les plus enrichissantes de ta vie de salariée, et sans doute aussi de maman… heureuse de son travail. Elle te regarde, dubitative, mi-concernée, mi-consternée. « Enfin, quel temps auras-tu à consacrer à ta famille ? Avec trois enfants, c’est impossible ! Comment vas-tu faire ? » Elle te confie être rassurée par sa belle-fille qui se met à mi-temps après son troisième. Elle s’aperçoit sans doute que cela te renvoie l’image d’une mère douteuse, suspecte, pas tout à fait responsable ou quelque chose dans ce goût-là. Malgré sa gêne, elle confirme son propos. Te revient alors en mémoire une conversation vécue quelques jours auparavant avec une maman devant l’école : « Tu reprends à temps plein ? » « …(!!) Poserais-tu la même question au père de mes enfants ? », avais-tu répondu… « Euh… » « Eh bien moi c’est pareil ». Vous n’avez pourtant jamais évoqué frontalement la possibilité qu’il se mette lui à temps partiel. Tu reviens à toi et te rends compte qu’avec des proches c’est plus compliqué, d’autant que tu sais et conçois qu’elle n’a commencé à travailler qu’après avoir élevé ses enfants. Quel message lui envoies-tu si tu sembles opposer ou comparer son expérience à la tienne ? Même à plus de vingt ans d’écart. D’autant que tu constates que la tienne est épuisante, qui ne tient qu’à votre relation heureusement équilibrée, à la fois au sein de votre couple et dans vos ambitions professionnelles respectives. Ainsi qu’à vos niveaux de revenus équivalents et suffisants pour ‘vous faire aider’, c’est-à-dire avoir recours aux services d’autres femmes dont les conditions de travail et la reconnaissance sociale ne sont pas extraordinaires… Fragile équilibre. Un peu cynique aussi, tu dois l’avouer. Equilibre d’un couple privilégié, dont les membres ont chacun·e un travail intéressant et plutôt bien rémunéré. Tu te doutes aussi que ce qu’elle sous-entend, c’est que votre enfant si jeune, si vulnérable, en pleine construction, a besoin d’un temps parental important, qui lui sera confisqué dès ta reprise du travail. Dans l’absolu, tu admets l’argument. Tu tentes malgré tout « Tu sais, lui non plus ne demande pas un mi-temps pour ma reprise ». Arrive alors la répartie habituelle : « Mais c’est pas pareil ! ».

« Pour des raisons obscures, il en est ainsi : si l’on interroge encore dans les familles et dans la société sur le bien-fondé du travail de la mère, la question est rarement posée à propos du père. »

Sylviane Giampino

Ta réponse à la question du temps partiel avait une chance sur deux d’être positive. En effet, « les femmes sont particulièrement à temps partiel lorsqu’elles ont des enfants à charge (plus de 45 % des femmes salariées ayant au moins trois enfants travaillent à temps partiel). »[i]

L’INSEE rapporte dans une synthèse de 2013 qu’« après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux »[ii]. Plus largement, nous informe la sociologue Dominique Méda, « des chercheuses de l’INED avaient mis en évidence, dès 2006 pour le cas français, que l’arrivée d’un enfant s’accompagnait pour 40 % des femmes (contre 6 % seulement des hommes) d’une modification de l’activité professionnelle (changement de poste, réduction du temps de travail…). »[iii]

La plupart des personnes trouvent normal que du temps parental soit aménagé pour s’occuper de l’enfant. Si la mère ne le fait pas, elle risque d’être jugée comme douteuse affectivement… Qui demande spontanément à un père s’il réduit son temps de travail suite à l’arrivée d’un enfant ? Lui-même, a-t-il été préparé à se poser la question ? Et à culpabiliser s’il ne le fait pas ?

En 2015, tu inities un micro-trottoir dans une action associative. Il questionne le faible engagement des hommes pour l’égalité. Un passant témoigne : « Dans le travail, si les hommes prennent un congé parental c’est vraiment super mal vu, là-dessus ça a pas du tout progressé. Les pays nordiques sont vraiment plus évolués que les nôtres. Moi j’ai eu des fonctions d’ingénieur. Je ne peux pas prendre un congé parental, ce serait très mal vu si je faisais ça. Tandis que ça passe mieux quand c’est une femme. Mais voilà, a contrario, elle sera moins payée. »[1] S’écarter de cette norme du travail à temps plein expose un homme. Souvent, ce sont des jugements réprobateurs, du mépris, de l’incompréhension, un refus de l’employeur, ou des commentaires douteux. C’est ce qu’en 2006, déjà, tu avais constaté. Sans appel. Collecte et rassemblement de témoignages d’hommes à l’appui, qui se sont mis en retrait du travail pour diverses raisons. L’un d’eux, qui avait demandé un temps partiel à son employeur, avait essuyé un méprisant « Tu veux devenir femme au foyer ou quoi ? ». « Il n’y a pas d’innovation sans désobéissance », affirmait récemment Michel Serres sur France Inter[2].« Il faut pratiquer la désobéissance de genre » préconise Ivan Jablonka. Se préparer aux effets de la transgression de la norme de genre. Affronter le regard des femmes et celui d’autres hommes. De ceux qui en font une valeur masculine, un marqueur identitaire. Et qui sans doute, dans le but de s’y conformer, ont fait des efforts, voire des sacrifices. Le temps partiel au masculin pour motif parental est perçu comme une déclaration de forfait au travail. Un abandon du rôle d’homme.

