Mi 2021, ta dernière, alors en fin de 4ème, te fait part de son envie de pratiquer une certaine activité avec plusieurs de ses amies. Elle ajoute « Mais j’ai peur que tu me dises non ».
Tu la rassures d’abord : « Mais enfin, si ça te plait, à moins que cela nuise à quelqu’un (principe de base du féminisme), ou que l’activité en question repose beaucoup trop sur la disponibilité des parents (genre c’est hyper loin, ça bloque plein de weekends et on se transforme en taxi), je ne vois pas de raison valable de refuser… ». Elle te révèle alors qu’elle veut faire du « cheerleading ». Petite leçon en passant : ta fille sait pertinemment que tu n’échappes pas aux préjugés, comme tout le monde, alors que tu ne cesses de les combattre…
Bien sûr, elle perçoit la nécessité de détailler un peu, parce que sa mère non avertie ne voit pas bien de quoi il s’agit. Tu risques bien de confondre avec les performances avant matchs de football américain données par les équipes de pom-pom-girls. Le cheerleading vient bien des Etats-Unis et s’origine dans cette tradition d’encouragement dynamique et chorégraphié des performances masculines annoncées. Tu commences à comprendre pourquoi elle avait peur de ta réaction. Cependant, c’est devenu un sport à part entière désormais, acrobatique et sans équipe à encourager. Si elle s’attendait à des préjugés probables de ta part, c’est que l’activité n’est pas tout à fait pratiquée en mixité. Bien sûr, elle a raison : tu as peur que les stéréotypes pesant sur les filles y soient renforcés. Heureuse de son enthousiasme, tu procèdes à son inscription après t’être renseignée sur le co-voiturage possible avec les parents des copines, et tu te prépares à te confronter à tes préjugés en situation. Son père, lui, partant pour la découverte et rassuré par le fait que sa fille n’allait pas jouer les faire-valoir d’une autre équipe de sport, est plus confiant.
Dès septembre, se mettent en place deux entraînements par semaine… et des séances complémentaires autant que de besoin pour les démonstrations, compétitions et autres rencontres qui viennent rapidement occuper vos dimanches, comme tu le voyais venir. Dès le premier jour, tu apprends que le championnat de France est tout simplement au programme. Ça frotte un peu – tu es plutôt pro-coopération que pro-compétition -, mais tu te prends au jeu, tu découvres un monde, tu observes. Deux démonstrations et plusieurs journées de compétitions plus tard, tu décides de te livrer au dépôt écrit de tes observations et de ton sentiment sur le sujet.
Vous voici donc, parents décidés, accompagnant votre benjamine dans cette année de découverte. Vous voici co-voiturant les trois ados entre parents de trois familles deux fois par semaine. Vous voici sur les routes les weekends de compétition. Vous voici modifiant le trajet pour trouver le gymnase de remplacement quand le gymnase habituel est réquisitionné à cause du grand froid, ou traversant Lyon jusqu’au parc de La Tête d’Or certains jours de séances additionnelles. Quant à votre ado, motivée par les performances visées, les championnats à venir, l’esprit d’équipe et les discours galvanisants des coaches, elle fait subir quotidiennement à son corps – pourtant prédisposé à la souplesse – des étirements et entrainements en tous genres sur le parquet du salon, absorbée par des leçons soigneusement sélectionnées en ligne.
Alors oui, il s’agit d’une activité pratiquée quasi-exclusivement par des filles, toutes vêtues de costumes paillettes choisis par les jeunes coaches très engagées (shorts recouverts de jupes, les rares garçons de l’équipe senior portant une tenue différente, plus sobre et moins ornementée), agrémentés de jolis nœuds sur la tête, avec sourire obligatoire. Toutefois, cette mise en scène ne dure qu’un petit moment au lancement des représentations/compétitions. Car, après la courte présentation dansée chantée criée de l’équipe en lice avec panneaux et pompons pailletés – le tout sur une compil de fond sonore que tu hésites à appeler musique tellement cela s’apparente à du bruit instrumenté -, les accessoires sont déposés dans un coin du tapis et place au spectacle !
