Après la publication d’une trentaine de témoignages inspirant d’éventuelles réflexions, ce texte dense annonce mon argument à venir de façon synthétique. Il partage, en quelque sorte, une vision.
Chaque témoignage précédent semble plaider en faveur d’un mouvement, d’un recalage, d’une remédiation. Chacun d’eux m’a fait lever un sourcil. Parfois les deux. Réflexe opportunément exploité pour agrandir son œil, son regard, sa prise de vue, son panorama. Saisir ce panorama pour élaborer une grande vision. Voyons quelles en seraient les lignes fortes.
Tout part d’un rêve.
Inspiré de nos grands textes. Il commence par la Liberté. Cette possibilité d’être, d’agir, de penser, conçue comme accessible à quiconque. Egalement exerçable. Liberté toute théorique en réalité, puisqu’entravée de multiples façons dans les faits. Défaire ces entraves. Parmi elles, l’exercice de la police du genre. Être née « femme » ou né « homme » joue à plein dans ce contrôle social qui façonne et enferme les identités. Ce contrôle qui limite, selon la catégorie de sexe, perspectives et rêves. Besoin universel d’un bouclier anti-empêchements. Ainsi que d’une posture anti-empêchements. Il est temps que face à ces empêcheurs ou empêcheuses de vivre pleinement (qui peuvent résider en soi-même), se déploient l’attention à autrui, la bienveillance et l’entraide. Il est temps que le principe étroit de Fraternité grandisse pour devenir mixte dans les faits comme dans les mots, qu’il grandisse pour se muer en solidarité, et qu’il se nomme ouvertement sororité quand l’enjeu est de louer, d’affirmer ou de constater aussi le soutien entre femmes. Il est temps de porter un regard critique sur la chaine d’« entraide » domestique et familiale. Parce qu’elle est à ce jour quasi-exclusivement féminine, de plus en plus marchandisée, et au service des foyers les plus aisés. Sous cette forme, elle produit ou conforte, entre classes sociales et entre femmes, des inégalités et une dépréciation de la valeur de ces tâches. Pourtant, il est temps d’accorder à ces activités humaines une juste place. Temps de reconnaître la vulnérabilité comme constitutive de la vie. Temps qu’hommes et femmes s’y préparent, s’y confrontent, s’y consacrent, s’emploient à la soutenir dans tous les sens de ces termes. Pour l’apprivoiser, la respecter, la prendre en charge. Universaliser l’humilité. Mon rêve se poursuit à la lumière de l’Egalité, qui ne brille que si l’accès au monde est possible pour toutes les personnes. Que si leurs libertés se rapprochent, qui qu’elles soient. Que si elles ne sont pas empêchées, en tant que. Dans ce domaine, il est temps de convenir que la progression massive des femmes dans le travail rémunéré a été stoppée net par leur spécialisation domestique et familiale, ce rôle encore sexué qui libère de ces fonctions la plupart des hommes en couple tout en leur offrant du temps… Ce temps précieux qui ouvre des perspectives à qui peut décider de son usage. Il est temps de convenir que les tentatives des hommes d’investir la maisonnée sont encore balbutiantes ou contrariées. Il est donc temps aussi, avec l’assentiment des femmes, qu’ils se déplacent dans l’échiquier des rôles de la vie. Qu’ils s’émancipent du travail encore central dans leur existence, pour enfin prendre leur juste place (et leur juste part) dans le travail ménager. Qu’ils soutiennent et valorisent davantage les activités de la reproduction sociale. Qu’ils s’occupent autant de leur progéniture que leurs compagnes et qu’ils accompagnent, par leur présence active, leur retour au travail. Il est temps de reconnaître que si une naissance modifie l’équilibre d’un couple, l’organisation sociale a le pouvoir de l’anticiper pour favoriser les équilibres. Il est temps d’admettre que la portée d’une seule mesure, si elle est ambitieuse, juste et solidaire, peut être large et bénéfique, à la fois pour les femmes, les hommes et les enfants. Et que la décision d’un congé paternité d’envergure, en affirmant et promouvant enfin d’égales responsabilités et libertés pour les deux parents, serait de celles-ci.
Qui cette opportune mesure concernerait-elle vraiment ?
Il s’avère, après investigation chiffrée, que le travail, dont la forme très principale est le salariat, a concerné, concerne, ou concernera quasiment toute la population. Que si un quart des ménages conjuguent parentalité et travail simultanément, pour la plupart des autres cette coordination acrobatique leur a été ou leur sera familière. Que les couples de même sexe, extrêmement minoritaires dans les ménages recensés, espèrent aussi cet équilibre de vies parallèles. Il s’avère toutefois que les modes de garde en France prennent en charge moins de trois jeunes enfants sur cinq, plus de deux sur cinq vivant aux soins d’un membre de leur famille. Que ce rôle revient massivement à des femmes, dans l’accueil familial aussi bien que professionnel. Il s’avère qu’après une naissance, une mère réduit ou cesse temporairement son activité cinq fois plus souvent qu’un père.