« Ce qui pourrait passer pour anecdotique ne l’est pas : dans de nombreux secteurs professionnels, la seule évocation d’un souhait aussi « féminin » que de disposer de son mercredi pour ses enfants, ou d’un congé de paternité de quelques semaines, équivaut à un suicide professionnel. Ces limites et cette uniformisation sont un appauvrissement et un immense gâchis des énergies mâles. »

Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité


[1] Microtrottoir de l’Institut EgaliGone du 6 juin 2015

[2] La librairie francophone, France Inter, 6 avril 2019.


[i] “Le travail à temps partiel”, Mathilde Pak, Synthèse stat’ n°4, juin 2013. https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Synth_Statn4_internet.pdf DARES

[ii] INSEE PREMIÈRE, No 1454, Paru le : 25/06/2013, Stéphanie Govillot, division Emploi, Insee.

[iii] Dominique Méda, Le monde.fr, 08/06/18, L’inégalité de salaire hommes-femmes, c’est de naissance !

#12- 2008 – Calculs ciblés

Ce billet a également été publié le 22 mai 2020 sous le titre “Maternité, privilège ou tricherie ?” par le magazine en ligne 50-50 (première des “Chroniques méditatives d’une agitatrice”).

Ecouter “2008 – Calculs ciblés” en audio

Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas 12 ans d’expérience comme vous l’indiquez dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à l’occasion de vos grossesses. 10 ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années d’expérience. » Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ; est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce bureau.

Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.

En 2016, « La pension de droit direct des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après l’ajout des droits dérivés[1], l’écart de pension s’établit alors à 25 %. »[i] Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment discontinues. « Quel que soit le nombre final d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités augmentent le plus », nous dit la DARES[ii].

« En 2016, la pension moyenne de droit direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065 euros par mois pour les femmes et à 1 739 euros pour les hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à 1 322 euros par mois en 2016. »[iii]

Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs droits à retraite après 65 ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes).

Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à taux plein.

Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?

« La masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison, un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation domestique des femmes, les discriminations professionnelles. »

Ivan Jablonka


[1] Incluant les pensions de réversion


[i] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

[ii] Source : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/document-d-etudes/article/a-quels-moments-les-inegalites-professionnelles-entre-les-femmes-et-les-hommes

[iii] Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/retraites_2018.pdf

#11- 2007 – Malvenues en consultation

Ecouter “2007 – Malvenues en consultation” en audio

Elle est visiblement contrariée. T’accueille d’un œil froid, regard noir. Tes deux enfants sont sur tes talons. Ce sont elles qu’elle toise. « Vous auriez dû venir toute seule, madame. Je n’accueille pas les enfants à mes consultations. Ce que vous allez me dire ne les regarde pas. » Tu tiens la valisette de jeux et le tapis d’éveil de ta main droite, habituée, depuis que ton ventre grossit, à occuper ta progéniture pour vaquer à tes quelques activités hors du domicile. Certaines sorties sont plus contraignantes que d’autres. Certaines plus accueillantes que d’autres. Ton congé maternité vous a fait mettre fin aux modes de garde des deux aînées… Il vous faudra tout revoir après la naissance de la troisième. Ta petite voix dans ta tête avait fait sa leçon. Sa leçon sociale. Sa leçon psychologique. Sa leçon économique aussi. Et oui, tu es à la maison maintenant, vous n’allez pas payer une garde, prendre la place que d’autres parents pourraient avoir, alors que tu es là, à pouvoir t’occuper des plus grandes… La sortie du jour est une visite à l’hôpital ; elle fait partie du pas drôle. L’anesthésiste a pour mission de te questionner pour cocher ses cases, celles qui permettront notamment de définir les responsabilités dans le cas d’une anesthésie, dont tu devrais te passer si tout va bien. Tu ne veux pas de péridurale. Tu vérifieras que ton dossier le mentionne bien. Les deux précédentes n’ont pas fonctionné. Vous êtes des rapides, toi et tes filles. Des impatientes qui préfèrent en finir le plus vite possible avec cet état-là. Tu dois pourtant répondre aux questions, pour le cas où. Où une césarienne serait nécessaire. Tu connais le protocole pour l’avoir vécu deux fois – tu dirais bien expérimenté à la place de vécu mais c’est plutôt subi, comme visite médicale. L’accueil qui t’est réservé est particulièrement protocolaire cette fois. La règle ici est que les futures mamans sont accueillies seules en consultation. Parce que les déjà-mamans, enfin, les prévoyantes, ou les organisées, les entourées, les bienveillantes avec leurs enfants, les bonnes mères quoi…, ont bien sûr confié leurs enfants. Pas toi. Tu aurais pensé que, dans une maternité, un espace pour les enfants aurait été aménagé, te donnant un signe de ta normalité de déjà-mère, mettant à l’aise et ta marmaille et toi-même. Tu ne pensais pas susciter de reproche en arrivant en nombre. Peut-être que l’expérience de cette anesthésiste avec d’autres enfants et leur mère a été douloureuse… Peut-être que certaines femmes ont des choses si atroces à dire que cela peut traumatiser de jeunes enfants de les entendre… Tu te demandes à quel point tu serais plus sereine, là, maintenant, si leur père avait pris le plus spontanément du monde un congé pour veiller sur elles le temps de ton rendez-vous, et pourquoi pas pour venir avec toi et t’attendre à côté avec elles… Tu cherches vite du regard un coin où installer tes supposées gênantes de filles. Qui en réalité vont être adorables, il le faut absolument. Tu les installes, de quelques gestes exécutés rapidement, tout en cherchant la rescousse de ton humour improvisé : « Oh je suis désolée… je n’ai pas vu la crèche à l’entrée, j’ai donc dû entrer ici avec elles. Rassurez-vous, Docteure, elles vont être sages, j’ai apporté des jouets et des images. »

