« Que la possibilité d’un monde meilleur nous obsède. Gueulons, luttons, griffons, éradiquons, refusons. Poignardons le conformisme. Plastiquons la lâcheté. Imaginons. Proposons. Risquons. Tant pis s’il nous faut pour cela sacrifier un morceau de carrière et quelques relations sociales. A quoi servent nos pas sur Terre, si nous passons pour nous taire ?
Réveillez-vous, rêvez. »
Les mots de l’essayiste et antispéciste Aymeric Caron, qui mettent un point final à son essai Utopia XXI, me parlent un brin. Personnellement. Adaptations à la clé bien sûr.
Il se trouve que je prône une remise en cause de l’ordre actuel. Donc un… désordre, en voie d’un nouvel ordre, s’il en fallait un.
Pour identifier mes motivations, je me tourne vers la pensée de Marshall B. Rosenberg, puisqu’un détour par la communication non violente ouvre à l’accueil et à la connaissance de ses émotions. Or, d’évidence, parmi elles, c’est la colère qui préside à mon engagement. La colère est courante, banale, épuisante mais inépuisable tellement ses motivations sont multiples. Vivifiante aussi, et surtout exprimable, afin qu’elle ne s’imprime pas. Tout va bien tant qu’elle reste une alerte, une étincelle qui permet de construire et d’éclairer la suite. Tant qu’elle ne se transforme pas en brasier, en agression envers soi ou autrui. La colère est bénéfique, parce qu’elle indique où se situe la limite à ne pas franchir. Elle est l’émotion qui survient quand la situation présente est inacceptable, quand l’injustice nous prend aux tripes, quand le respect n’est pas de mise, quand la dignité est atteinte, fût-elle la sienne ou celle d’autrui. La frustration, l’intrusion dans notre territoire et l’entrave à notre liberté sont à son origine. Le besoin qui en découle est un bouleversement, une rupture pour une nouvelle voie, pour un nouvel ordre des choses, un changement (de situation, d’attitude, de loi, etc.). Elle fait place à l’imagination… « Il faut que ça cesse », « Il faut que ça change » pour recouvrer une situation acceptable, une situation juste. Pour recouvrer son intégrité, se recouvrer soi-même. La suite logique est de revendiquer cette nouvelle orientation nécessaire. De faire advenir le changement souhaité.
Oui, comme Aymeric Caron, la possibilité d’un monde meilleur m’obsède moi aussi. Monde à modifier, non techniquement ou génétiquement, mais humainement, socialement et politiquement. Monde qui serait plus respectueux des libertés des personnes, celles des femmes, ainsi que celles des hommes et des enfants. Tous êtres humains aujourd’hui emprisonnés dans des rôles prescrits, en particulier selon le sexe qui leur a été attribué à la naissance.
Pour continuer avec les mots de l’auteur d’Utopia XXI, la prise de parole écrite sera ma façon de gueuler, l’argumentation et la lecture assidue ma façon de lutter, le récit et l’analyse situationnelle ma façon de griffer, la critique de l’ordre existant ma proposition d’éradication, la mise à jour des injustices ma manière de les refuser. Ma méthode pour poignarder le conformisme est le questionnement des normes ; il est au cœur de mes actions en milieu éducatif et professionnel depuis leurs débuts, en 2012.
Le positionnement critique et le souhait d’un monde plus juste m’obligent. A imaginer, proposer, risquer la controverse, l’exposition, le conflit relationnel, dans mon activité professionnelle ou avec mes proches. Projections plausibles et inconfortables. Régulièrement, me réveiller en réalisant que mes indignations peuvent être partagées pour faire advenir un monde meilleur. Le rêver. Parvenir à le formuler et vouloir fort être écoutée.
Ecrire dans la perspective d’être lue : voici une démarche utopique. Malgré les nombreux messages limitants, protecteurs souvent, empêcheurs aussi, parfois condescendants ou défaitistes, que j’ai reçus concernant mes initiatives pour une meilleure marche du monde, elle n’est pas la première de mon existence. Ce ne sera pas la dernière non plus : les précédentes m’ont prouvé que des utopies peuvent germer et parfois pousser au plus près de soi.