Les lieux d’entraînement et de représentation s’éloignent de chez vous. Plutôt que de déposer votre fille au rendez-vous du départ du car, vous décidez de l’accompagner, d’en profiter pour visiter du pays, quelques haltes touristiques étant possibles autour de l’heure du court passage de son équipe. Après Villeurbanne pour une démonstration du club, puis à nouveau pour les sélections des championnats de France, vous prenez la route pour Andrézieux-Bouthéon (près de Saint-Etienne) puis revenez à la Halle des sports de Lyon, et enfin allez à Vichy pour le championnat de France.
Vous observez donc de près cette année-là le sport d’équipe, la compétition, l’engouement des parents habitués dans les tribunes et leur engagement dans les activités bénévoles connexes, l’excitation des performeuses et des plus rares performeurs, l’animation pleine d’énergie de ces journées inoubliables et fortes en émotion. Certains parents sont très équipés pour émettre un maximum de bruit en groupe. Il apparaît évident que nombre d’entre eux ont une vie sociale organisée autour de cette activité. Les enjeux sont énormes pour certaines équipes. Remuée et en colère que des personnes souffrent autant à cause d’un sport, tu assistes à plusieurs reprises à des déversements de larmes que d’inconsolables perdantes ne parviennent pas à tarir en fin de compétition. Toi, ce sont d’autres types de larmes que tu verses lors de ces rencontres. Chaque fois, tu n’arrives pas à arrêter leur montée, puisque tu revis, discrète mais nostalgique, tes 17 ans, passés aux Etats-Unis, quand tu participais aux encouragements des enfants de la famille américaine qui t’a accueillie là-bas plusieurs mois. Les compétitions de natation, matchs de baseball ou de football américain avaient animé nombre de tes dimanches outre-atlantique. Ce fut une étrange découverte que ces montées d’adrénaline, un monde nouveau pour toi qui n’avais jamais pratiqué de sport en club. Les 30 ans qui ont passé, ta fille maintenant en lice, unie à d’autres, ta peur qu’elle souffre de perdre au lieu de se réjouir de participer, ton retour dans les tribunes après toutes ces années… comment contenir ces larmes ?
Retour à Villeurbanne. La première démonstration de cheerleading est bien sûr l’occasion de te livrer à une petite analyse genrée. Opportune déformation professionnelle. La tenue des filles contraste avec la sobriété de celle réservée au rare garçon. Résultat : lui est évidemment mis en valeur, bien au milieu, ce qui attire les regards spécifiquement sur lui tandis que les filles apparaissent en masse, presqu’indifférenciées. L’unité ne semble visée qu’à la seule condition de préserver la différence de sexe.