#10- Intermède 2020 – Gratitude

Ecouter “Intermède 2020 – Gratitude” en audio

1er avril 2020. Troisième semaine de confinement bien entamée. Fin de confection d’un trente-troisième masque en tissu lavable, visant à protéger, un peu, le personnel soignant. Le long temps de ce labeur bénévole, improvisé, a produit bien davantage que ces malheureux masques « mieux que rien », qui seront distribués dès demain matin. Il a engendré de la gratitude.

Merci.

Merci à Mamie T., qui tricotait, cousait, brodait, reprisait… et transmettait. Sa machine à tricoter me semblait miraculeuse. Mamie T. collectionnait les boutons, les aiguilles de toutes tailles, les fils à broder, les fermetures éclair. Conservait des petits objets dont elle imaginait l’utilité future (« côté droit de la gabardine de B. » ai-je retrouvé écrit sur un petit papier accroché à une demi-fermeture éclair). Elle mettait de côté des fins de pelotes, pour les vacances avec ses petits enfants. Empilait des boites pour mettre tout cela dedans. J’ai retrouvé des dentelles inachevées dans l’une d’elles : elle s’appliquait, en secret, en dentellière. Avant son mariage, elle était modiste. Ensuite, elle a confectionné des tricots et des chandails, dont certains garnis de torsades. Elle veillait à ce que mon grand-père ne souffrât pas trop du froid de l’hiver, lui qui était, comme elle disait, au jardin, au hangar ou dans la cour. Elle a veillé aussi à ce que ses trois garçons et sa fille se débrouillent avec du fil. La machine à coudre est devenue pour mon père un objet familier, qu’on entretient, qu’on prépare, qu’on utilise et qu’on répare. L’outil de la confection des voiles et des coussins d’un petit voilier qu’il avait acquis. A la main, il recousait ses boutons et ses ourlets de pantalons. Mamie T. m’a transmis la valeur de l’objet récupéré ou réparé, le souci de le garder, son utilité future, le soin du quotidien. Elle m’a appris qu’une boite remplie de petits riens est pleine d’un trésor. Qu’un tel contenu peut nourrir l’imaginaire, la créativité et n’importe quelle journée. J’aime les boites et ce qu’il y a à découvrir dedans. J’ai d’ailleurs gardé le range-serviette en forme d’enveloppe que j’avais brodé avec elle un soir de pluie : une maison, un arbre, des fleurs, le tout en couleurs.

Merci à Mamie J., qui brodait toutes sortes de matériaux, créait et cousait des robes, réparait, tricotait, ornait des nappes et des draps de multiples fleurs et de rosaces, avait toujours un travail en cours… et transmettait. Elle tricotait si vite que le cliquetis produit m’impressionnait. Elle m’a montré comment croiser les fils à l’arrière, m’a appris à dessiner des motifs pour obtenir un jacquard multicolore, homogène et souple. Elle m’a transmis la patience ainsi que la beauté du travail bien fait. J’ai conservé la taie d’oreiller sur laquelle elle avait joliment brodé mon initiale personnelle : un grand V.

Merci à ma tante M., qui démontait des chemises d’adultes usées pour leur donner une deuxième vie, à taille d’enfants. M. qui a toujours eu des idées pour transformer, repriser, réutiliser des textiles. Qui a appris à ma cadette à réparer son vêtement troué. Qui m’a conseillée et encouragée maintes fois dans mes entreprises créatives. Qui m’a inspirée, sans doute sans le savoir.