Jeune, j’ai commencé par m’indigner de la moindre place accordée à la parole et aux ambitions des femmes dans ma famille. Puis du regard condescendant régulièrement porté sur elles à mon travail. Puis de la façon dont mes enfants étaient enfermées par leur entourage ou par les publicités dans leur supposées caractéristiques féminines. Puis de la faible ambition des politiques d’égalité professionnelle autour de moi. Puis de l’impossibilité de mener sereinement de front vie familiale et vie professionnelle. Et d’avoir à rendre des comptes en permanence sur le sujet. Puis de l’organisation du travail qui concentre une grande partie de l’activité chez les personnes en responsabilité d’enfants, alors que c’est la période la plus occupée ! Puis des raisons qui amènent surtout des femmes au temps partiel, subi ou pseudo-choisi. Puis de l’écart énorme de situations entre les femmes. Puis des actions dites « diversité » qui stigmatisent ou protègent au lieu d’émanciper et de renforcer. Puis de la difficulté de faire entendre sa parole sur le sujet à titre individuel. Partout. Pendant un an, j’ai tenu un journal de mes lectures et de mes indignations. Utile canalisation de tensions accumulées.
Pour mettre fin à cette période et enfin agir sur quelque chose, après dix-sept ans d’activité professionnelle dans l’industrie, j’ai décidé de me changer d’abord. D’apprendre, d’écouter, d’entreprendre une réflexion ouverte et étayée. J’ai repris mes études dans le but d’effectuer une recherche sur les possibilités d’exercer tous ses rôles sociaux simultanément dans sa vie. Le sujet qui m’obsède, depuis que je suis mère, est le temps. Car comme le décrit la psychanalyste Sylviane Giampino dans son ouvrage Toutes les mères qui travaillent sont-elles coupables ?, « S’interroger sur le temps c’est réfléchir sur la vie. S’interroger sur le temps qui passe pour ceux qu’on aime et pour soi-même, c’est rechercher le sens de sa vie. Dans une famille, c’est interroger ce que l’on veut transmettre à ses enfants pour que leur vie ait un sens et qu’à leur tour ils donnent le sens de la vie à leurs descendants. »
L’Université Lyon 2 m’accueille en Master 2 Recherche en Droits de l’Homme en 2005. C’est parti pour une recherche juridique… Le tout nécessitera un investissement phénoménal… mais tellement épanouissant ! Recherche à laquelle j’ajoute une dimension sociologique, puisque mon congé individuel de formation me permet de passer ce diplôme en deux ans à temps partiel.
Lien vers ce mémoire de recherche de Master 2 Droits de l'Homme (qu'il faudrait absolument rebaptiser droits humains) présenté en 2007 à l'Université Lyon 2 : Le libre emploi de ses temps : l’émergence d’un nouveau droit du salarié ?, par Violaine Dutrop-Voutsinos, direction Antoine Jeammeaud et Sylvie Schweitzer
Quand mon regard s’est suffisamment élargi, à force de creuser dans le droit conventionnel, la littérature juridique, le cours d’histoire des droits des femmes et les entretiens que j’avais menés auprès d’hommes qui s’étaient mis en écart par rapport à la norme du travail à temps plein, ma colère a pu se transformer en propositions et me faire imaginer la forme d’un engagement pour l’égalité des sexes. Côté professionnel, nouveau métier pour acquérir des compétences en conception et animation de formation, ainsi qu’en sociologie des organisations et conduite du changement. Côté action citoyenne, fondation en 2010 de L’institut EgaliGone, qui encourage l’éducation égalitaire entre les sexes depuis la région lyonnaise, de diverses manières, notamment en créant des ponts entre les savoirs universitaires et les pratiques professionnelles, avec de multiples partenaires. ‘Des stéréotypes en moins, des choix en plus’ est notre slogan. Les structures socio-culturelles, l’éducation scolaire et non-scolaire ainsi que les collectivités publiques de la région nous connaissent à présent, pour nos outils et nos interventions, comme pour les thématiques que nous approfondissons : conduites à risques, jeux, sport, littérature jeunesse, postures éducatives, etc. Pour notre attachement à la mixité aussi. A l’implication des hommes dans notre quête d’égalité. Pour notre revendication de liberté indissociable de l’égalité. Pour notre approche qui défend un changement éducatif pour l’ensemble des enfants. Qui défend la sortie des enfermements que constituent les normes de sexe et les attentes sociales qui en découlent pour chacun et chacune d’entre nous. Il s’agit de concrétiser l’égalité des chances pour obtenir une égalité des places. Les deux.
