#38- Deux funambules main dans la main

Dans mon rêve, a eu lieu la double révolution émancipatrice. Travail rémunéré et investissement au foyer y sont justement dosés, dans un mouvement de balancier. Jusqu’au point d’équilibre.

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La mesure à imaginer, à discuter, à prendre sans option “à laisser”, constituerait une étape, une première réponse en miroir au mouvement d’émancipation des femmes de la sphère domestique et familiale. Car, admise et prônée depuis un bon moment, cette révolution-là est très inachevée aujourd’hui. Certes, la progressive intégration et la reconnaissance des femmes au travail leur ont apporté des revenus (bon, 25% de moins que ceux des hommes, encore moins à la retraite, des emplois plus précaires, donc une indépendance économique très très relative…) et un statut social (bon, dans bien des métiers encore peu valorisés, tels ceux du soin, du social et de l’éducation…). Leur éventuelle place de mère a été reconnue dans leur milieu professionnel, à travers divers droits qui leur ont été accordés, comme le congé maternité rémunéré (bon, le maintien intégral de salaire dépend de leur convention collective, et les indépendantes n’ont pas tout à fait les mêmes garanties que les salariées…). Afin de faire égalité, ces droits concernent progressivement les pères (bon, en France, ils bénéficient de onze jours depuis 2002, pour un congé optionnel quelquefois mal vu et souvent mal rémunéré, mais c’est un premier pas…). Réserver des droits aux mères exclut quelque part les pères, nous murmure justement l’Europe. Cependant, a-t-on vraiment imaginé qu’un partage des responsabilités et des tâches domestiques et familiales s’opérerait spontanément, sans lois incitatives ? Il semblerait. Dans les faits, à quelques foyers près, ce ne fut qu’un rêve, au vu des constats persistants sur le sujet.

Nota : Les tâches domestiques et familiales, toujours majoritairement assumées par les femmes en France, grandissent avec le nombre d’enfants. Le temps consacré par les hommes en moyenne évolue peu au fil du temps, comme en témoigne l’étude IFOP évoquée dans l’article « Nettoyer, balayer, astiquer… La persistance des inégalités de genre en matière de partage des tâches ménagères » publié le 23/10/2019 sur le site de l’institut de sondage.

Or, comme le souligne André Gorz, « L’émancipation de la femme sera menée à son terme (…) lorsque l’homme et la femme se partageront volontairement les tâches de la sphère privée aussi bien que de la sphère publique et appartiendront également à l’une et à l’autre. (…) C’est à ce moment seulement que la femme, se trouvant avec l’homme dans un rapport de coopération entre égaux, pourra vivre les activités qu’elle déploie pour le bien-être de la communauté familiale comme des activités dont elle est l’artisan autant que la bénéficiaire : comme du travail pour soi. »

Nota : Il aurait été encore plus appréciable qu’André Gorz exprimât ce propos en disant "les femmes" plutôt que "la femme" : non seulement nous sommes plurielles, comme les hommes, mais la suggestion d’uniformité créée par l’usage du singulier normalise et idéalise la figure féminine, ce qui est évidemment problématique. Cependant, puisqu'il parle de la même façon de "l'homme", lui en tenir rigueur serait injuste.

Nous vivons un moment charnière dans la quête de libertés égales entre les sexes. L’accent a été mis d’abord sur l’ouverture aux femmes des formations et des métiers, sur l’égalité salariale à poste égal, sur l’évolution des femmes vers leur juste indépendance économique par le travail.

Nota : Les femmes ont toujours travaillé, même si pendant longtemps elles n’ont pas été payées pour ce travail, comme les femmes d’artisans, de commerçants, d’agriculteurs… qui de fait effectuaient le même travail que leur mari, ou bien toutes leurs tâches administratives, en plus des travaux domestiques et familiaux, sans l’emploi rémunéré qui va avec. 