Merci à ma mère, qui a fait de sa maison un atelier au service de son travail artistique. Qui nous emmenait, petites, fouiller, faire des affaires, choisir les bonnes pièces dans la foule du marché Saint-Pierre. Nous partions par le train jusqu’à Paris, pour une journée faite d’aventures colorées. Ma mère, qui a accumulé des monceaux de tissus pour créer sans peine des décors, des costumes, des accessoires, des mises en scène, au fil de ses idées et de ses incessantes nécessités. Qui m’a montré qu’on pouvait se fabriquer un monde et s’exprimer avec ses mains, en assemblant des morceaux de couleurs, des motifs de toutes sortes pour raconter des histoires. Qui avait confectionné nos vêtements quand nous étions enfants, quand les vaches étaient plutôt maigres et qu’elle n’avait pas trop le choix. Qui a craqué un jour, se sentant asservie, esclave de l’aiguille… mais qui a transformé la plaie, grâce à l’écriture d’une très belle nouvelle, intitulée initialement « La cousette » (sans doute a-t-elle changé de nom mille fois, mais celui d’origine est ancré en moi).  

Je ne peux pas certifier que ces femmes se sont, toute leur vie, senties aussi reconnues, puissantes et autonomes qu’elles auraient dû l’être. Et pourtant, voici ce dont j’ai hérité d’elles : l’autonomie. Ce que peuvent ces mains aux intentions fécondes. Les mains façonnent ou inventent, elles se tendent ou se donnent. Elles peuvent écrire, signer, jouer de la musique, créer, rythmer, encourager, féliciter, réparer, confectionner, peindre, nettoyer, embellir, nourrir, exprimer, semer, récolter… Elles peuvent soulager, aimer, masser, soigner… Donner ou recevoir, rendre ou ovationner à vingt heures chaque soir.

Dès mon installation hors de chez mes parents, à dix-sept ans, le premier achat que j’ai fait, avec mes propres deniers, a été celui d’une machine à coudre. De marque, et d’occasion. J’ai eu le sentiment dévorant de détenir ma liberté dans cet objet. De pouvoir la multiplier. J’ai fabriqué mes rideaux, mes nappes, mes housses de couette, créé cette robe de soirée, toujours vaillante dans l’armoire. Robe qui plait, trente ans plus tard, particulièrement à mes enfants ! Ma benjamine essaie de temps à autre la robe fourreau de maman, paradant comme une dame devant le miroir. En velours élasthanne, elle sied à toutes les tailles. J’ai tenté de leur communiquer cette envie de faire par soi-même. Par exemple, en confectionnant pour Carnaval des déguisements… qui ont parfois été dissonants pour notre temps. Mon aînée se souvient de Fifi Brindacier qu’elle a dû incarner… et présenter toute la journée à ses camarades déconcerté·e·s (décalée jusqu’au bout de ses tresses, car personne ne reconnaissait qui elle représentait…). Depuis, s’étant orientée vers les métiers de la mode, elle a récemment appris à créer des vêtements. Sa penderie contient enfin un pantalon sur-mesure. Confection et détention d’un habit unique, adapté en tous points à sa morphologie. Plaisir et estime que procure si bien le travail pour soi.

Face à l’immense sentiment d’impuissance qui nous submerge depuis des semaines, puiser en soi. Se tourner vers l’armoire à trésors, la savoir remplie de tissus conservés « au cas où ». Ouvrir l’ancienne travailleuse de Mamie J., consciencieusement agencée, aux contenus soigneusement et régulièrement organisés. S’installer devant sa machine à coudre et prendre conscience, grâce à sa fine et utile connaissance, de son humble puissance. Y trouver du sens.

« Redonner à nouveau de la valeur à des tâches qui n’en ont aucune dans le capitalisme parce que pas rémunérées … (…) ça nous fait relire d’une manière différente et vertigineuse cette modernité comme ce grand moment de progrès qui allait libérer les femmes de toutes ces tâches domestiques alors que ces tâches domestiques, elles viennent de tout un rapport autonome à sa propre existence. Le fait de pouvoir subvenir à ses propres besoins, d’être dans une forme d’autonomie par rapport à son alimentation, à sa maison, c’est aussi quelque chose dont on peut considérer que la modernité nous a dépossédé·e·s. Est-ce que c’est un progrès aujourd’hui de ne plus être capable de repriser une chaussette ? Je ne suis pas sûre. Toutes ces questions-là sont ré-ouvertes et complètement renouvelées par la problématique écologique. »

Emilie Hache, interrogée par Charlotte Bienaimé dans son Podcast à soi n° 21  produit par Arte radio :  « Ecoféminisme, 1er volet : défendre nos territoires » (minute 22)