Peu à peu, à mes interventions régulières auprès du monde éducatif via EgaliGone se sont greffées des réponses à de nouvelles demandes émises par d’autres milieux professionnels, certaines en collaboration avec des spécialistes des mondes de l’université, de l’entreprise ou de l’éducation populaire. Ces quelques années d’accompagnement et de formation aux questions de genre m’ont conduite au besoin impérieux de compléter mon action de terrain par une revendication publique.
Lorsqu’elle écrivait son livre Tu seras un homme féministe mon fils (Marabout, 2018), la journaliste Aurélia Blanc m’a sollicitée pour un entretien en tant que fondatrice de L’institut EgaliGone. Cet échange m’a confortée dans ma démarche, la lecture de son indispensable livre aussi. Comme une des suites politiques possibles de l’éducation égalitaire de nos fils. La revendication qui m’apparaît aujourd’hui la plus urgente, juste, nécessaire, l’élément déclencheur qui permettra que peu à peu les libertés effectives des hommes et celles des femmes soient enfin égales (ceci est une des formulations les plus proches de ma quête féministe, qui interroge de plus en plus les rapports de pouvoir) est la mise en place politique et sociale du paternage impliquant. Il s’agit de bousculer les idéaux de la masculinité… et ceux de la féminité. Il s’agit d’équilibrer les rôles.
Pour ce faire, j’ai d’abord choisi le récit pour exprimer mon indignation répétée. J’ai d’abord choisi de raconter la vie, comme le suggère si bien Pierre Rosenvallon. Sélection d’indignations donc. Quelques unes seulement ; il y en aurait des milliers d’autres à rapporter ici. J’ai d’abord choisi des récits, devrais-je plutôt dire. Des récits variés, mais qui ne visent pas à représenter l’ensemble de la population. Mon texte n’est absolument pas une démarche universitaire, qui aurait notamment nécessité une analyse rigoureuse d’entretiens. En outre, mon regard est bien sûr situé : je parle depuis ma place de femme diplômée blanche et préparée initialement à la prise de responsabilité en entreprise. Mon propos ne prétend pas à l’universalité. De temps en temps, toutefois, je propose une navigation dans différentes places, afin de révéler des positionnements pluriels autour d’une même situation : l’enfant, la femme, la mère, le père, l’amie… même si une majorité des vécus sont les miens.
Depuis que je conçois et anime des formations pour adultes, j’accorde une place prépondérante à l’expérience parlée en récit. L’histoire vécue racontée oralement, cheminement émotionnel inclus, fait bouger le regard, les opinions, suscite des ressentis inattendus. Elle engage le récitant, elle oblige son public, elle place l’animatrice en retrait. Elle fait grandir les personnes ainsi que leur parole. Elle fabrique un lien immédiat et fort au sein du groupe. Elle érige un miroir dans lequel se regarder, une fenêtre dans laquelle se projeter. Elle balaye des opinions toutes faites et les remplace par des vérités personnelles, des vécus inattaquables laissant un auditoire empathique, respectueux et uni devant la confiance accordée au groupe, devant l’altérité. Ma démarche ici ne peut pas être entièrement la même, puisque c’est par écrit que je témoigne, seule, de différentes expériences vécues, par moi ou par d’autres. Elles sont parfois mêlées en un seul récit. Elles sont parfois restituées davantage à travers les émotions créées que par l’exactitude totale des faits. Par ailleurs, mon public est invisible, comme l’est sa réception… Derrière mon texte, en livrant ces témoignages, je ne suis plus l’animatrice en retrait.
Ensuite, après ces bribes de vie, accompagnées souvent de commentaires, vient mon plaidoyer. Il se termine par les dimensions qui me semblent irréductibles de ce paternage impliquant, dont les termes restent toutefois à débattre, au delà de ma propre réflexion.
Et puisque je prône la liberté, mon clavier-crayon en a profité pour m’échapper et lâcher prise à plusieurs reprises, de façon sans doute inégale… (Et quelquefois en dehors du thème sur ce blog personnel, au fil de mes indignations et inspirations !) Cependant, comme première étape de satisfaction de mon besoin de changement, qui peut utilement commencer par soi-même, ce remède m’a fait beaucoup de bien.
J’espère vivement que ce plaisir sera contagieux.
Violaine Dutrop