Vous arrivez sur les lieux le plus vite possible. Comme à chaque fois, ton taux d’adrénaline augmente et tu es légèrement nerveuse. Cette femme vient sans doute de faire une fausse couche. Le temps de jeter un coup d’œil… Il y a du sang partout. Elle est allongée par terre, le regard dans le vague, puis se contorsionne de douleur. Elle est jeune, toi aussi. La vingtaine. Ton ancienneté de professionnelle se compte en mois, même si tu es volontaire depuis tes seize ans. L’intervention suprême, c’est le feu. Celle de tous les jours, c’est un coup du sort ou un coup du corps. L’accident domestique ou de circulation, l’accident de santé. Parfois la catastrophe naturelle, ou climatique, ou industrielle. Souvent la panique, la misère, la détresse, la violence, la vieillesse, la solitude. Une personne âgée qui tombe chaque semaine. La même. Vous lui rendez sa visite hebdomadaire quand vous venez la relever. Votre mission, c’est l’écoute, l’empathie, la bienveillance, le discernement, la capacité à rassurer. La prudence et la prise de risque à la fois, le secours physique et moral, l’imagination, le pragmatisme, la collaboration. Le déblaiement parfois. La bonne réaction. Vite. En équipe. La caserne dans laquelle tu as été affectée compte très peu de femmes. Tu en fais partie. La toute jeune apprentie qui observe ses collègues, note tout mentalement, se nourrit de tous leurs réflexes, leurs gestes, les paroles apaisantes qu’ils adressent aux victimes, leurs questions pertinentes pour effectuer une intervention adaptée, humaine, efficace. Qui permettra de passer le relais aux services suivants, aux urgences quand c’est nécessaire. Tes collègues t’ont prévenue dans le camion. « C’est toi qui questionnes la victime, qui lui parles, qui la soutiens. Tu feras ça mieux que nous : tu es une femme. Ce sera moins maladroit. Tu trouveras les bonnes questions. Elle sera plus à l’aise avec toi. » Propulsée dans le réel, du haut de tes vingt-et-un ans. Tu t’approches de la victime. Manque de bol et de bouteille, tu n’as jamais côtoyé ni accompagné de femme enceinte, ni veillé sur de très jeunes enfants, ni assisté à un accouchement, ni connu de près une femme qui avait fait une fausse couche. Tu es une femme, certes. Jeune aussi. Tu as bien identifié vos seuls points communs jusque là. Deux. Pas beaucoup, même si tes collègues t’en prêtent davantage. Tu fais de ton mieux. Tu questionnes, tu rassures, tu écoutes, tu accompagnes, tu es là… Tu transpires, tu doutes, tu souris, tu trouves les mots, tu entres en apnée, tu sors d’apnée, tu expires… Tu es soulagée, c’est fait. Elle a été confiée aux services d’urgence. Les dix minutes de trajet en ambulance t’ont paru une éternité mais tu t’es découverte capable d’assurer, malgré ta jeunesse et ton inexpérience, parce qu’on t’a présumée compétente. L’équipe t’a mise en première ligne alors que ta vingtaine aurait dû te réserver la deuxième. D’autant que dans l’équipe il y a bien des pères, ou des hommes dont les compagnes ont fait des fausses couches, ou encore des pompiers qui ont accompagné des femmes dans cette situation, du temps où le groupe ne comptait que des hommes… Depuis que tu es passée pro, c’est le seul domaine dans lequel on te renvoie à ta nature de femme : les femmes enceintes, les fausses couches, l’intimité des femmes… et les enfants aussi. On t’envoie systématiquement, quand les victimes sont des enfants. « Tu t’y prendras mieux », il paraît. « Ce sera moins maladroit… » T’as toujours pas d’enfants, alors qu’ils en ont tous ou presque, c’est pourtant à toi qu’est confiée la mission de leur parler quand tu es LA femme de l’équipage. Tu aurais un talent, un don qu’ont les femmes. Assurément. Bon, d’un côté, tu apprends plus vite en étant en situation. Alors tu vas pas te plaindre, puisque tu es là pour apprendre, pour faire de mieux en mieux. D’un autre côté, les hommes de la caserne se disqualifient davantage dans ces domaines en présence d’une femme dans l’équipe, donc ils acquièrent moins cette expérience et se sentent moins légitimes[1]. En y réfléchissant, c’est pas mal quand un de tes collègues est présent aussi. Parfois il te dit qu’il n’aurait pas pensé à telle ou telle question. Parce que maintenant que tu as quelques années d’interventions et plusieurs casernes à ton compteur, c’est partout pareil : quand on compte une femme ou un enfant parmi les victimes, c’est pour toi… parce que t’es une femme ! Voyons, que se passe-t-il dans l’autre sens ? Eh bien, il te faut reconnaître que dans les plus rares cas où l’intimité d’un homme est concernée… tu es bien contente de rester en retrait toi aussi. Toi non plus, dans ce cas, tu n’acquiers pas cette expérience-là.
Quelques années plus tard, tu te souviendras en souriant de ce malaise que tu avais plus jeune. Parce que tu t’y es faite à cette qualification supposée, maintenant qu’elle est avérée. Tu t’accommoderas de cette compétence dont on te fait crédit, même si elle ne colle pas avec la polyvalence que vous devez cultiver dans ce métier. Les gars, à part ça, font pas de différence… du moment que tu fais tes preuves. Les preuves, tu as dû les apporter jour après jour, davantage que tout homme pro dans les équipes. Parce que lui démarre avec un crédit quant à ses capacités physiques… Toi, en début de carrière, tu démarres à crédit zéro, parce que les femmes n’ont pas un barème équivalent dans les évaluations physiques au concours. Les remarques de tes collègues hommes sonnent encore à ton oreille. C’était « plus facile » pour toi de l’avoir, ce concours. Toi, tu étais « avantagée ». Qualifiée d’office pour les premiers soins aux femmes et aux enfants. Doit faire ses preuves pour toute action requérant des capacités physiques.
« Le care est une capacité que l’on trouve en tout être humain. Mais il est valorisé chez les femmes et dévalorisé chez les hommes. »
Sandra Laugier[2], philosophe[i]
[1] Un phénomène récurrent est important à mettre en lumière ici : lorsqu’une profession devient mixte alors qu’elle était très majoritairement voire exclusivement masculine, la division des tâches selon le sexe présente dans la société s’organise dans la profession, spécialisant ainsi les personnes. Ainsi la pédiatrie est-elle beaucoup plus investie par des femmes que la chirurgie. Ainsi l’armée compte-t-elle davantage de femmes dans l’administratif et plus d’hommes sur le terrain, alors qu’avant l’arrivée des femmes on trouvait des hommes, de fait, dans tous les emplois.
[2] Sandra Laugier a introduit en France l’éthique particulariste et l’éthique du care, parmi d’autres thèmes de recherche.
[i] Entretien avec Sandra Laugier, cité dans Le pouvoir de la bienveillance, p.89, Les hors série de L’OBS, n° 99, juillet 2018.
Depuis notre longue conversation téléphonique, j’apprécie de plus en plus tes publications, Violaine !!! Merci, beaucoup !!!