#9- 2006 – Maternité, état non souhaitable

Ecouter “2006 – Maternité, état non souhaitable” en audio

Décidée, tu viens de prendre la responsabilité d’une équipe d’une dizaine de personnes. L’une d’elles part dans quelques semaines en congé maternité. L’une des plus autonomes, affirmée, reconnue, qui a une charge importante. Tu demandes son remplacement mais ne l’obtiens pas. Trop tard et pas de budget complémentaire. Dans votre régime spécial d’entreprise publique, ses indemnités ne sont pas versées par la sécurité sociale comme dans les entreprises privées, mais par l’entreprise elle-même. Donc, à l’instar de ce qui se produit souvent dans l’administration, pas de réduction de la masse salariale. Donc pas de remplacement… Logique économique. Vous devez faire face, avec un effectif identique. Il suffit de répartir la charge sur les autres. Cela est non négociable dans votre cas, « puisqu’il y a des compétences équivalentes dans l’équipe », dixit la hiérarchie.… Tu n’as encore jamais eu à gérer cette situation : tu vas être servie. Le procédé a des répercussions désastreuses à la fois dans la gestion de la charge et dans les représentations : un membre de l’équipe en conclut ouvertement qu’il ne prendra jamais sciemment de femmes si un jour il vient à prendre une responsabilité managériale. « Trop de risque qu’elles partent en congé maternité, et qu’elles ne soient pas remplacées, avec une répartition injuste du travail sur les autres qui ont assez de boulot comme ça ! » Il espère bien ne pas en avoir dans ses équipes. Tu aurais dû exiger le remplacement avant de prendre le poste… Tu discutes, tu polémiques, tu te décourages, il s’est déjà fait son idée… Et que dire du message symbolique envoyé sur l’utilité des tâches effectuées par les futures mamans, tâches qui seront tout simplement supprimées ou dégradées pendant leur absence ? Le scénario se répète et personne ne le remet en cause. Les raisons budgétaires prévalent sur un traitement égalitaire des personnes… Quel homme fait l’objet d’un tel traitement, parce qu’il s’apprête à devenir père ?

Tu prends conscience que pour tes deux premiers enfants tu as docilement facilité les choses à tes responsables : une mobilité géographique d’abord, que tu as organisée à l’issue du congé, après avoir formé ton successeur. Pour le suivant, tu as rédigé la lettre de mission de remplacement et formé une collègue au moment d’une forte baisse d’activité. Elle a pu absorber tes attributions et vous avez ensemble relancé les activités à ton retour.

Voici comment les personnes concernées participent, pour faire passer la pilule de l’absence prochaine, à faire diminuer la valeur de leur contribution au travail. Organiser le départ de son poste ou faire absorber le travail à effectif identique alors que le congé maternité est planifié plusieurs mois à l’avance. Voici où mène la culpabilité de s’absenter pour faire naître et accueillir des enfants. Où mène le conditionnement social, subi par des millions de femmes et d’hommes, qui accorde moins de valeur au soin des enfants qu’au travail rémunéré…

Des années plus tard, en 2018, tu proposeras l’analyse d’une situation significative sur ce sujet lors d’une formation pour favoriser l’égalité professionnelle dans une administration. « Une de vos collègues part dans quelques semaines en congé maternité, votre responsable réunit l’équipe et demande de répartir sa mission et sa charge sur le reste du groupe. Comment réagissez-vous ?»  Tous les scénarios imaginés tourneront autour de la répartition de la charge. Personne ne remettra en cause la décision… Intériorisée comme normale.

En février 2019, Martin Hirsch annonçait au micro et sous le regard que tu devines ébahi de Léa Salamé sur France Inter que désormais les infirmières des 39 hôpitaux de l’assistance publique seront « systématiquement remplacées» à l’occasion d’un congé maternité… Elle en est restée quasiment sans voix, Léa, interloquée qu’elle était… Elle apprenait que jusqu’à présent, la mission de ces soignantes n’était pas jugée suffisamment utile pour justifier un remplacement systématique. « Déjà que quand elles décident d’avoir un enfant, elles lâchent le travail sans demander la permission, que dans l’adversité, on ne peut vraiment pas compter sur elles… ; alors faudrait pas jouer les profiteuses en exigeant des remplacements en plus, non mais ! » : voici donc le raisonnement couramment servi. Et par conséquent, largement intériorisé par de futures mères, qui aimeraient, du coup, rester discrètes.

