“Le droit des personnes à gouverner souverainement leur vie et leur mode de coopération avec les autres est un tout. Il ne peut être conquis sur le terrain du travail et des rapports de travail au détriment des luttes menées sur d’autres terrains, pas plus qu’il ne peut être conquis sur ces autres terrains au détriment des luttes du travail.”
Ce rêve d’équilibre partagé entre les sphères professionnelles et familiales en appelle logiquement un autre, concernant le travail. Les femmes sont supposées s’émanciperde la sphère domestique grâce à l’accès au travail rémunéré. Or, percevoir un revenu du travail n’y suffit pas si elles continuent d’assumer la majorité des tâches de la maisonnée. Afin d’enclencher un mouvement masculin de masse vers la sphère privée (celui qui aurait dû l’être en même temps que le mouvement des femmes vers le travail rémunéré), osons envisager simultanément pour les hommes une nécessaire émancipation du travail.
Cela sonnera sans doute comme un gros mot dans une société qui valorise le travail productif rémunéré tout en invisibilisant ou dévalorisant le travail domestique et familial gratuit comme rémunéré.
Il faudrait pourtant que la paternité engage sur le plan familial et, en conséquence, au moins momentanément, désengage sur le plan professionnel, comme le fait aujourd’hui la maternité. Il faudrait nécessairement reconsidérer les valeurs masculines traditionnelles.
Je formule donc le rêve de ce double mouvement simultané des hommes comme l’étape suivante pour poursuivre cette révolution. Aujourd’hui les femmes constituent injustement la majorité silencieuse dans l’exercice acrobatique du parent au travail. Performance circassienne épuisante qui consiste à œuvrer à la fois au travail, à l’éducation, aux soins domestiques et familiaux, tandis que le travail rémunéré reste central pour les hommes et continue de diriger leurs vies, pour le meilleur comme pour le pire. Numéro extrêmement familier de la plupart des mères. Numéro de performance professionnelle et financière imposé en miroir à tous les hommes, pères potentiels ou pères réels. Puisque la paternité est invisibilisée.
Je rêve d’une banalisation du schéma « moins de travail, plus de familial », pour tous les parents. Une parentalité universellement légitimée, officiellement assumée et assurément partagée.
Dans mon rêve, a eu lieula double révolution émancipatrice. Travail rémunéré et investissement au foyer y sont justement dosés, dans un mouvement de balancier.Jusqu’au point d’équilibre.
La mesure à imaginer, à discuter, à prendre sans option “à laisser”, constituerait une étape, une première réponse en miroir au mouvement d’émancipation des femmes de la sphère domestique et familiale. Car, admise et prônée depuis un bon moment, cette révolution-là est très inachevée aujourd’hui. Certes, la progressive intégration et la reconnaissance des femmes au travail leur ont apporté des revenus (bon, 25% de moins que ceux des hommes, encore moins à la retraite, des emplois plus précaires, donc une indépendance économique très très relative…) et un statut social (bon, dans bien des métiers encore peu valorisés, tels ceux du soin, du social et de l’éducation…). Leur éventuelle place de mère a été reconnue dans leur milieu professionnel, à travers divers droits qui leur ont été accordés, comme le congé maternité rémunéré (bon, le maintien intégral de salaire dépend de leur convention collective, et les indépendantes n’ont pas tout à fait les mêmes garanties que les salariées…). Afin de faire égalité, ces droits concernent progressivement les pères (bon, en France, ils bénéficient de onze jours depuis 2002, pour un congé optionnel quelquefois mal vu et souvent mal rémunéré, mais c’est un premier pas…). Réserver des droits aux mères exclut quelque part les pères, nous murmure justement l’Europe. Cependant, a-t-on vraiment imaginé qu’un partage des responsabilités et des tâches domestiques et familiales s’opérerait spontanément, sans lois incitatives ? Il semblerait. Dans les faits, à quelques foyers près, ce ne fut qu’un rêve, au vu des constats persistants sur le sujet.
Nota : Les tâches domestiques et familiales, toujours majoritairement assumées par les femmes en France, grandissent avec le nombre d’enfants. Le temps consacré par les hommes en moyenne évolue peu au fil du temps, comme en témoigne l’étude IFOP évoquée dans l’article « Nettoyer, balayer, astiquer… La persistance des inégalités de genre en matière de partage des tâches ménagères » publié le 23/10/2019 sur le site de l’institut de sondage.
