#9- 2006 – Maternité, état non souhaitable

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Décidée, tu viens de prendre la responsabilité d’une équipe d’une dizaine de personnes. L’une d’elles part dans quelques semaines en congé maternité. L’une des plus autonomes, affirmée, reconnue, qui a une charge importante. Tu demandes son remplacement mais ne l’obtiens pas. Trop tard et pas de budget complémentaire. Dans votre régime spécial d’entreprise publique, ses indemnités ne sont pas versées par la sécurité sociale comme dans les entreprises privées, mais par l’entreprise elle-même. Donc, à l’instar de ce qui se produit souvent dans l’administration, pas de réduction de la masse salariale. Donc pas de remplacement… Logique économique. Vous devez faire face, avec un effectif identique. Il suffit de répartir la charge sur les autres. Cela est non négociable dans votre cas, « puisqu’il y a des compétences équivalentes dans l’équipe », dixit la hiérarchie.… Tu n’as encore jamais eu à gérer cette situation : tu vas être servie. Le procédé a des répercussions désastreuses à la fois dans la gestion de la charge et dans les représentations : un membre de l’équipe en conclut ouvertement qu’il ne prendra jamais sciemment de femmes si un jour il vient à prendre une responsabilité managériale. « Trop de risque qu’elles partent en congé maternité, et qu’elles ne soient pas remplacées, avec une répartition injuste du travail sur les autres qui ont assez de boulot comme ça ! » Il espère bien ne pas en avoir dans ses équipes. Tu aurais dû exiger le remplacement avant de prendre le poste… Tu discutes, tu polémiques, tu te décourages, il s’est déjà fait son idée… Et que dire du message symbolique envoyé sur l’utilité des tâches effectuées par les futures mamans, tâches qui seront tout simplement supprimées ou dégradées pendant leur absence ? Le scénario se répète et personne ne le remet en cause. Les raisons budgétaires prévalent sur un traitement égalitaire des personnes… Quel homme fait l’objet d’un tel traitement, parce qu’il s’apprête à devenir père ?

Tu prends conscience que pour tes deux premiers enfants tu as docilement facilité les choses à tes responsables : une mobilité géographique d’abord, que tu as organisée à l’issue du congé, après avoir formé ton successeur. Pour le suivant, tu as rédigé la lettre de mission de remplacement et formé une collègue au moment d’une forte baisse d’activité. Elle a pu absorber tes attributions et vous avez ensemble relancé les activités à ton retour.

Voici comment les personnes concernées participent, pour faire passer la pilule de l’absence prochaine, à faire diminuer la valeur de leur contribution au travail. Organiser le départ de son poste ou faire absorber le travail à effectif identique alors que le congé maternité est planifié plusieurs mois à l’avance. Voici où mène la culpabilité de s’absenter pour faire naître et accueillir des enfants. Où mène le conditionnement social, subi par des millions de femmes et d’hommes, qui accorde moins de valeur au soin des enfants qu’au travail rémunéré…

Des années plus tard, en 2018, tu proposeras l’analyse d’une situation significative sur ce sujet lors d’une formation pour favoriser l’égalité professionnelle dans une administration. « Une de vos collègues part dans quelques semaines en congé maternité, votre responsable réunit l’équipe et demande de répartir sa mission et sa charge sur le reste du groupe. Comment réagissez-vous ?»  Tous les scénarios imaginés tourneront autour de la répartition de la charge. Personne ne remettra en cause la décision… Intériorisée comme normale.

En février 2019, Martin Hirsch annonçait au micro et sous le regard que tu devines ébahi de Léa Salamé sur France Inter que désormais les infirmières des 39 hôpitaux de l’assistance publique seront « systématiquement remplacées» à l’occasion d’un congé maternité… Elle en est restée quasiment sans voix, Léa, interloquée qu’elle était… Elle apprenait que jusqu’à présent, la mission de ces soignantes n’était pas jugée suffisamment utile pour justifier un remplacement systématique. « Déjà que quand elles décident d’avoir un enfant, elles lâchent le travail sans demander la permission, que dans l’adversité, on ne peut vraiment pas compter sur elles… ; alors faudrait pas jouer les profiteuses en exigeant des remplacements en plus, non mais ! » : voici donc le raisonnement couramment servi. Et par conséquent, largement intériorisé par de futures mères, qui aimeraient, du coup, rester discrètes.