Leur progression au travail et vers l’autonomie financière reste cependant empêchée par le fait qu’elles sont les principales à assumer les responsabilités familiales (ou sont suspectées d’assumer, aujourd’hui ou demain, en concurrence ressentie, maintenue ou soulignée avec leur place au travail). Elles ont avancé quasi-seules dans cette révolution, qu’elles ne parviennent manifestement pas à parachever. Il est donc temps de fissurer davantage l’édifice de la division des rôles de sexe. Parce qu’il est injuste de considérer encore les femmes comme les uniques responsables de leur condition et de la sortie de celle-ci. Entêtées qu’elles semblent, à imaginer tout mener de front lorsqu’elles font des enfants. En général, la procréation (et la suite éducative) est une entreprise mixte, en tout cas l’initiative de deux personnes. Pourtant, les injonctions paradoxales issues du complexe famille-travail conduisent les femmes à des pseudo-choix radicaux. L’INED précise en janvier 2017 que le nombre de naissances par femme baisse partout en Europe, notamment parce que « l’augmentation rapide du taux d’activité féminine à temps plein ne s’est pas accompagnée du développement de politiques d’offre de gardes d’enfants et de congés parentaux suffisantes pour pouvoir concilier travail et famille, ou d’un investissement important des partenaires masculins et d’un meilleur partage des tâches domestiques entre hommes et femmes ».[i] La dissymétrie d’occupations et de socialisation selon le sexe génère des souffrances individuelles et nourrit sans vergogne les statistiques sur la pauvreté, la précarité, la charge mentale ou les tâches domestiques au détriment des femmes. Elle alimente aussi les données sur les conduites à risque (risques sur la route beaucoup plus pris par les hommes, troubles du comportement alimentaire davantage repérés chez les femmes). Ou sur certaines formes de violence ou de difficultés relationnelles au détriment des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Les rôles de sexe incorporés sont un facteur de violence intra-familiale, lorsque des personnes ne se sentent pas ou ne sont pas à la hauteur des attentes sociales sexuées pesant sur elles ; par exemple, le chômage est plus difficile à vivre pour des hommes qui ont intériorisé leur rôle principal de gagne-pain et ne se sont pas investis dans la sphère familiale. Ce mouvement n’est donc pas seulement nécessaire pour elles, il l’est aussi pour eux. Cependant, heureuse découverte : un humain sur deux est un homme ! Ils donc peuvent agir. Elles aussi : leur faire une juste place dans la maisonnée changerait tout, et l’accueil d’un ou d’une enfant pourrait être le bon moment.

Je n’imagine pas une petite mesure au rabais, de celles qui ont de l’envergure au départ, puis qui sont dépouillées de leurs ambitions au fur et à mesure que sont rognées les conditions de leur efficacité. La mesure arrive alors, nue et misérable, devant le tribunal prêt à la condamner. Au contraire, elle doit clamer haut et fort son ambition, celle d’un projet de société renouvelé. Qui qualifie les pères dans leur rôle parental en leur donnant le moyen élémentaire d’acquérir la compétence du soin des jeunes enfants : l’expérience systématique. Normalisée. La même que celle des mères. Celle que procure la responsabilité de s’en occuper à plein temps, dès la naissance ou presque. Sans discussion. Parce que c’est normal. Comme ça l’est devenu pour la plupart des femmes d’aller travailler contre rémunération.

Il finit par être plus ou moins admis que la fonction professionnelle, et non le sexe, crée les attentes au travail. Je rêve que ce soit le statut de parent, et non le sexe, qui crée les attentes familiales, et celui de co-habitant·e qui crée les attentes domestiques. Parce qu’en pratique, le scénario courant est encore de mise, distribuant selon le sexe des rôles bien définis, sans trop de surprise, dans la plupart des logis.


[i] La proportion de femmes sans enfant a-t-elle atteint un pic en Europe ?, Eva Beaujouan, Tomáš Sobotka, Zuzanna Brzozowska, et al., INED, Population et Sociétés, n° 540, janvier 2017

#32- Solidarité parentale : il est temps

Après la publication d’une trentaine de témoignages inspirant d’éventuelles réflexions, ce texte dense annonce mon argument à venir de façon synthétique. Il partage, en quelque sorte, une vision.

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Chaque témoignage précédent semble plaider en faveur d’un mouvement, d’un recalage, d’une remédiation. Chacun d’eux m’a fait lever un sourcil. Parfois les deux. Réflexe opportunément exploité pour agrandir son œil, son regard, sa prise de vue, son panorama. Saisir ce panorama pour élaborer une grande vision. Voyons quelles en seraient les lignes fortes.

Tout part d’un rêve.