Or, comme le souligne André Gorz, « L’émancipation de la femme sera menée à son terme (…) lorsque l’homme et la femme se partageront volontairement les tâches de la sphère privée aussi bien que de la sphère publique et appartiendront également à l’une et à l’autre. (…) C’est à ce moment seulement que la femme, se trouvant avec l’homme dans un rapport de coopération entre égaux, pourra vivre les activités qu’elle déploie pour le bien-être de la communauté familiale comme des activités dont elle est l’artisan autant que la bénéficiaire : comme du travail pour soi. »
Nota : Il aurait été encore plus appréciable qu’André Gorz exprimât ce propos en disant "les femmes" plutôt que "la femme" : non seulement nous sommes plurielles, comme les hommes, mais la suggestion d’uniformité créée par l’usage du singulier normalise et idéalise la figure féminine, ce qui est évidemment problématique. Cependant, puisqu'il parle de la même façon de "l'homme", lui en tenir rigueur serait injuste.
Nous vivons un moment charnière dans la quête de libertés égales entre les sexes. L’accent a été mis d’abord sur l’ouverture aux femmes des formations et des métiers, sur l’égalité salariale à poste égal, sur l’évolution des femmes vers leur juste indépendance économique par le travail.
Nota : Les femmes ont toujours travaillé, même si pendant longtemps elles n’ont pas été payées pour ce travail, comme les femmes d’artisans, de commerçants, d’agriculteurs… qui de fait effectuaient le même travail que leur mari, ou bien toutes leurs tâches administratives, en plus des travaux domestiques et familiaux, sans l’emploi rémunéré qui va avec.
Leur progression au travail et vers l’autonomie financière reste cependant empêchée par le fait qu’elles sont les principales à assumer les responsabilités familiales (ou sont suspectées d’assumer, aujourd’hui ou demain, en concurrence ressentie, maintenue ou soulignée avec leur place au travail). Elles ont avancé quasi-seules dans cette révolution, qu’elles ne parviennent manifestement pas à parachever. Il est donc temps de fissurer davantage l’édifice de la division des rôles de sexe. Parce qu’il est injuste de considérer encore les femmes comme les uniques responsables de leur condition et de la sortie de celle-ci. Entêtées qu’elles semblent, à imaginer tout mener de front lorsqu’elles font des enfants. En général, la procréation (et la suite éducative) est une entreprise mixte, en tout cas l’initiative de deux personnes. Pourtant, les injonctions paradoxales issues du complexe famille-travail conduisent les femmes à des pseudo-choix radicaux. L’INED précise en janvier 2017 que le nombre de naissances par femme baisse partout en Europe, notamment parce que « l’augmentation rapide du taux d’activité féminine à temps plein ne s’est pas accompagnée du développement de politiques d’offre de gardes d’enfants et de congés parentaux suffisantes pour pouvoir concilier travail et famille, ou d’un investissement important des partenaires masculins et d’un meilleur partage des tâches domestiques entre hommes et femmes ».[i] La dissymétrie d’occupations et de socialisation selon le sexe génère des souffrances individuelles et nourrit sans vergogne les statistiques sur la pauvreté, la précarité, la charge mentale ou les tâches domestiques au détriment des femmes. Elle alimente aussi les données sur les conduites à risque (risques sur la route beaucoup plus pris par les hommes, troubles du comportement alimentaire davantage repérés chez les femmes). Ou sur certaines formes de violence ou de difficultés relationnelles au détriment des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Les rôles de sexe incorporés sont un facteur de violence intra-familiale, lorsque des personnes ne se sentent pas ou ne sont pas à la hauteur des attentes sociales sexuées pesant sur elles ; par exemple, le chômage est plus difficile à vivre pour des hommes qui ont intériorisé leur rôle principal de gagne-pain et ne se sont pas investis dans la sphère familiale. Ce mouvement n’est donc pas seulement nécessaire pour elles, il l’est aussi pour eux. Cependant, heureuse découverte : un humain sur deux est un homme ! Ils donc peuvent agir. Elles aussi : leur faire une juste place dans la maisonnée changerait tout, et l’accueil d’un ou d’une enfant pourrait être le bon moment.