Là, tu pressens la réplique qui viserait à te clouer le bec : «  Les hommes peuvent subir la même chose ! Par exemple quand ils sont absents pour longue maladie, quand ils ont un accident ou prennent un congé long comme un congé parental, un congé d’adoption, ou un congé sabbatique ». Certes, dans ce cas, hommes et femmes sont peut-être à égalité dans le traitement reçu pour ce qui leur arrive (cela reste à vérifier), puisque les lois qui s’appliquent concernent toute personne. Cependant, en plus de tous ces motifs d’absences qui touchent, ou pas, la population travailleuse, il est un congé planifié long qui ne concerne… que des femmes. Et quelquefois, fait incroyable, plusieurs fois dans leur vie ! De façon massive. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel souhaite faire un enfant, il risque d’arriver des aventures professionnelles bien différentes au père et à la mère. Lui a la possibilité de rester inaperçu au travail en tant que nouveau père, s’il ne modifie rien ou presque de ses habitudes professionnelles (ce qui est attendu de certains employeurs et pratiqué par certains pères). Tandis qu’elle voit son contrat de travail obligatoirement suspendu pendant plusieurs mois, créant, par sa seule volonté conjuguée à sa naissance dans un corps de femme, un micmac… dont on se passerait bien dans son environnement professionnel. Forcément, puisqu’on peut recourir à ces personnes disponibles qui n’imposent pas à leur employeur ces longues absences obligatoires quand l’enfant paraît : les hommes. Parce qu’eux, au moins, dans l’adversité que crée dans l’entreprise la maternité d’une salariée, assurent vaillamment la continuité du service au travail.

Dans la même veine, un de tes anciens collègues père de trois enfants, dont la femme assumait seule les acrobaties domestiques et familiales du mercredi, t’a confié : « Heureusement que les hommes ne prennent pas leur mercredi dans le service, sinon, qui serait au boulot ce jour-là ? ».

Et oui : on a du courage… ou on n’en a pas.

« Si les tâches liées au care sont ainsi dévalorisées, c’est parce qu’elles nous font percevoir notre vulnérabilité et notre dépendance. Sans un certain aveuglement sur notre vulnérabilité, les sujets rationnels et auto-suffisants, les Homo œconomicus, par exemple, que nous voulons être, ne pourraient pas s’apparaître tels. Ne voulant pas voir notre fragilité et notre dépendance nous tendons donc à rendre invisibles tous les soins que nous recevons et qui nous permettent de les surmonter. A ne pas reconnaître celles ou ceux qui les dispensent. »

Alain Caillé, Extensions du domaine du don

#8- 2005 – Problème résolu

Ecouter “Problème résolu” en audio

Conciliante, tu sais que tu devras chercher une place ailleurs dans peu de temps, puisque la politique de l’endroit est de laisser ses cadres quatre ans quelque part, puis de favoriser leur mouvement interne. Grâce à leur bonne volonté, à leur concours, à leurs efforts de recherche personnelle, ces mouvements ont des chances d’être profitables à tout le monde. Tu entres dans le bureau d’un chef d’agence qui a accepté de t’informer sur les métiers de son établissement et les besoins à venir. Tu ne cherches pas encore activement. Tu te renseignes. Tu fais savoir via ce type de rendez-vous que tu seras bientôt disponible. Tu présentes ton CV, détendue. Costume gris, mince, cheveux grisonnants, visage un peu crispé. Il te questionne sur ton parcours, sur tes changements de métiers, tes mobilités géographiques surtout. « Et votre mari, il change de lieu aussi à chaque fois ? Oui ? C’est pas facile hein, ces mouvements géographiques… » Il se confie. « Je suis allé à l’enterrement d’un ancien collègue qui m’a beaucoup fait réfléchir… Il n’avait jamais bougé. Toute sa vie au même endroit, vous vous rendez compte ? Il y avait un monde fou à son enterrement. Toute la famille, tout le village… Et puis il était très investi dans des associations. Et je me suis dit qu’en déménageant souvent comme le demande la boîte, on a peu d’attaches finalement, on a sûrement moins de monde à son enterrement… Bon, revenons-en à vous. Alors chez vous, qui suit qui ?… Ah, vous alternez ? Original. Et pas facile… Pour les enfants, vous faites comment ? Ah, vous les faites garder tard forcément… Oh, ce doit être un problème ça… Euh, nous on a résolu ce problème, ma femme ne travaille plus. Sinon on n’aurait pas pu avoir trois enfants… » Tu réagis. « Vous considérez donc que c’est un problème que je travaille puisqu’on a des enfants ? » « Non, non… ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais quand même, si vous les faites garder, vous ne pouvez pas vous en occuper complètement (euh… vous non plus en fait) ! Par exemple, si c’est votre nounou qui s’en occupe, vous ne connaissez pas votre pédiatre, si  ? » « Si, si… (sans doute plus que vous il semble, moi je connais très bien la pédiatre alors que je travaille, grâce au don d’ubiquité que vous venez de me faire découvrir). » Tu interromps son monologue pour lui demander le plus sobrement possible si lui connaît le sien ou la sienne, puisque tout semble pris en charge par sa femme… C’est à ce moment-là qu’arrive le sempiternel « Mais c’est pas pareil ! ».

Certes, pas tout à fait pareil, voici donc un papa qui ne connaît pas la personne qui suit la santé de son enfant, alors que cela lui semble si important en tant que parent… Enfin, non. Juste quand on est la mère en fait. Un truc de mère ça, l’intérêt pour la pédiatrie.