Inspiré de nos grands textes. Il commence par la Liberté. Cette possibilité d’être, d’agir, de penser, conçue comme accessible à quiconque. Egalement exerçable. Liberté toute théorique en réalité, puisqu’entravée de multiples façons dans les faits. Défaire ces entraves. Parmi elles, l’exercice de la police du genre. Être née « femme » ou né « homme » joue à plein dans ce contrôle social qui façonne et enferme les identités. Ce contrôle qui limite, selon la catégorie de sexe, perspectives et rêves. Besoin universel d’un bouclier anti-empêchements. Ainsi que d’une posture anti-empêchements. Il est temps que face à ces empêcheurs ou empêcheuses de vivre pleinement (qui peuvent résider en soi-même), se déploient l’attention à autrui, la bienveillance et l’entraide. Il est temps que le principe étroit de Fraternité grandisse pour devenir mixte dans les faits comme dans les mots, qu’il grandisse pour se muer en solidarité, et qu’il se nomme ouvertement sororité quand l’enjeu est de louer, d’affirmer ou de constater aussi le soutien entre femmes. Il est temps de porter un regard critique sur la chaine d’« entraide » domestique et familiale. Parce qu’elle est à ce jour quasi-exclusivement féminine, de plus en plus marchandisée, et au service des foyers les plus aisés. Sous cette forme, elle produit ou conforte, entre classes sociales et entre femmes, des inégalités et une dépréciation de la valeur de ces tâches. Pourtant, il est temps d’accorder à ces activités humaines une juste place. Temps de reconnaître la vulnérabilité comme constitutive de la vie. Temps qu’hommes et femmes s’y préparent, s’y confrontent, s’y consacrent, s’emploient à la soutenir dans tous les sens de ces termes. Pour l’apprivoiser, la respecter, la prendre en charge. Universaliser l’humilité. Mon rêve se poursuit à la lumière de l’Egalité, qui ne brille que si l’accès au monde est possible pour toutes les personnes. Que si leurs libertés se rapprochent, qui qu’elles soient. Que si elles ne sont pas empêchées, en tant que. Dans ce domaine, il est temps de convenir que la progression massive des femmes dans le travail rémunéré a été stoppée net par leur spécialisation domestique et familiale, ce rôle encore sexué qui libère de ces fonctions la plupart des hommes en couple tout en leur offrant du temps… Ce temps précieux qui ouvre des perspectives à qui peut décider de son usage. Il est temps de convenir que les tentatives des hommes d’investir la maisonnée sont encore balbutiantes ou contrariées. Il est donc temps aussi, avec l’assentiment des femmes, qu’ils se déplacent dans l’échiquier des rôles de la vie. Qu’ils s’émancipent du travail encore central dans leur existence, pour enfin prendre leur juste place (et leur juste part) dans le travail ménager. Qu’ils soutiennent et valorisent davantage les activités de la reproduction sociale. Qu’ils s’occupent autant de leur progéniture que leurs compagnes et qu’ils accompagnent, par leur présence active, leur retour au travail. Il est temps de reconnaître que si une naissance modifie l’équilibre d’un couple, l’organisation sociale a le pouvoir de l’anticiper pour favoriser les équilibres. Il est temps d’admettre que la portée d’une seule mesure, si elle est ambitieuse, juste et solidaire, peut être large et bénéfique, à la fois pour les femmes, les hommes et les enfants. Et que la décision d’un congé paternité d’envergure, en affirmant et promouvant enfin d’égales responsabilités et libertés pour les deux parents, serait de celles-ci.

Qui cette opportune mesure concernerait-elle vraiment ?

Il s’avère, après investigation chiffrée, que le travail, dont la forme très principale est le salariat, a concerné, concerne, ou concernera quasiment toute la population. Que si un quart des ménages conjuguent parentalité et travail simultanément, pour la plupart des autres cette coordination acrobatique leur a été ou leur sera familière. Que les couples de même sexe, extrêmement minoritaires dans les ménages recensés, espèrent aussi cet équilibre de vies parallèles. Il s’avère toutefois que les modes de garde en France prennent en charge moins de trois jeunes enfants sur cinq, plus de deux sur cinq vivant aux soins d’un membre de leur famille. Que ce rôle revient massivement à des femmes, dans l’accueil familial aussi bien que professionnel. Il s’avère qu’après une naissance, une mère réduit ou cesse temporairement son activité cinq fois plus souvent qu’un père.