Là, tu pressens la réplique qui viserait à te clouer le bec : «  Les hommes peuvent subir la même chose ! Par exemple quand ils sont absents pour longue maladie, quand ils ont un accident ou prennent un congé long comme un congé parental, un congé d’adoption, ou un congé sabbatique ». Certes, dans ce cas, hommes et femmes sont peut-être à égalité dans le traitement reçu pour ce qui leur arrive (cela reste à vérifier), puisque les lois qui s’appliquent concernent toute personne. Cependant, en plus de tous ces motifs d’absences qui touchent, ou pas, la population travailleuse, il est un congé planifié long qui ne concerne… que des femmes. Et quelquefois, fait incroyable, plusieurs fois dans leur vie ! De façon massive. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel souhaite faire un enfant, il risque d’arriver des aventures professionnelles bien différentes au père et à la mère. Lui a la possibilité de rester inaperçu au travail en tant que nouveau père, s’il ne modifie rien ou presque de ses habitudes professionnelles (ce qui est attendu de certains employeurs et pratiqué par certains pères). Tandis qu’elle voit son contrat de travail obligatoirement suspendu pendant plusieurs mois, créant, par sa seule volonté conjuguée à sa naissance dans un corps de femme, un micmac… dont on se passerait bien dans son environnement professionnel. Forcément, puisqu’on peut recourir à ces personnes disponibles qui n’imposent pas à leur employeur ces longues absences obligatoires quand l’enfant paraît : les hommes. Parce qu’eux, au moins, dans l’adversité que crée dans l’entreprise la maternité d’une salariée, assurent vaillamment la continuité du service au travail.

Dans la même veine, un de tes anciens collègues père de trois enfants, dont la femme assumait seule les acrobaties domestiques et familiales du mercredi, t’a confié : « Heureusement que les hommes ne prennent pas leur mercredi dans le service, sinon, qui serait au boulot ce jour-là ? ».

Et oui : on a du courage… ou on n’en a pas.

« Si les tâches liées au care sont ainsi dévalorisées, c’est parce qu’elles nous font percevoir notre vulnérabilité et notre dépendance. Sans un certain aveuglement sur notre vulnérabilité, les sujets rationnels et auto-suffisants, les Homo œconomicus, par exemple, que nous voulons être, ne pourraient pas s’apparaître tels. Ne voulant pas voir notre fragilité et notre dépendance nous tendons donc à rendre invisibles tous les soins que nous recevons et qui nous permettent de les surmonter. A ne pas reconnaître celles ou ceux qui les dispensent. »

Alain Caillé, Extensions du domaine du don

#4- 2000 – Eviter le piège

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Tu n’as pas dormi de la nuit. Ni du jour ensuite. Epuisée, yeux cernés. Tétées toutes les deux heures ou presque. Tu as essayé d’attraper un peu du sommeil perdu, mais il t’avait bel et bien échappé… Tu es encore en pyjama. D’ailleurs, il est dans un état indescriptible ce pyjama. Tu sens le lait, limite caillé. Tu as beau protéger ce qui te sert de vêtement de nuit avec des linges spéciaux que ta sœur t’as transmis – elle t’avait prévenue – l’enfant régurgite sans crier gare, partout, surtout sur toi. Ah oui, tu as voulu lancer une machine du coup. A peine avais-tu mis la lessive que l’enfant s’est réveillée. Tu l’as changée, habillée. Puis nourrie, recouchée, rechangée. Puis baignée, bercée. Tu as eu peur de la reposer dans son lit parce qu’elle allait se réveiller et qu’elle avait bien mis une heure à se rendormir. Impossible de trouver du temps et de l’énergie pour t’habiller. Deux heures plus tard, tu as grignoté vite fait. Bu un thé. Essayé de dormir une demi-heure. Tu te sens seule. Tu es seule. Non…, tu es avec Elle. Elle a un mois. Elle est magnifique. Si vulnérable. Elle change tous les jours. Tu peux saisir tous les micro-changements. Tu ne te lasses pas de la regarder pendant qu’Elle prend son lait, pendant que tu la changes, pendant que tu la berces, pendant qu’Elle dort. Tout ce que tu fais d’intéressant dans la journée se concentre dans ton regard sur Elle. Et dans ta parole pour Elle. Tu ne cesses de lui raconter ce que tu fais, ce que tu penses, ce que tu vas faire. De lui poser des questions, de faire les réponses à sa place. Tu vérifies qu’Elle va bien, tu interprètes chaque grimace, pleur, grognement, petit cri, regard, geste…, premier sourire. 17h. Tu te souviens que tu n’as pas appuyé sur le bouton de la machine à laver. Tu y vas. Cerveau au ralenti et émotions à leur sommet. Tu pleures, de joie, de fatigue. De tu ne sais pas quoi. Tu somnoles cinq minutes. Tu restes en veille.