Assez vite, tu te rends compte que ce sport marque des points qui viennent contrebalancer ces premiers signes d’assignation de genre. La communication de la fédération d’abord, via ses affiches à l’entrée des rencontres, montre la volonté d’attirer les filles comme les garçons dans l’activité. En outre, la diversité des rôles, des placements, des tâches et aptitudes requises dans les performances montre – et les équipes en témoignent – l’accueil possible d’une grande diversité de formes corporelles. Puisqu’il y a les « bases » et les « back » qui soutiennent les « fly », puisqu’il y a les corps légers et les corps forts, les grandes tailles et les petites tailles, les jeunes et les moins jeunes, il y a de fortes chances pour que chaque personne puisse trouver sa place. Quand des garçons sont dans les équipes, et s’ils ont un plus gros gabarit, ils sont sans surprise placés dans les « bases » ou les « back » soutenant les « fly ». Cependant, tu as pu avec plaisir constater l’audace d’une équipe qui avait placé un garçon en « fly ». Pour progresser vers plus d’égalité, il resterait à généraliser cette possibilité puis à encourager de faire soutenir des « fly » garçons par des « bases » filles, scénario que tu n’as pas observé pendant cette année (mais ta fille… si !). Peut-être qu’un mélange banalisé des âges favoriserait cette combinaison. Enfin, en une année, les progrès de ta fille, et plus largement des trois amies débutantes, ont été exponentiels. Elles ont acquis de la confiance en elles-mêmes autant qu’en leurs co-équipières. Elles ont appris à se soutenir entre elles et à évaluer les conséquences d’une défaillance personnelle. La responsabilité de chacune est engagée pour éviter de mettre en danger celle dont on accueille la chute comme celles qui l’accueillent. Elles ont donc vécu l’expérience de tomber d’abord… et appris ensuite à prévenir les chutes de chacune. Elles ont appris la prise de risque et sa maîtrise. Elles se sont dépassées, physiquement, techniquement et mentalement, comme jamais elles ne l’auraient imaginé. La solidarité au sein de l’équipe est une des clés du progrès de toutes, et donc de chacune d’entre elles. Dès que tu les conduis quelque part, tu ressens leur excitation de vivre une aventure collective qui les fait sortir de leur zone de confort, leur envie de mériter la confiance qui leur est donnée dans leurs capacités à se dépasser ensemble. Les films et photos de pyramides humaines s’accumulent, les médailles arrivent, les souvenirs s’enchaînent. De découverte en découverte, d’observation en réflexion, tu étoffes ta culture générale et mets à distance tes réticences et préjugés de départ.
L’année se termine avec le championnat de France auquel l’équipe de ta fille participe grâce à un repêchage suite aux sélections. C’est à Vichy, ville d’eaux, que les épreuves sont programmées. Vous avez décidé de dormir à l’hôtel mais n’avez trouvé une chambre qu’à 45 minutes de là. Le matin, tu visionnes par hasard un court reportage sur les aventures de l’exploratrice Alexandra David-Neel. Tu le regardes avec attention parce que ce nom te dit quelque chose : c’est celui de l’un des gymnases de remplacement de Villeurbanne auquel tu as conduit les trois amies plus tôt dans l’année. La municipalité travaille depuis un moment à mettre en lumière des femmes de valeur. Tu te promets de te renseigner davantage sur sa vie.
A Vichy, vous découvrez le désastre auquel vous avez échappé : des grêlons de la taille de balles de tennis ont dévasté la ville. Les odeurs de charogne vous montent au nez dans le parc où des milliers d’oiseaux morts jonchent le sol au milieu d’un parterre de branches d’arbres brisées. Quelques survivants blessés claudiquent au milieu de leurs congénères sans vie. Les nombreuses verrières sont partout éventrées, les pare-brise des voitures en morceaux, des toitures transpercées. Le championnat de France d’aviron, dont la programmation concomitante explique la pénurie de chambres hôtelières, est annulé à cause des dégâts de la nuit. Environ quatre cents embarcations laissées dehors auraient été endommagées. Vous n’avez jamais vu d’aussi près les effets du dérèglement climatique. Dans ce chaos, la journée de cheerleading a bien lieu et l’équipe arrive quatrième sur huit dans sa catégorie. Elle ne se place donc pas sur le podium mais ce score reste honorable pour une équipe débutante et repêchée aux sélections. Tu verses tes habituelles larmes. Trop d’émotions pour cette journée.
Quelques jours plus tard, tu tombes par hasard en librairie sur Le grand art Journal d’une actrice, un roman d’Alexandra David-Neel, que tu achètes et dévores illico. Parce que non seulement elle était exploratrice, mais tu découvres qu’elle était comédienne, écrivaine et bien d’autres choses encore, comme le décrit la page wikipedia qui la concerne. Une femme qui s’est dépassée toute sa vie et ne s’interdisait aucun domaine.
Quand en découvrant un sport, on a la confirmation de l’immensité des capacités humaines et de l’excitation que procure leur exploration en soi.
Ce récit a également été partagé sur egaligone.org, avec quelques photos 🙂