Cette organisation sociale se révèle dans un phénomène résistant que je nommerai ici ERPES (Ecart de Revenu Persistant Entre les Sexes), avec un jeu de mots dont la qualité reste à apprécier. Les femmes touchent en effet 25% de moins que les hommes en moyenne, ce qui, moins connu, signifie qu’eux perçoivent 33% de plus qu’elles. La recette de ce déséquilibre financier se transmet de génération en génération. La voici.
Se placer dans une société qui promeut d’une part la mise en couple hétérosexuel avec partage de logement et projets d’enfants, et d’autre part le travail rémunéré générateur de croissance, dit « productif ». Veiller à ce qu’une partie importante de la population soit au fond d’elle préparée, en toute incohérence avec les discours égalitaires, à l’exercice de fonctions complémentaires et hiérarchisées, différenciées selon le sexe : aux hommes plutôt le travail productif (la « valeur » créée), aux femmes plutôt la reproduction sociale (les « coûts » générés, j’exagère à peine). Dans la suite des avancées féministes, faire croire aux femmes qu’elles sont « libérées » de leur foyer grâce à un emploi rémunéré et à de l’électroménager performant, mais les éduquer toujours à en devenir les spécialistes ou du moins les maîtresses (« de maison »). Faire croire à un maximum d’hommes que ‘le travail rémunéré, c’est la vie’. Répandre l’idée que seule la femme dans un couple doit équilibrer et finalement arbitrer entre travail et famille. Que l’économie du couple est le critère à considérer avant tout dans cette décision. Maintenir un congé d’accueil de naissance extrêmement différencié qui écarte d’office les femmes du travail mais rapproche les hommes du leur. Chaque année, autour du huit mars, s’étonner, se désoler de constater le goût amer de la préparation obtenue. Eviter de faire savoir que cet ERPES « mélange complet » a des variantes plus amères encore, qui sont par ordre croissant d’amertume : l’ERPES spécial « couples », puis spécial « parents », enfin spécial « parents de famille nombreuse ». La moins amère étant l’ERPES spécial « célibataires ». Annoncer la réduction de l’ERPES mais se résigner à la célérité actuelle du partage des tâches domestiques et familiales : le point presque mort. Admettre que les femmes soient très majoritaires dans la population à temps partiel et, pour celles qui l’ont « choisi », que cette option soit le plus souvent employée à conforter les rôles de sexe dans le couple. Veiller à présenter les données de façon à masquer ces problématiques. Par exemple, grâce à une comparaison des revenus en équivalent temps plein, ou en taux horaire, ou encore sans la situation conjugale ou parentale. Ajouter un soupçon de règlementation injuste, comme le tarif des heures effectuées en sus d’un contrat salarié, qui lèse les temps partiels (donc plutôt des femmes). Prolonger ensuite la division des rôles sexués au delà des couples, c’est-à-dire dans la sphère professionnelle : orienter et recruter plutôt des femmes dans des métiers du lien et du soin, moins rémunérateurs, plutôt des hommes dans les métiers plus valorisés financièrement et socialement. Veiller ensuite à placer plus de femmes en bas et d’hommes en haut de l’échelle, pour que la ségrégation verticale prenne bien. Mélanger de façon à ce que celle-ci se diffuse dans tous les domaines professionnels. Enfin, saupoudrer le tout d’un ingrédient mystère appelé fréquemment « part inexpliquée », au lieu de « discrimination selon le sexe ». Voici donc l’ERPES annuel fin prêt, pas vraiment revisité. Préparation à l’ancienne, au goût peu amène.
Pour remédier à cette affection persistante, il est temps d’inventer un nouveau remède.
Il est temps d’impliquer autant chaque parent dans la responsabilité et la tâche parentales. La réforme ambitieuse du congé paternité est une voie très prometteuse. Pour réduire ces inégalités entre les sexes, des options plus ou moins réalistes ou complexes à mettre en œuvre sont étudiables, telles que « moins de parents au travail », « des services publics au service du travail », « temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels », « temps partiels compensés et partagés ». Cependant, présumer les pères aptes au paternage apparaît comme un scénario plus que défendable. En outre, la mesure serait solidaire, comme l’est un impôt consenti.
Cette idée peut perturber, effrayer… et par conséquent soulever de nombreuses objections, comme toute proposition de changement. Cependant, une telle loi bénéficiera à toute la famille, en créant pour le père un droit responsabilisant, pour la mère un soutien libérateur et pour l’enfant un lien exemplaire.
Pour y parvenir et permettre ainsi le développement de responsabilités et libertés plus égales sur le plan domestique, familial et professionnel pour tous les parents, quel que soit leur sexe, ce congé paternel doit créer pour le père une situation proche de celle que vit la mère (comme c’est le cas en Islande). Le congé du père doit donc être à la fois 1) suffisamment long, pour que la rupture professionnelle soit équivalente à celle des mères, 2) obligatoire donc non négociable, comme c’est le cas pour une mère salariée, 3) justement rémunéré, et 4) en partie consécutif à celui de la mère, afin qu’il se sente et se révèle autonome dans le soin du bébé.
Propositions logiques et pragmatiques.
Il est temps.
Temps d’un mieux-être général.
Avant d’y arriver, commençons, comme annoncé, par le rêver.