#22- 2015 – Saisir sa chance

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Vous rentrez du Burkina Faso, sans travail, toi bien enceinte. Bon, ton accouchement a lieu, bien ‘pourri’. Tu confies ton corps à l’équipe médicale. Péridurale. Tout est très technique. Hypermédicalisé. Et après… le rêêêve ! Tes parents vous ouvrent leurs portes cinq semaines au début donc l’accueil du bébé est hyper enveloppant, comme le vôtre d’ailleurs… Ensuite vous êtes disponibles quasiment à temps plein pour le bébé dans votre nouvel appart, jusqu’à ses cinq mois. Toi tu cherches un emploi, lui se met à son compte et commence à travailler depuis la maison. Dès la naissance, à lui le change, à toi le nourrissage. Il sait que tu n’aurais pas été partante pour un enfant sans un très grand engagement de sa part. Il t’écoute, tu peux lui confier tes humeurs, tes doutes, tes besoins, tes demandes. C’est tellement bouleversant de mettre au monde un enfant, surtout si l’accouchement est difficile. Tu es extrêmement fatiguée. Lui est hyper investi, comme prévu. Très sensible aussi. Tes perspectives professionnelles se rapprochent. Il faut organiser la garde. Avant que vous cherchiez et trouviez, assez rapidement, une place en crèche, vous le confiez d’abord à une nounou avec laquelle ça ne colle pas… En toute logique et engagé jusque dans la séparation, il prend en main l’adaptation du bébé là-bas. Cependant, la démarche venant d’un père ne manque pas de la rendre perplexe. Tu es alors la cible d’une réflexion de sa part : « Pourquoi ce n’est pas vous ? C’est… ça me questionne, une maman qui n’est pas présente pour l’adaptation… ». Petite pique en plein cœur, suggérant une défaillance de la mère qui se trouve être toi… Et oui, parce que si c’est le père qui prend en charge une tâche habituellement réalisée par la mère, qui plus est le moment crucial de la séparation, c’est sans doute que celle-ci est défaillante, n’est-ce pas ? Eh bien non, peut-être qu’il est exercé, au point et concerné, consentant, voire motivé tout simplement, et qu’il a dans son projet de vie de partager les tâches, autant que les câlins, les jeux et les soucis. Comment s’affranchir des rôles traditionnels, partager les responsabilités, rebattre les cartes du couple parent à votre façon tout en donnant confiance et en restant une mère respectable aux yeux d’autrui ? Equation difficile à résoudre il semble… Tu lui lances, mi-amusée mi-agacée « Est-ce que cela vous aurait interrogée aussi, mais sur son père, si moi je m’étais seule rendue disponible pour l’adaptation ? » Là, l’assistante maternelle te regarde, éberluée, apparemment dans l’incompréhension totale de ta réaction. Il paraît encore loin, ce jour où l’on regardera les mères et les pères de la même façon ! Bref. En tout cas, il adore, ton homme, il dit que c’est génial de pouvoir disposer de ce temps-là et de l’utiliser comme ça. Un cadeau. N. bénéficie d’un accueil extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Une disponibilité dont vous ne disposerez pas pour vos autres enfants, vous en avez bien conscience… Jusqu’aux trois ans de N. et donc son entrée en maternelle, son père travaillera de la maison. Cette organisation lui permettra de s’occuper de son fils tous les mercredis, et aussi de l’emmener tous les matins. Et toi tu le prendras le soir quand tu bosseras, c’est-à-dire chaque fois que tu signeras pour un contrat de quelques mois, en bonne représentante de la génération précarité… Il gère aussi tous les rendez-vous médicaux, et les kiné-respi. Il n’en rate pas un seul. N. sent très bien ce que vous pouvez encaisser et agit en fonction. Son père, lui, a besoin d’être rassuré, il est très sensible. Toi, clairement moins… Par exemple, les soins de nez sont très difficiles pour lui, qui a l’impression de devenir un bourreau à chaque soin, alors que pour toi c’est un geste nécessaire, technique, qui va le soulager ; rien de plus. Tu vois bien qu’il développe un lien exceptionnel avec son fils. D’ailleurs, il l’appelle « papa » depuis un moment alors qu’il ne parvient toujours pas à t’appeler « maman »… Toi tu es « Maï » et tu dois admettre que ça te fait mal. C’est assez douloureux de se sentir le deuxième parent pour l’enfant. Tu te mets à la place des pères qui vivent ça dans des configurations plus traditionnelles… Certains doivent se sentir blessés. Peut-être résignés après un moment. Impuissants souvent. Jaloux parfois. Ou soulagés peut-être, face à une telle responsabilité ? D’un côté, ça te fait plaisir de constater que toutes ces théories, ou plutôt ces croyances, sur l’attachement naturel à la mère sont fausses, puisque le contexte change visiblement les choses. D’un autre côté, pour ton cœur de maman, c’est horrible. Dès qu’il a besoin de réconfort, il va voir son père… Toi tu as un rôle de tiers et faut le dire, c’est plutôt ingrat… ; ça vous a d’ailleurs un peu clivé·e·s. Alors, tu changes d’état d’esprit depuis quelques jours. Il faut faire équipe à deux, vous en avez parlé longuement. Tu décides de mettre à distance cet affect douloureux, de prendre tout cela comme un état passager, d’accueillir positivement ce qui est offert. Et comme pour entrer dans le nouveau dialogue que tu viens soudain d’ouvrir, du jour au lendemain, il t’appelle enfin « maman » !

« Ces chercheurs américains montrent en effet que « c’est le parent qui investit le plus son bébé qui devient le principal attachement, sans distinction de sexe ». Le père serait donc apte à développer une relation symbiotique avec l’enfant, à condition de « mettre en sommeil sa masculinité traditionnelle » et de « mobiliser toute sa féminité première ». » (A propos du pédiatre Michael Yogman et du professeur de psychologie Michael Lamb)

Olivia Gazalé

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