Je n’imagine pas une petite mesure au rabais, de celles qui ont de l’envergure au départ, puis qui sont dépouillées de leurs ambitions au fur et à mesure que sont rognées les conditions de leur efficacité. La mesure arrive alors, nue et misérable, devant le tribunal prêt à la condamner. Au contraire, elle doit clamer haut et fort son ambition, celle d’un projet de société renouvelé. Qui qualifie les pères dans leur rôle parental en leur donnant le moyen élémentaire d’acquérir la compétence du soin des jeunes enfants : l’expérience systématique. Normalisée. La même que celle des mères. Celle que procure la responsabilité de s’en occuper à plein temps, dès la naissance ou presque. Sans discussion. Parce que c’est normal. Comme ça l’est devenu pour la plupart des femmes d’aller travailler contre rémunération.
Il finit par être plus ou moins admis que la fonction professionnelle, et non le sexe, crée les attentes au travail. Je rêve que ce soit le statut de parent, et non le sexe, qui crée les attentes familiales, et celui de co-habitant·e qui crée les attentes domestiques. Parce qu’en pratique, le scénario courant est encore de mise, distribuant selon le sexe des rôles bien définis, sans trop de surprise, dans la plupart des logis.
[i]La proportion de femmes sans enfant a-t-elle atteint un pic en Europe ?, Eva Beaujouan, Tomáš Sobotka, Zuzanna Brzozowska, et al., INED, Population et Sociétés, n° 540, janvier 2017
De la nécessité de bousculer la police du genre exercée sur les hommes.
Passons maintenant au crible la solidarité entre les hommes. La fraternité républicaine affirme une sorte de loyauté entre hommes.
Entre parenthèses, Réjane Sénac souligne dans son ouvrage Les non frères au pays de l’égalité, que la fraternité a été érigée en principe républicain excluant les femmes et les personnes non blanches, que nombre d’universitaires qualifient aujourd’hui de « racisées » (par les autres). Elle ne concernait au départ que les hommes blancs (les citoyens de l’époque).
Cette fraternité les invite-t-elle pour autant à exercer une bienveillance entre eux, une empathie systématique qui leur permette de se soutenir les uns les autres quels que soient leurs choix ? Le dictionnaire précise que la fraternité est un « sentiment de solidarité et d’amitié ». Voyons si cela sonne réel avec le même exercice de mise au pas… ou pas. Les hommes sont-ils empêchés aussi ? Et si oui, de quoi ? Jouer à la poupée ou pas. Faire de la danse classique ou pas. De la gymnastique rythmique et sportive… ou pas. Jouer au ballon dans la cour ou pas. Pleurer ou pas. Porter une robe de princesse ou pas. Les meubles lourds ou pas. Conduire sur les longues distances ou pas. Ouvrir le vin ou pas. Couper le poulet ou pas. Chasser l’araignée, la guêpe, la souris, ou pas. Apprendre à changer une roue ou pas. Percevoir le plus haut salaire du couple ou pas. Porter les cheveux longs ou pas. Être ambitieux ou pas. Le plus grand du couple ou pas [1]. Le plus diplômé du couple ou pas. Le plus âgé du couple ou pas. Carriériste ou pas. S’intéresser aux femmes ou pas. Aux femmes plus jeunes qu’eux ou pas. Aux autres hommes ou pas. Au pouvoir ou pas. A l’argent ou pas. Au sexe ou pas. Aux voitures ou pas. A la compétition ou pas. Faire du sport ou pas. Porter une jupe ou pas. Se maquiller ou pas. Nettoyer les sanitaires ou pas. Bricoler ou pas. Prendre un congé parental ou pas. S’orienter en lettres ou pas. Travailler auprès de nourrissons ou pas. En esthétique ou pas. Auprès de personnes âgées ou pas. De personnes très vulnérables ou pas. Parler de ses peurs, difficultés, souffrances à un·e psy ou pas… En tant qu’homme. Eux aussi sont priés, souvent, de rester à leur place, sauf que la leur est valorisée du côté de la performance. De la résistance à la peur ou à la souffrance institutionnelle. « C’est une décision des chefs c’est comme ça ». Du côté de l’autonomie. « Il me faut trouver des ressources en moi pour faire face ». Du côté des opérations de sauvetage, parfois. Et du rejet de celles et ceux qui ne seraient pas suffisamment… au pas. Tous ne vivent pas les mêmes empêchements et n’en souffrent pas autant.
