Elle a quatre ans et fait de toi le plus heureux des pères. En ce moment inquiet toutefois. Elle va rester plusieurs jours dans cet hôpital, le temps nécessaire pour maîtriser l’infection. Vous décidez de vous partager la veille nocturne avec sa mère, en alternance, dans le fauteuil de repos prévu à cet effet. Tu as à cœur de t’occuper de ta fille le mieux possible et autant que sa mère ; vous avez opté pour la garde alternée lors de votre séparation. Tu sais d’expérience endosser tous les rôles, c’est ce que tu as toujours fait avec ton fils aîné, dont tu as la garde. Comme ce sera ton tour ce soir, pour la deuxième nuit, vous en informez le personnel. L’annonce semble faire naître une gêne immédiatement perceptible dans le regard de l’infirmière. Elle te prend à part. « Ce ne sera pas possible. La famille de l’autre enfant, celle qui partage la chambre, n’est pas d’accord avec votre présence. Elle souhaite que ce soit la mère qui reste. » Tu es contrarié alors tu essaies de comprendre. Peut-être a-t-elle peur que l’intimité de la petite ne soit pas respectée ? Tu proposes de sortir autant de fois que nécessaire, dès qu’on te le demandera. Nouveau refus de l’infirmière. Qui suggère que l’hôpital soutient ce point de vue. Tu te sens démuni. Un peu en colère aussi. Tu es son père, tu as ta place avec ta fille, non ? Pourquoi ne te propose-t-on pas une chambre pour elle seule alors ? Nouvelle réponse négative de la part du mur hospitalier. Tu ne veilleras donc pas ta fille les nuits. Sa mère devra malgré elle et malgré toi assumer seule chacune d’entre elles parce que c’est une femme… alors que toi, son père, tu es empêché en tant qu’homme. La présence masculine parentale est potentiellement suspecte la nuit dans cet hôpital.
Que la responsabilité parentale soit réellement assumée par les deux parents ? Cela n’est pas le sujet. Que sa mère exerce une activité professionnelle (incroyable !) et doive effectuer ses journées un minimum reposée ? Pas le sujet non plus. Qu’à son travail on nourrisse un éventuel ressentiment vis-à-vis de ces mères qui ne sont pas toujours disponibles ni en forme, sont absentes, prennent des jours de façon inopinée parce qu’elles « ont des responsabilités familiales, elles… (et eux, qu’ont-ils ?) » ? « Ha, ces femmes, il leur faudrait tout… Mais, non, qu’elles choisissent ! Qu’elles se mettent bien dans la tête que ce n’est pas compatible de travailler et de s’occuper de jeunes enfants ». Pas le sujet. Qu’elle puisse être soulagée de la moitié des nuits, elle qui a la garde de ses deux autres enfants nés d’une autre union ? Pas le sujet non plus.
Des années après, tu reparleras de cette semaine passée par ta fille dans un hôpital public français, pendant laquelle on t’a sommé de ne pas assumer ta part de parentalité, pour la reporter sur la mère de ta fille, parce que toi, tu es un homme. Avec l’arrière-pensée que tout homme en présence d’enfants est potentiellement un intrus. Ou pire, un suspect (quelle autre raison ?). Alors soupçonné d’être quoi ? Un voyeur… Voire un prédateur, un agresseur, un auteur d’abus sexuels sur enfants qui s’ignore peut-être encore. On se charge de lui révéler alors : il aurait des pulsions ‘naturelles’. En tant qu’homme. Il ne saurait pas se contrôler. L’étiquetage d’un individu, au nom d’une croyance portant sur tout le groupe des hommes, prend toute son importance là. En revanche, dans un contexte identique, aucun questionnement ne serait déclenché concernant la mère, en tout cas pas de manière généralisante, juste du fait de son sexe. Quel message symbolique est envoyé par l’hôpital sur les hommes et sur les femmes dans cette situation ? Ce message défend-il l’égalité entre les sexes théoriquement défendue dans nos valeurs républicaines ? Pas vraiment. Tu feras aussi le lien avec cette maîtresse, pourtant elle aussi fonctionnaire, supposée défendre nos ambitieux principes affirmés sur les frontons des écoles. Elle te demandait régulièrement de voir la mère de ton fils, avec moult sous-entendus sur ton incapacité à jouer à toi seul le rôle des deux parents, alors qu’aucune situation équivalente chez les mères dites isolées – pourtant très répandue – ne suscite un tel acharnement à exiger la présence de l’autre parent…
D’autres postures professionnelles existent bien sûr à l’hôpital. Des médecins refusent de conditionner la présence parentale au sexe du parent et le font entendre à leurs publics comme à leur personnel. Certains établissements tentent même de normaliser le paternage. Encore trop rares, ils se positionnent dès la naissance pour un véritable accueil du parent qui n’accouche pas. Le 12 avril 2019, un court reportage sur France 3 révèle qu’à Grenoble, une maternité privée accueille les deux parents dans un lit double. Pour permettre au lien avec l’enfant de se construire dès que possible, pour faire une juste place au deuxième parent, et pour soutenir la mère. Les fonds pour l’achat de ces deux lits doubles ont été réunis grâce à un financement participatif, suite à une demande de parents d’accueillir le papa, « pour lui offrir la possibilité de vivre au même titre que les mères les premières nuits à la maternité » (Huffington Post[i]). « Question de confort, et aussi d’égalité. “C’est vraiment un dispositif qui permet au papa de jouer son rôle en alternance avec la maman“, souligne le père de l’enfant. Pour leur premier enfant, il y a trois ans, le papa avait eu droit à un lit d’appoint. Rien à voir avec cette nouvelle expérience, qui comporte aussi d’autres bienfaits. “On considère qu’après un accouchement, alors que c’est l’instant où, vraiment, l’hormone du lien, qu’on appelle l’ocytocine, est délivrée en quantité astronomique, on se dit qu’il faut vraiment continuer à maintenir ce lien et que le papa puisse continuer à être collé, serré contre sa compagne et pouvoir admirer sa petite merveille à côté sans être dans un lit d’appoint ou sans avoir l’obligation de rentrer chez lui“, explique Alexandra Licina, sage-femme. Dans la majorité des chambres, lit simple et lit d’appoint restent la norme. Mais la maternité aimerait passer de deux à neuf lits doubles. »[ii]
« Il y a toujours eu, et il y aura toujours, de bons et de mauvais pères (et mères) et cela n’a rien à voir, ni avec le divorce, ni avec l’émancipation féminine : c’est une question de disposition psychique à la parentalité, de disponibilité, de bienveillance et de générosité. »
[i] Source : https://www.huffingtonpost.fr/entry/maternite-grenoble-lits-doubles_fr_5cac56fae4b01b34503af246
[ii] Source : « Naissance : un lit familial à la maternité », France 3 Auvergne Rhône Alpes, 12 avril 2019 – https://www.francetvinfo.fr/societe/mariage/peres-et-garde-partagee/naissance-un-lit-familial-a-la-maternite_3395047.html