Cette organisation sociale se révèle dans un phénomène résistant que je nommerai ici ERPES (Ecart de Revenu Persistant Entre les Sexes), avec un jeu de mots dont la qualité reste à apprécier. Les femmes touchent en effet 25% de moins que les hommes en moyenne, ce qui, moins connu, signifie qu’eux perçoivent 33% de plus qu’elles. La recette de ce déséquilibre financier se transmet de génération en génération. La voici.

Se placer dans une société qui promeut d’une part la mise en couple hétérosexuel avec partage de logement et projets d’enfants, et d’autre part le travail rémunéré générateur de croissance, dit « productif ». Veiller à ce qu’une partie importante de la population soit au fond d’elle préparée, en toute incohérence avec les discours égalitaires, à l’exercice de fonctions complémentaires et hiérarchisées, différenciées selon le sexe : aux hommes plutôt le travail productif (la « valeur » créée), aux femmes plutôt la reproduction sociale (les « coûts » générés, j’exagère à peine). Dans la suite des avancées féministes, faire croire aux femmes qu’elles sont « libérées » de leur foyer grâce à un emploi rémunéré et à de l’électroménager performant, mais les éduquer toujours à en devenir les spécialistes ou du moins les maîtresses (« de maison »). Faire croire à un maximum d’hommes que ‘le travail rémunéré, c’est la vie’. Répandre l’idée que seule la femme dans un couple doit équilibrer et finalement arbitrer entre travail et famille. Que l’économie du couple est le critère à considérer avant tout dans cette décision. Maintenir un congé d’accueil de naissance extrêmement différencié qui écarte d’office les femmes du travail mais rapproche les hommes du leur. Chaque année, autour du huit mars, s’étonner, se désoler de constater le goût amer de la préparation obtenue. Eviter de faire savoir que cet ERPES « mélange complet » a des variantes plus amères encore, qui sont par ordre croissant d’amertume : l’ERPES spécial « couples », puis spécial « parents », enfin spécial « parents de famille nombreuse ». La moins amère étant l’ERPES spécial « célibataires ». Annoncer la réduction de l’ERPES mais se résigner à la célérité actuelle du partage des tâches domestiques et familiales : le point presque mort. Admettre que les femmes soient très majoritaires dans la population à temps partiel et, pour celles qui l’ont « choisi », que cette option soit le plus souvent employée à conforter les rôles de sexe dans le couple. Veiller à présenter les données de façon à masquer ces problématiques. Par exemple, grâce à une comparaison des revenus en équivalent temps plein, ou en taux horaire, ou encore sans la situation conjugale ou parentale. Ajouter un soupçon de règlementation injuste, comme le tarif des heures effectuées en sus d’un contrat salarié, qui lèse les temps partiels (donc plutôt des femmes). Prolonger ensuite la division des rôles sexués au delà des couples, c’est-à-dire dans la sphère professionnelle : orienter et recruter plutôt des femmes dans des métiers du lien et du soin, moins rémunérateurs, plutôt des hommes dans les métiers plus valorisés financièrement et socialement. Veiller ensuite à placer plus de femmes en bas et d’hommes en haut de l’échelle, pour que la ségrégation verticale prenne bien. Mélanger de façon à ce que celle-ci se diffuse dans tous les domaines professionnels. Enfin, saupoudrer le tout d’un ingrédient mystère appelé fréquemment « part inexpliquée », au lieu de « discrimination selon le sexe ». Voici donc l’ERPES annuel fin prêt, pas vraiment revisité. Préparation à l’ancienne, au goût peu amène.

Pour remédier à cette affection persistante, il est temps d’inventer un nouveau remède.

Il est temps d’impliquer autant chaque parent dans la responsabilité et la tâche parentales. La réforme ambitieuse du congé paternité est une voie très prometteuse. Pour réduire ces inégalités entre les sexes, des options plus ou moins réalistes ou complexes à mettre en œuvre sont étudiables, telles que « moins de parents au travail », « des services publics au service du travail », « temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels », « temps partiels compensés et partagés ». Cependant, présumer les pères aptes au paternage apparaît comme un scénario plus que défendable. En outre, la mesure serait solidaire, comme l’est un impôt consenti.

Cette idée peut perturber, effrayer… et par conséquent soulever de nombreuses objections, comme toute proposition de changement. Cependant, une telle loi bénéficiera à toute la famille, en créant pour le père un droit responsabilisant, pour la mère un soutien libérateur et pour l’enfant un lien exemplaire.