Christophe Falcoz, évoquant les conséquences d’une « forme de masculinité virile, dominatrice et violente », souligne que « l’évacuation de certaines émotions – en particulier la vulnérabilité, la peur de l’échec et la peur de l’attirance pour un autre homme -, la non valorisation de l’empathie, la sur valorisation de l’esprit de compétition et du dépassement de soi, peuvent générer des souffrances chez les hommes, dont la société tolère, pour les hommes, qu’elles s’expriment par des violences entre eux et envers les femmes. »
Lourdes attentes pesant sur les hommes, valorisant des comportements parfois funestes, pour eux-mêmes ou pour les autres.
Je rêve d’un envol du paternage qui favoriserait ce délestage.
[1] Cf. la Une de Paris Match avec Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, la faisant apparaître plus petite que lui en juillet 2019.
Sous certaines formes, le soutien des femmes entre elles semble bel et bien exister, et même à grande échelle. Prenons l’entraide pour s’occuper des enfants ou des personnes âgées. Mouvement féminin, marchand ou non, public ou privé, organisé et légitimé comme relevant du féminin. Prenons l’entraide pour nettoyer la maisonnée. Mouvement féminin, marchand ou non, organisé et légitimé comme relevant du féminin. Activités justifiées comme une extension marchande des rôles domestiques par le besoin d’emploi. Activités catégorisées féminines par la division symbolique admise des rôles sexués, appelée aussi complémentarité des sexes. Cette chaîne féminine d’entraide, version moderne de la domesticité, procurant de fait du travail domestique et familial à moins riche que soi, si elle vient d’un territoire éloigné, est appelée « la chaîne mondiale du care ». Chaîne au service du travail dit « productif » cher au capitalisme. Organisation sociale d’un entre-soi féminin, autour des « services à la personne », comme les nomment nos économies occidentales. Si la notion de « care » est élargie au social, à la santé et à l’éducation, ainsi qu’aux métiers de services aux autres, apparaît la prépondérance des femmes dans toutes les activités humaines fabriquant et prenant soin des personnes. Recours massif à des femmes moins dotées économiquement, qui perpétue ou accroît de fortes inégalités entre femmes. Or, « tant que nous ne nous confronterons pas aux divisions de classe qui existent entre les femmes, nous serons incapables de construire une solidarité politique. », prédit bell hooks.
Du côté des rares dirigeantes, peinant à égaliser en revenus et statuts avec leurs pairs hommes, il s’agit de briser le plafond de verre. A l’autre bout de la cordée féminine formulation Macron, il s’agit de survivre dignement, souvent en tant que « parent isolé ». Heures dispersées, mal payées et insuffisantes pour se loger, pour celles qui sont employées. Pendant que du côté des hommes, aux positions aussi très inégales entre eux, la marche vers un investissement équivalent à celui des femmes dans la sphère privée peine à s’amorcer. Ils cheminent même d’un pas très très lent, pas encore solidaires sur le trajet, même si des pionniers progressent au pas de course, risquant de mémorables moments de solitude au pays de la virilité. Un sondage Ipsos / Ariel 2018[i] demandait : « Pour vous, le partage des tâches ménagères n’est plus un problème aujourd’hui ? ». 63% des hommes se disaient d’accord (pour 47% des femmes). Pour deux hommes sur trois, la révolution a donc eu lieu… Pourtant, « 32% des hommes déclarent (…) faire les courses le plus souvent (14% seulement rectifient les femmes), 29% préparent les repas (18% seulement d’après les femmes) et 13% s’occupent des enfants (4% seulement rectifient les femmes). » Repassage, bricolage et lessive se révèlent les activités les plus divisées : 39 à 44% des répondant·e·s ne laisseraient pas faire leur conjoint·e les yeux fermés. Pour « S’occuper des enfants », c’est 23%.