Cette anecdote t’est revenue en mémoire grâce à la lecture déculpabilisante des réflexions livrées par Sylviane Giampino dans Les femmes qui travaillent sont-elles coupables ?. La psychanalyste y appelle à une autre place pour les jeunes enfants, dont le soin ne devrait pas entrer en concurrence avec le travail.

Tu apprendras par la suite que les hommes consultent moins pour leur santé que les femmes. Ce sont majoritairement elles qui s’occupent du suivi médical de leurs proches vulnérables, ce qui les amène à créer un plus grand nombre de liens avec le système de prévention et de soin que les hommes, y compris pour elles-mêmes.[1]

Et sinon, se sentir considérée comme une source de problème, parce qu’on souhaite à la fois travailler et s’occuper de ses enfants, ça fait réfléchir. Entendre constater que changer de lieu de travail tous les trois ans ça déracine ou ça désocialise une personne, ça donne aussi à réfléchir. Occasion de regarder avec un œil circonspect le monde apparemment bien logique dans lequel on vit, ses effets sur les personnes ainsi que les intérêts qu’il sert.

« On n’ose plus, en public, affirmer que la place d’une femme est à la maison, mais l’on suggère, en privé, que si elle y restait, tout irait mieux : il y aurait moins de chômage, et surtout ce serait bénéfique pour les enfants. Le propos se veut plus subtil, la pensée aussi lourde. Dans le monde du travail, on veut faire comme si les femmes n’étaient jamais aussi des mères, et partout ailleurs on fait comme si les mères n’étaient plus des femmes. »

Sylviane Giampino


[1] Cela ne signifie pas qu’elles sont systématiquement mieux dépistées ou suivies. Par exemple les différences biologiques ne sont pas encore prises en compte dans tous les tests médicamenteux alors que les variations hormonales au cours des cycles sont plus importantes chez les femmes. Cf. l’ouvrage synthétique co-signé par Muriel Salle et Catherine Vidal « Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? », Belin, 2017

#7- 2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise

Ecouter “2004 – Tout va très bien, Madame la Marquise” en audio

Il est là, vous faisant l’honneur de sa visite. De son verbe. De sa position. Bien installé, sur son siège adossé, sur l’estrade jambes écartées. Dans son costume de PDG. A l’aise. Une assemblée de femmes devant lui. Pas n’importe lesquelles. Des cadres dont tu es. Pas mal de dirigeantes aussi. Des ambitieuses. Des qui ont fait leurs preuves ou qui s’apprêtent à les faire. Des coriaces. Bien sapées : vous êtes au siège, quand même. Sans doute aussi quelques déçues, quelques aigries, des décalées aussi. Des égarées, qui viennent chercher du soutien dans ce réseau sponsorisé. Salles et autres moyens matériels mis à disposition par la Direction. Heures dédiées sur le temps de travail. Ne pas oublier de dire merci. Tu as réussi à te faire inviter, pour voir. C’était pas facile. Le cercle est restreint. Réflexion sur la place des femmes et leurs efforts, compétences, capacités. Leurs curriculum vitae, diplômes, réseaux. Leurs réalisations et situations. Groupes de travail, ateliers, cercles de réflexion, restitutions. Micro-trottoir pour commencer, en musique et en gaité, ainsi qu’en généralités. Il fait son discours, un brin condescendant. Un brin dominant qui se veut bienveillant depuis la marche estradienne qui lui donne peut-être l’impression de prendre de la hauteur sur l’égalité professionnelle. Préoccupation qui ne semble être adressée, question de ciblage sûrement, qu’à la catégorie de femmes ici présentes dans son propos flatteur… Puisque tu participes à un rassemblement de femmes cadres, tu n’es pas étonnée de la mise en scène de l’exception. Il en suffit d’une bien placée pour illustrer, auprès de toutes celles qui ont de l’ambition, de la suite dans les idées, de la persévérance ou des idéaux, que c’est possible.

Du haut de son promontoire, il lance, sûr de son effet : « Je ne m’inquiète pas pour vous mesdames : si vous avez des compétences, elles seront reconnues par l’entreprise, donc vous aurez les places et les rémunérations correspondantes. » Malaise dans l’assistance. Le discours méritocratique fait reposer sur les personnes la responsabilité de leur traitement. De leur reconnaissance moindre, de leur salaire moindre, de leurs promotions moindres, de l’écart subsistant avec leurs homologues masculins. Est-ce vraiment parce qu’elles ne sont pas assez compétentes qu’elles en sont là ?[1]. Bourdonnement dans l’assistance. Frémissante huée émise par l’assemblée de femmes blanches, diplômées, capées, décidées à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il se redresse sur sa chaise. Moins détendu tout à coup. A-t-il suffisamment travaillé son dossier avant de faire son entrée ? Ou bien est-il venu à la légère, peut-être sincère va savoir, comme à une partie amusante et badine, une petite respiration dans son planning ?