Il rentre du travail. Le lave-vaisselle n’est pas vidé. Une nouvelle journée est passée. Tellement différente de ce que tu avais connu dans le temps d’avant, dans le rythme d’avant, quand vous échangiez sur vos journées le soir et qu’elles avaient des points communs. Avec des collègues, des conversations, des événements qui te semblaient si importants. Devant le dîner tu dis : « Je ne sais pas quoi raconter. Je n’ai pas l’impression que c’est intéressant. »  Et puis tu te lèves quand tu t’aperçois que depuis le moment où tu as réalisé que le lave-vaisselle n’était pas vidé, tu ne l’as toujours pas fait. C’est même à se demander ce que tu as fait de ta journée. Pas grand chose… Il réagit : « Bien sûr que c’est intéressant, tu t’occupes de notre enfant toute la journée ! Et pas besoin de vider le lave-vaisselle, laisse-moi faire ça. Comme tout ce que je faisais jusqu’à la naissance. Ce n’est pas parce qu’on a un bébé que tu dois en faire plus. Je continue à faire ma part à la maison. Toi, tu as déjà tant à faire pour prendre soin d’Elle toute la journée, en plus de récupérer ton sommeil. »  Tu soupires, tu souris, tu es soulagée. Il t’a remise sur le bon chemin. Sans y prendre garde, par fatigue, et parce que ton espace était momentanément concentré, de fait, sur ta sphère domestique qui offrait tant de tentations de te sentir visiblement utile et active… tu t’éloignais de Lui, de vos équilibres, de vos accords, de vos engagements mutuels… Tu t’égarais de Vous.

Des années après, tu liras l’excellent ouvrage La trame conjugale, analyse du couple par son linge, écrit par le micro-sociologue Jean-Paul Kauffmann. Tu resteras en veille ensuite… Car comment, à ce moment-clé de la naissance, une grande partie des parents se font-ils piéger dans la reproduction des rôles sexués, alors même qu’ils avaient une vision et une pratique égalitaires avant la naissance ? Nombre d’observations parviennent à la même conclusion : le congé maternité ne constitue pas seulement un temps dédié au soin du bébé. C’est aussi, parce que c’est dans ce lieu que cela se passe, un temps d’investissement des mères dans l’espace domestique. Un temps de production d’habitus, comme le formulait Pierre Bourdieu. Un temps qui fabrique une expérience et des exigences domestiques chez la personne investie. Elle est socialisée pour cela. Parfois, elle est mue par une vocation, parfois non. Le congé maternité crée les conditions de l’expérience. Alors elle devient la figure prioritaire dans l’exercice du soin quotidien et des tâches périphériques. Celle qui se spécialise de fait, parce qu’elle est à temps plein dans cet espace-là. Parce qu’elle a à cœur, le plus souvent, de faire le mieux possible pour le bébé. Que tout se mélange entre ce qui concerne le bébé et ce qui concerne le couple : les courses, les repas, le linge, la propreté du domicile. Quand elle reprend son activité professionnelle, le piège de la spécialisation se referme. Les habitudes sont prises. Les exigences sont hautes. Le retrait du père est inévitable. Parfois, il est aussi… confortable. Pour les deux membres du couple. Parce que la spécialisation peut non seulement nous procurer la reconnaissance de ces capacités peu à peu acquises lors de notre socialisation, mais elle renforce aussi notre quête d’individualité. Le soi risque de se diluer dans l’union que constitue le couple, alors l’intention est de le préserver, de lui garantir un caractère unique. Spécialisation vécue comme confortable donc. Du moins… au début.

« 96% des gens pensent qu’un homme qui fait la lessive est un bon exemple pour ses enfants, montrant par là qu’ils espèrent que la génération suivante fera mieux. Mais ils préfèrent s’accommoder de l’inégalité raisonnable qu’ils ont mise au point tant cela leur parait compliqué de révolutionner leur quotidien. Un exemple ? Moins d’1 femme sur 3 laisserait faire la lessive à son homme en toute confiance, la majorité le surveillerait ou repasserait derrière. Mieux vaut qu’il fasse ce qu’il sait faire, il se débrouille très bien d’ailleurs pour sortir la poubelle (les femmes leur font totale confiance pour cela à 92%). Mais entre la poubelle d’un côté (deux minutes) et le linge de l’autre, nous sommes encore loin de l’égalité ! Que voulons-nous au juste, la quiétude des ménages ou l’égalité ? Et si nous engagions vraiment la révolution ménagère ? »

Jean-Claude Kaufman, 2018, Analyse Ipsos / Ariel sur « les Français et le partage des tâches ménagères »[i]


[i] Ipsos et Ariel dévoilent une étude sur « les Français et le partage des tâches ménagères », article du 4 mai 2018, site ipsos, source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-le-partage-des-taches-quand-la-revolution-menagere