Je rêve d’une entraide familiale qui commence dans les couples. Pour qu’elle ne soit ni une affaire de femmes, ni une affaire d’argent.
De la nécessité de bousculer la police du genre exercée sur les femmes.
“J’ai un rêve” ? Non : “Je FAIS un rêve“. La société n’évolue que parce que des personnes fabriquent la suite. Pierre après pierre. Parfois, cette construction résulte d’une réflexion collective, d’un débat démocratique, de voix entendues, dans l’intérêt du plus grand nombre. Cet intérêt général nous échappe de plus en plus dans l’entreprise collective d’individualisation de tout. Cette construction peut naître de valeurs partagées, discutées autour du respect du vivant. Progresser est possible. Vers un monde meilleur. Un monde imprégné d’humilité devant la vie qui nait, fragile et encore innocente, vie réelle et dont la proximité nous plaque au mur parfois opaque de nos émotions. Telle une expérience artistique intime, profonde et unique. Opportunément loin du fonctionnement technique, comptable, financier, surveillé, numérique, virtuel, de la déesse machine qui nous tient à l’œil. Nécessité impérieuse d’une vision optimiste. Vision qui politise le privé, pour une vie plus joyeuse.
J’ai l’intime conviction aujourd’hui, dans ma quête d’égaliberté, d’un double mouvement nécessaire : d’une part celui de la construction, entre femmes plurielles et multiples, d’un lien solidaire, fraternel, ou plutôt sororel (inventons le mot sororel), et d’autre part celui de l’implication des hommes dans le soin à autrui. Différentes voix nous invitent à un développement monumental de la sororité.
Je pense là au récent ouvrage de Chloé Delaume, Mes bien chères sœurs, ou au plus ancien de bell hooks De la marge au centre, qui contient un chapitre très galvanisant sur la sororité, ou encore aux remises en cause du principe républicain de Fraternité qui excluait dès le départ les femmes et les hommes non identifiés comme blancs, comme l'analyse Réjane Sénac dans son essai Les non-frères au pays de l’égalité, la politologue prônant le terme plus inclusif d’Adelphité. Emilie Hache a également coordonné Reclaim, un magnifique ouvrage collectif qui rassemble des engagements unissant et concernant en premier lieu des femmes, notamment autour du vivant et de l’écologie (cf. page bibliographie évolutive).
Sororité… Tiens, ce mot n’existe pas dans le dictionnaire de mon logiciel de traitement de texte… tout est dit. Sororité. Mot à intégrer davantage dans le logiciel social aussi. Le soutien entre femmes uniques, éloignées les unes des autres, partageant pourtant partout dans le monde, entre autres expériences communes, l’injonction, les responsabilités, joies et effets de la reproduction sociale. De la fabrication des personnes. Même si certaines ne deviennent jamais mères.
Une description très pertinente des enjeux de la reproduction sociale invisible et dévalorisée, dévolue partout aux femmes au profit du capitalisme, est faite dans le Manifeste Féminisme pour les 99%, de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharua et Nancy Fraser.