Le cynisme de la situation t’apparaît peu à peu. Un PDG formule maladroitement mais sciemment une réponse libérale à des femmes privilégiées. De leur côté, elles revendiquent l’égalité avec les hommes de leur condition élevée. ‘Si tu as des compétences et si tu travailles dur, ta valeur sera reconnue, c’est sûr’. Le recours du grand boss au principe méritocratique ne semble pas satisfaire ces dames. Et pourtant, n’est-ce pas ce principe qui les amenées à se réunir entre elles, ces femmes Cadres Plus ? Excluant de fait les autres, beaucoup plus nombreuses, celles qui n’en sont visiblement pas, des femmes méritantes, au vu de la position plutôt provinciale et terre à terre qui les maintient collées au sol. Sans les indemnités de déplacements, les heures supplémentaires et la reconnaissance de pénibilité, toutes rétributions concentrées chez les hommes de leur condition. Qui sont beaucoup plus nombreux qu’elles, mais qui œuvrent davantage dans la technique, appelée « cœur de métier », que dans les fonctions dites « support ». Ces femmes du bas de l’échelle et des bas salaires. Des sans diplômes payées à l’heure. Des sans réseau qui peuvent toujours s’époumoner dans le micro. Pas de rassemblement de ces femmes-là aux frais de la Direction, déplacements à Paris et cocktail buffet compris. Qui entend leurs situations, à elles ? Grrrrzz… ça grésille, non ? C’est sans doute parce qu’on est… c’est ça, dans un tunnel. Et non seulement on n’entend pas très bien, mais on ne voit pas très bien non plus, dans un tunnel.

Tu réalises dans le train du retour que vous avez demandé à votre nounou de prolonger ses heures pour que tu puisses rentrer de Paris vers 20h ou 21h. Celle qui t’a dit la veille qu’elle n’avait pas vu ses deux enfants depuis des mois. Elle les fait garder en Algérie par une parente. Tu participes de fait, toi aussi, à la chaîne mondiale du care[2], pour réfléchir, tous frais payés, à des centaines de kilomètres de chez toi, avec d’autres femmes aisées, à la réduction des inégalités entre les sexes. Pendant que les inégalités entre femmes s’organisent, invisibles et admises. Un goût amer t’arrive en bouche. La nausée te gagne. Tu te sens minable.

« Les femmes pauvres et des classes populaires, en particulier celles qui ne sont pas blanches, n’auraient pas défini l’émancipation des femmes comme une volonté de gagner l’égalité sociale avec les hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement que toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun. »

bell hooks


[1] Françoise Giroud disait que l’égalité femmes-hommes sera en place dans le milieu politique le jour où il y aura des femmes incompétentes à la tête d’un ministère.

[2] Le film brésilien Une seconde mère, réalisé par Anna Muylaert, en 2015, met parfaitement en scène le principe et la réalité de la chaîne mondiale du care. Celle-ci conduit des femmes parmi les moins riches des pays du sud à partir éduquer les enfants de familles des pays les plus riches, tandis que les leurs sont élevé·e·s loin par d’autres femmes.

#6- 2002 – Mon gendre, ce héros

Ecouter “2002 – Mon genre, ce héros” en audio

Tu ne peux pas t’empêcher de t’extasier. De soupirer, un tantinet envieuse. De penser à ce que ta vie aurait été, si ton homme avait eu… le cran, l’envie, ou juste l’idée de demander un mi-temps. Comme l’a fait ton gendre, qui travaille à la Poste. Ta fille vient de t’annoncer qu’on lui accorde le mi-temps qu’il a demandé, pour une année. Tous tes souvenirs remontent à la surface. Les trois enfants, élevés quasiment seule. La cadette est devenue institutrice. Alors que toi, femme italienne de ta génération, tu t’es dédiée au rôle de mère. Un contrat marital sans discussion possible, dont la clause principale était devenir mère et ne pas travailler. Tu aurais aimé ouvrir une boutique, une mercerie. Vous auriez partagé l’éducation des enfants avec ton mari. Le rêve… ! Pffft…. oublie. Tant de temps a passé… Et là, tu n’en crois pas tes oreilles. Le père de tes petits-enfants, qui demande une réduction de son temps de travail, et qui l’obtient !! Souriante, tu regardes ta fille. Il y a de l’espoir dans la vie comme dans ton regard. Enfin ! Les hommes changent… Les femmes peuvent s’estimer heureuses. A moins que ce ne soit une exception… ? Alors il faudrait l’encourager. Tu t’exclames : « C’est bien pour un homme, de se mettre à temps partiel ! ».

Ta fille lève un sourcil, te scrute, le regard mi-durci, mi-surpris. « Mais maman, je suis à mi-temps depuis dix ans et ça ne m’a jamais valu un compliment. Lui, il lui suffit d’un an pour se transformer en père charmant ? »

Oups, tu l’as vexée… c’est sûr… tu l’as vexée… Et pourtant, tu es tellement contente pour elle, qui ne semble absolument pas apprécier la bonne nouvelle.