Pour y parvenir et permettre ainsi le développement de responsabilités et libertés plus égales sur le plan domestique, familial et professionnel pour tous les parents, quel que soit leur sexe, ce congé paternel doit créer pour le père une situation proche de celle que vit la mère (comme c’est le cas en Islande). Le congé du père doit donc être à la fois 1) suffisamment long, pour que la rupture professionnelle soit équivalente à celle des mères, 2) obligatoire donc non négociable, comme c’est le cas pour une mère salariée, 3) justement rémunéré, et 4) en partie consécutif à celui de la mère, afin qu’il se sente et se révèle autonome dans le soin du bébé.

Propositions logiques et pragmatiques.

Il est temps.

Temps d’un mieux-être général.

Avant d’y arriver, commençons, comme annoncé, par le rêver.

#17- 2009 – Toutes choses égales par ailleurs

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But atteint : 0% !! Epoustouflants progrès. Tu viens de parcourir, ébahie et circonspecte, la nouvelle plaquette de communication qu’a fait éditer le chargé de mission égalité de l’Entreprise. Formidable ! Il n’y a plus d’écart de salaires entre les femmes et les hommes. Le Groupe a fait un excellent travail. La grande classe. Nos efforts ont porté leurs fruits. C’est ce que suggère le document, à moult renforts de constats positifs. Tu es perplexe. Tu n’as en effet rien vu arriver de révolutionnaire qui amènerait les femmes et les hommes à bénéficier de carrières et de droits tout à fait équivalents. Comment une entreprise à dominance technique, qui concentre la minorité de femmes présentes dans les métiers tertiaires, qui en compte si peu au fur et à mesure qu’on gravit les échelons, peut-elle se targuer d’avoir atteint son objectif principal en matière d’égalité professionnelle, soit 0% d’écart salarial ? Une petite investigation dans les documents des Ressources Humaines t’amène à comparer la masse salariale moyenne d’une femme à celle d’un homme, et tu trouves…18% d’écart en défaveur des femmes. Tu retournes à ta lecture. Tu cherches. Ce chiffre-là ne fait pas les gros titres de la plaquette… Bien sûr ! Il fallait comprendre « à poste égal », et « toutes choses égales par ailleurs » ! Au lieu de comparer les revenus dans leur ensemble, on a tout découpé en morceaux, à la verticale comme à l’horizontale. Rassemblement des emplois et des situations dans des tranches homogènes, qui peuvent désormais chacune contenir des données comparables. Même emploi, même ancienneté, même temps de travail.

Depuis la signature de l’accord égalité professionnelle, le Groupe a entrepris de mener tous les efforts nécessaires pour respecter le principe de l’égalité de rémunération à travail égal entre les femmes et les hommes. Il était temps : il est inscrit dans la loi depuis 1972… ! Tu es née cette année-là. C’est peut-être la raison de ton intérêt, va savoir. Alors oui, il y a du mieux, puisqu’avant tous ces efforts il y avait encore 5% d’écart dans cette entreprise, toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en référence à la loi de 1972. On peut se féliciter. D’ailleurs on le fait. Ce serait dommage de passer à côté d’une autocongratulation. 

Ce que la plaquette ne dit pas, c’est qu’une énorme énergie doit être mise en œuvre pour résorber ces 18% d’écart restant entre le revenu moyen d’une salariée et celui d’un salarié de cette entreprise. Tu transmets le résultat de tes calculs à l’émetteur du document de communication et demande une explication. La réponse finit par arriver, effrontée, légèrement amusée : « Je vous conseille de ne pas vous lancer en politique un jour, vous ne sauriez pas y faire et auriez peu de chances de l’emporter... » L’option retenue, à des fins « politiques », a ainsi été le trompe-l’œil. Ces 18% feraient sans doute de l’ombre au fabuleux tableau « zéro » appelant des bravos.

En ce qui te concerne, tu as, naïvement sans doute, une autre vision de la politique : la tienne rimerait davantage avec éthique.