Ce soutien pourrait se traduire par une empathie systématique. Ne pas juger l’autre, accueillir ses choix, sa voix, sa voie. Ses comportements ne me nuisent pas, même si ce ne sont pas les miens. Je vais tenter de comprendre sa situation à elle, pourtant éloignée de la mienne. De l’accepter comme sa réalité. Son contexte. M’obligeant à une sortie de moi-même. Sortie d’autant plus difficile que je me sens moi-même contrainte. Ce soutien-là implique qu’aucune de nous ne participe à la police du genre qui dicte à d’autres femmes leurs comportements. En tant que femme-comme-il-faut. Ou potentielle mère-comme-il-faut. En tant que femme telle que je me suis façonnée, pour faire plaisir, plaire, être acceptée, aimée. Faire des enfants ou pas. Travailler beaucoup ou pas. Tard ou pas. S’habiller comme ci ou comme ça. Travailler à temps plein ou pas. Demander un temps réduit ou pas. Une augmentation ou pas. Confier ses enfants ou pas. Se marier ou pas. Partir ou pas. Rester ou pas. Travailler de nuit ou pas. S’inscrire en mécanique ou pas. En informatique ou pas. Fréquenter telle personne. S’exprimer de telle façon. Se maquiller ou pas. Cuisiner ou pas. S’unir avec un homme bien plus jeune ou pas. Parler fort ou pas. Jouer au rugby ou pas. Suivre un régime ou pas. Se délecter de chocolat ou pas. Assumer son corps ou pas. Se moucher fort ou pas. Faire la liste de courses ou pas. Coucher ou pas. S’épiler ou pas. Porter des robes ou pas. Des bijoux ou pas. Teindre ses cheveux ou pas. Déborder d’ambition ou pas. Désirer un homme ou pas. Une femme ou pas. Faire plaisir ou pas. Croiser les jambes ou pas. Sourire ou pas. Dire des mots vulgaires ou pas. Crier sa colère ou pas. Avoir besoin d’un homme ou pas. En inviter un à danser ou pas. Sortir seule ou pas. Tard ou pas. Voyager seule ou pas. Faire du vélo ou pas. S’engager ou pas. Militer ou pas. Prendre la parole ou pas. Ecrire ou pas. Créer ou pas. En tant que femme. Se mettre au pas… ou pas.
Ce dressage des femmes aux normes de genre qui leur sont imposées, y compris par d’autres femmes, est dénoncé par bell hooks dans un chapitre dédié à la sororité dans De la marge au centre. Elle y enjoint les femmes à s’unir : « Les femmes doivent apprendre à endosser la responsabilité de lutter contre des oppressions qui ne les affectent pas forcément à titre personnel ». Donc à se tolérer, à s’écouter les unes les autres, à dépasser ce qui les oppose et à accorder de la valeur à tous les rôles qu’elles exercent : « Si le sexisme enseigne aux femmes à être des objets sexuels pour les hommes, il se manifeste aussi dans les attitudes méprisantes et supérieures que peuvent adopter des femmes qui ont rejeté ce rôle à l’encontre de femmes qui ne l’ont pas fait. Le sexisme amène les femmes à dévaloriser les tâches parentales et à surestimer la valeur des emplois et des carrières. », analyse-t-elle.
Je rêve d’un ébranlement de cette mise au pas des femmes. Et s’il se trouvait facilité par un réel avancement des hommes dans l’actuel damier de la parentalité ?
Après la publication d’une trentaine de témoignages inspirant d’éventuelles réflexions, ce texte dense annonce mon argument à venir de façon synthétique. Il partage, en quelque sorte, une vision.
Chaque témoignage précédent semble plaider en faveur d’un mouvement, d’un recalage, d’une remédiation. Chacun d’eux m’a fait lever un sourcil. Parfois les deux. Réflexe opportunément exploité pour agrandir son œil, son regard, sa prise de vue, son panorama. Saisir ce panorama pour élaborer une grande vision. Voyons quelles en seraient les lignes fortes.
Tout part d’un rêve.
