Elle regarde les post-it étalés par terre et avance avec une pointe d’hésitation :
– J’ai vraiment des réserves sur l’exigence « La fin du patriarcat », parce que moi, je ne veux pas d’un matriarcat.
La femme qui vient de prendre la parole n’est pas venue à cette formation avec des motivations féministes ; les siennes sont plutôt écologistes. Mais de fil en aiguille, parmi les sujets de société qui ont délié les langues sur le juste et l’injuste subi dans la société, les violences faites aux femmes ont surgi, à travers un récit de harcèlement de rue. La situation a été choisie pour un travail par l’ensemble du groupe. Chaque personne a noté sur un post-it des exigences citoyennes pour que l’injustice produite n’advienne plus. Post-it assemblés, idées hiérarchisées et structurées, ces exigences permettront de rédiger un plaidoyer. Suite à sa réaction, tu sens un début de contrariété monter en toi. Car ici aussi, tu sembles devoir t’expliquer, te justifier. Tu es pourtant entrée dans ce groupe avec l’espoir d’un répit. Vous seriez forcément entre personnes averties sur ces sujets. Tu te laisserais aller, en tant que participante cette fois, au lieu d’être la formatrice ou la féministe de service. Et bien non. Et c’est bien toi, l’autrice du post-it jugé problématique. Toi qui dois défendre la visée si transgressive, si ambitieuse, si peu réaliste qu’est la fin du patriarcat.
Deux options. Soit tu laisses répliquer une autre personne, soit tu interviens pour nourrir la discussion nécessaire. Tu décides d’opter pour une question, afin de mieux comprendre son point de vue, ce qu’elle craint.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce qui te fait penser que la fin du patriarcat aboutirait au matriarcat ?
– Et bien je trouve que dans certains domaines les femmes ont tout le pouvoir. Je n’aime pas du tout ces endroits où les femmes prennent le pouvoir et excluent les hommes. Nous devons faire société ensemble et partager toutes les activités humaines. Par exemple, quand j’ai accouché, mon mari a été complètement exclu par la maternité. Il n’avait quasiment pas le droit d’être père, de s’occuper de l’enfant. Tout était fait, par des femmes, pour le mettre de côté, afin que seules des femmes s’occupent ensuite des enfants.
– Alors on est d’accord ! Parce que ce que fait le patriarcat, c’est qu’il se nourrit justement de la division sexuelle du travail. Il se repose sur les rôles différenciés que tu dénonces. C’est dans l’intérêt du patriarcat que les femmes soient assignées aux rôles domestique et familial, et que les hommes en soient plutôt exclus. Que ce soit très secondaire pour une grande partie d’entre eux. C’est dans son intérêt que les femmes y trouvent suffisamment de valeur pour elles. Comme ça, elles renoncent à explorer autant que les hommes toutes les autres activités humaines, toutes celles qui sont valorisées socialement et en réalité peuvent orienter la marche du monde. En dénonçant le patriarcat, on dénonce une forme de pouvoir, et ce n’est sûrement pas pour le remplacer par un autre. La fin du patriarcat n’est pas le matriarcat. D’ailleurs si j’avais eu cette pensée, c’est comme ça que j’aurais formulé mon exigence : « mise en place du matriarcat ». La fin du patriarcat, c’est la fin de la domination masculine, la fin des rôles attribués selon le sexe. C’est donc l’obtention d’une réelle mixité femmes/hommes dans toutes les activités humaines. Et, pour moi et beaucoup d’autres féministes, c’est même la remise en cause de tous les autres rapports de pouvoir, afin d’obtenir d’égales libertés entre les personnes, qui qu’elles soient.
Elle écoute avec intérêt. Le post-it est conservé. Il sera même retenu comme le sommet de la hiérarchie des exigences formant le plaidoyer formulé dans l’exercice du lendemain. Ce lendemain, vous travaillerez même ensemble à l’écriture du texte. Elle te confiera que l’échange de la veille a été une véritable prise de conscience pour elle. Soulagement en ce qui te concerne.
Cet échange te reste en mémoire, parce qu’il exprime à la fois un grand malentendu et un manque d’imaginaire, qui peut être le terreau de la peur. Tu devrais sans doute participer davantage à la création d’un imaginaire collectif sur une société délivrée du patriarcat. Car en même temps, toutes les féministes seraient libérées de l’image fausse et repoussoir qu’a encore ici ou là leur projet de société. Trop souvent, on se contente, pour se figurer un monde égalitaire, de penser un équilibre femmes-hommes dans les rapports de pouvoirs, avec la mise en valeur de femmes aussi puissantes que certains hommes. Comme si mimer les hommes puissants dans leur capacité à exploiter ou à dominer d’autres personnes était le projet féministe par excellence. Ce n’est absolument pas le cas ; ce serait même à la fois triste et terrifiant. La puissance à développer est autre. C’est une puissance relationnelle et émotionnelle, une puissance de création, de la pensée, de la défense de ce qui compte. Elle permettrait de défendre l’ensemble du monde vivant, de lutter contre tout ce qui engendre la logique de l’assujettissement, de l’exploitation, de l’emprise sur autrui et de la destruction.
En attendant de trouver ou d’établir une liste de films ou de livres qui décriraient une organisation sociale féministe, tu rêverais que soit davantage connue l’œuvre merveilleuse de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin (La main gauche de la nuit, Les dépossédés), ainsi que celle plus récente de Wendy Delorme (Viendra le temps du feu). Car ces livres-là t’ont déjà donné l’espoir que quelque chose d’autre est possible.