Quasiment une décennie plus tard, tu liras l’excellent ouvrage de l’universitaire féministe américaine bell hooks, De la marge au centre. Remise en place de la femme privilégiée que tu es, blanche et engagée pour l’égalité des sexes. Tu devras bien consentir que cette propension, que tu critiques tant, à penser ou à calculer « toutes choses égales par ailleurs », à écarter de notre champ de vision les situations éloignées des nôtres, est un réflexe répandu. Positionnement classique, dans un milieu où admettre les inégalités de salaires, de statuts, de carrières, de places fait partie du processus d’intériorisation à l’œuvre. Cette tendance n’est pas l’apanage d’un chargé de mission égalité formulant un message de communication. Elle est pratiquée au sein même des discours ou des mouvements pro-égalité. Prenons une femme dirigeante d’un grand groupe qui revendiquerait l’égalité salariale avec « les hommes ». Sa référence n’est pas l’installateur de machines à café, fût-il en CDI. Encore moins un chercheur d’emploi peu qualifié qui enchaîne les expériences discriminatoires quand il habite une zone dite « sensible » ou qu’il porte un nom à consonance étrangère. C’est à ses pairs masculins qu’elle se compare, eux aussi dirigeants, qui habitent probablement le même type de quartier qu’elle. Elle raisonne « toutes choses égales par ailleurs ». Elle rêve de franchir le « plafond de verre », terme utilisé pour décrire la difficulté qu’ont les dirigeantes à s’élever au même niveau que les dirigeants dans la classe des cadres supérieur·e·s dont elle fait partie. Sa vision est personnelle, située, tronquée. Elle ne questionne pas forcément la longue chaîne d’asservissement que vivent d’autres femmes pour qu’elle puisse se préoccuper de ce plafond-là. La vie domestique marchandisée fourmille de femmes, souvent racisées[1], qui exécutent aussi et quasi-seules ces mêmes tâches dans leur vie domestique gratuite. Ce qui les spécialise encore davantage. Tâches que pendant la prise de responsabilité professionnelle des unes et la mise en service à domicile des autres, beaucoup d’hommes n’ont toujours pas investies, ni gratuitement, ni contre salaire. Un temps disponible que ces hommes-là peuvent consacrer à d’autres activités. Davantage que la plupart des femmes mais aussi davantage que les hommes qui, eux, les ont investies : ceux qui prennent soin d’eux-mêmes sans l’aide d’autrui[2], ceux qui prennent leur part des tâches à la maison, ceux qui n’ont pas les ressources culturelles ou économiques pour rémunérer leur exécution.

Le piège serait de nier les inégalités économiques en se focalisant sur les inégalités de revenus entre les sexes à catégorie socio-économique équivalente. Le piège serait de réduire l’écart de revenus entre les sexes, en tolérant davantage d’inégalités économiques, qui de fait creuseraient les écarts entre femmes et entre hommes… Le piège est de trouver, grâce à l’augmentation des inégalités économiques, des solutions pour l’égalité des sexes. Et de s’y résigner.

Soyons lucides, individuellement, dans la recherche de l’égalité femmes hommes, à qui nous comparons-nous ? « A partir du moment où les hommes ne sont pas égaux entre eux au sein d’une structure de classe patriarcale, capitaliste et suprémaciste blanche, de quels hommes les femmes veulent-elles être les égales ? », nous demande bell hooks.

A ce stade, ta ligne de conduite se dessine ainsi : « Soit tu développes ton indulgence vis-à-vis de ces considérations et calculs « toutes choses égales par ailleurs » qui favorisent l’entre-soi et confortent les inégalités sociales, soit tu deviens plus cohérente en visant l’égalité des sexes en même temps que tu restes en veille sur les autres égalités. Notamment l’égalité socio-économique ».

« Le développement des services personnels n’est possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle de serviteur. (…) La professionnalisation des tâches domestiques est donc tout le contraire d’une libération. Elle décharge une minorité privilégiée de tout ou partie du travail pour soi et en fait un gagne-pain exclusif d’une nouvelle classe de serviteurs sous-payés, contraints d’assumer les tâches domestiques des autres en plus des leurs propres. »

André Gorz


[1] Terme exprimant que ce sont les autres qui désignent et stigmatisent certaines personnes par leur couleur de peau, qu’elles soient issues de l’immigration ou non, et quelle que soit la génération, simplement parce qu’elles ne sont pas tout à fait identifiables comme « blanches ».

[2] Faire sa propre valise à l’occasion d’un déplacement professionnel ou touristique n’est par exemple pas toujours une évidence. Déléguer cette tâche est encore pratiqué. Le soin de son linge est un autre exemple.