Inspiré de nos grands textes. Il commence par la Liberté. Cette possibilité d’être, d’agir, de penser, conçue comme accessible à quiconque. Egalement exerçable. Liberté toute théorique en réalité, puisqu’entravée de multiples façons dans les faits. Défaire ces entraves. Parmi elles, l’exercice de la police du genre. Être née « femme » ou né « homme » joue à plein dans ce contrôle social qui façonne et enferme les identités. Ce contrôle qui limite, selon la catégorie de sexe, perspectives et rêves. Besoin universel d’un bouclier anti-empêchements. Ainsi que d’une posture anti-empêchements. Il est temps que face à ces empêcheurs ou empêcheuses de vivre pleinement (qui peuvent résider en soi-même), se déploient l’attention à autrui, la bienveillance et l’entraide. Il est temps que le principe étroit de Fraternité grandisse pour devenir mixte dans les faits comme dans les mots, qu’il grandisse pour se muer en solidarité, et qu’il se nomme ouvertement sororité quand l’enjeu est de louer, d’affirmer ou de constater aussi le soutien entre femmes. Il est temps de porter un regard critique sur la chaine d’« entraide » domestique et familiale. Parce qu’elle est à ce jour quasi-exclusivement féminine, de plus en plus marchandisée, et au service des foyers les plus aisés. Sous cette forme, elle produit ou conforte, entre classes sociales et entre femmes, des inégalités et une dépréciation de la valeur de ces tâches. Pourtant, il est temps d’accorder à ces activités humaines une juste place. Temps de reconnaître la vulnérabilité comme constitutive de la vie. Temps qu’hommes et femmes s’y préparent, s’y confrontent, s’y consacrent, s’emploient à la soutenir dans tous les sens de ces termes. Pour l’apprivoiser, la respecter, la prendre en charge. Universaliser l’humilité. Mon rêve se poursuit à la lumière de l’Egalité, qui ne brille que si l’accès au monde est possible pour toutes les personnes. Que si leurs libertés se rapprochent, qui qu’elles soient. Que si elles ne sont pas empêchées, en tant que. Dans ce domaine, il est temps de convenir que la progression massive des femmes dans le travail rémunéré a été stoppée net par leur spécialisation domestique et familiale, ce rôle encore sexué qui libère de ces fonctions la plupart des hommes en couple tout en leur offrant du temps… Ce temps précieux qui ouvre des perspectives à qui peut décider de son usage. Il est temps de convenir que les tentatives des hommes d’investir la maisonnée sont encore balbutiantes ou contrariées. Il est donc temps aussi, avec l’assentiment des femmes, qu’ils se déplacent dans l’échiquier des rôles de la vie. Qu’ils s’émancipent du travail encore central dans leur existence, pour enfin prendre leur juste place (et leur juste part) dans le travail ménager. Qu’ils soutiennent et valorisent davantage les activités de la reproduction sociale. Qu’ils s’occupent autant de leur progéniture que leurs compagnes et qu’ils accompagnent, par leur présence active, leur retour au travail. Il est temps de reconnaître que si une naissance modifie l’équilibre d’un couple, l’organisation sociale a le pouvoir de l’anticiper pour favoriser les équilibres. Il est temps d’admettre que la portée d’une seule mesure, si elle est ambitieuse, juste et solidaire, peut être large et bénéfique, à la fois pour les femmes, les hommes et les enfants. Et que la décision d’un congé paternité d’envergure, en affirmant et promouvant enfin d’égales responsabilités et libertés pour les deux parents, serait de celles-ci.
Qui cette opportune mesure concernerait-elle vraiment ?
Il s’avère, après investigation chiffrée, que le travail, dont la forme très principale est le salariat, a concerné, concerne, ou concernera quasiment toute la population. Que si un quart des ménages conjuguent parentalité et travail simultanément, pour la plupart des autres cette coordination acrobatique leur a été ou leur sera familière. Que les couples de même sexe, extrêmement minoritaires dans les ménages recensés, espèrent aussi cet équilibre de vies parallèles. Il s’avère toutefois que les modes de garde en France prennent en charge moins de trois jeunes enfants sur cinq, plus de deux sur cinq vivant aux soins d’un membre de leur famille. Que ce rôle revient massivement à des femmes, dans l’accueil familial aussi bien que professionnel. Il s’avère qu’après une naissance, une mère réduit ou cesse temporairement son activité cinq fois plus souvent qu’un père.
Cette organisation sociale se révèle dans un phénomène résistant que je nommerai ici ERPES (Ecart de Revenu Persistant Entre les Sexes), avec un jeu de mots dont la qualité reste à apprécier. Les femmes touchent en effet 25% de moins que les hommes en moyenne, ce qui, moins connu, signifie qu’eux perçoivent 33% de plus qu’elles. La recette de ce déséquilibre financier se transmet de génération en génération. La voici.
Se placer dans une société qui promeut d’une part la mise en couple hétérosexuel avec partage de logement et projets d’enfants, et d’autre part le travail rémunéré générateur de croissance, dit « productif ». Veiller à ce qu’une partie importante de la population soit au fond d’elle préparée, en toute incohérence avec les discours égalitaires, à l’exercice de fonctions complémentaires et hiérarchisées, différenciées selon le sexe : aux hommes plutôt le travail productif (la « valeur » créée), aux femmes plutôt la reproduction sociale (les « coûts » générés, j’exagère à peine). Dans la suite des avancées féministes, faire croire aux femmes qu’elles sont « libérées » de leur foyer grâce à un emploi rémunéré et à de l’électroménager performant, mais les éduquer toujours à en devenir les spécialistes ou du moins les maîtresses (« de maison »). Faire croire à un maximum d’hommes que ‘le travail rémunéré, c’est la vie’. Répandre l’idée que seule la femme dans un couple doit équilibrer et finalement arbitrer entre travail et famille. Que l’économie du couple est le critère à considérer avant tout dans cette décision. Maintenir un congé d’accueil de naissance extrêmement différencié qui écarte d’office les femmes du travail mais rapproche les hommes du leur. Chaque année, autour du huit mars, s’étonner, se désoler de constater le goût amer de la préparation obtenue. Eviter de faire savoir que cet ERPES « mélange complet » a des variantes plus amères encore, qui sont par ordre croissant d’amertume : l’ERPES spécial « couples », puis spécial « parents », enfin spécial « parents de famille nombreuse ». La moins amère étant l’ERPES spécial « célibataires ». Annoncer la réduction de l’ERPES mais se résigner à la célérité actuelle du partage des tâches domestiques et familiales : le point presque mort. Admettre que les femmes soient très majoritaires dans la population à temps partiel et, pour celles qui l’ont « choisi », que cette option soit le plus souvent employée à conforter les rôles de sexe dans le couple. Veiller à présenter les données de façon à masquer ces problématiques. Par exemple, grâce à une comparaison des revenus en équivalent temps plein, ou en taux horaire, ou encore sans la situation conjugale ou parentale. Ajouter un soupçon de règlementation injuste, comme le tarif des heures effectuées en sus d’un contrat salarié, qui lèse les temps partiels (donc plutôt des femmes). Prolonger ensuite la division des rôles sexués au delà des couples, c’est-à-dire dans la sphère professionnelle : orienter et recruter plutôt des femmes dans des métiers du lien et du soin, moins rémunérateurs, plutôt des hommes dans les métiers plus valorisés financièrement et socialement. Veiller ensuite à placer plus de femmes en bas et d’hommes en haut de l’échelle, pour que la ségrégation verticale prenne bien. Mélanger de façon à ce que celle-ci se diffuse dans tous les domaines professionnels. Enfin, saupoudrer le tout d’un ingrédient mystère appelé fréquemment « part inexpliquée », au lieu de « discrimination selon le sexe ». Voici donc l’ERPES annuel fin prêt, pas vraiment revisité. Préparation à l’ancienne, au goût peu amène.
Pour remédier à cette affection persistante, il est temps d’inventer un nouveau remède.
Il est temps d’impliquer autant chaque parent dans la responsabilité et la tâche parentales. La réforme ambitieuse du congé paternité est une voie très prometteuse. Pour réduire ces inégalités entre les sexes, des options plus ou moins réalistes ou complexes à mettre en œuvre sont étudiables, telles que « moins de parents au travail », « des services publics au service du travail », « temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels », « temps partiels compensés et partagés ». Cependant, présumer les pères aptes au paternage apparaît comme un scénario plus que défendable. En outre, la mesure serait solidaire, comme l’est un impôt consenti.
Cette idée peut perturber, effrayer… et par conséquent soulever de nombreuses objections, comme toute proposition de changement. Cependant, une telle loi bénéficiera à toute la famille, en créant pour le père un droit responsabilisant, pour la mère un soutien libérateur et pour l’enfant un lien exemplaire.
Pour y parvenir et permettre ainsi le développement de responsabilités et libertés plus égales sur le plan domestique, familial et professionnel pour tous les parents, quel que soit leur sexe, ce congé paternel doit créer pour le père une situation proche de celle que vit la mère (comme c’est le cas en Islande). Le congé du père doit donc être à la fois 1) suffisamment long, pour que la rupture professionnelle soit équivalente à celle des mères, 2) obligatoire donc non négociable, comme c’est le cas pour une mère salariée, 3) justement rémunéré, et 4) en partie consécutif à celui de la mère, afin qu’il se sente et se révèle autonome dans le soin du bébé.
Propositions logiques et pragmatiques.
Il est temps.
Temps d’un mieux-être général.
Avant d’y arriver, commençons, comme annoncé, par le rêver.