#87 – 2022 – Je ne veux pas y aller – La Poste

Poster un colis, ton intention est modeste. Jusque-là, une file était dédiée aux services postaux, où l’on attendait son tour. L’alternative, c’était la machine, pour peser et régler les recommandés, lettres ou colis. Dans tous les cas, le bordereau devait être renseigné à la main.


Ensuite, tu t’intercalais dans la file, pour échanger ton colis ou ta lettre contre un tampon d’envoi et le récépissé. Un compromis entre l’humain et la machine. Mais ce jour-là, la file n’est dédiée qu’aux retraits de lettres et colis. Désormais, pour procéder à un envoi pesé, une nouvelle machine en est. Une fois le monstre nourri avec tes données, il régurgite le bordereau renseigné. Une étape supplémentaire dans l’univers machinal. Pris au dépourvu, occupé à gérer la contrariété inattendue, ton cerveau tente d’appréhender les nouvelles consignes. Sur l’écran tactile, lettre après lettre, chiffre après chiffre, toutes les informations sont à délivrer, à épeler du bout du doigt, noms et coordonnées des destinataire et expéditrice. Recommence, tu t’es trompée. Tandis que ta main s’active, absorbée dans la tâche rébarbative, ta pensée vagabonde. Jusqu’où la société va-t-elle nous contraindre à converser avec, ou buter contre, des machines des robots des automates des distributeurs et autres hologrammes en tout genre… Flûte ! Encore une erreur, recommence encore une fois…

Une très jeune femme jamais vue s’avance vers toi, sans doute un vestige d’humanité. Ou un ajout momentané, pour surseoir à ta défaillance annoncée ? Ou peut-être pour vérifier si le travail transféré d’office sur toi, tu l’as bien fait ? Tu t’essuies le visage, ces larmes qui coulent depuis un moment ça devient gênant. C’est l’effet produit par la course à la conversion- conversation numérique à laquelle on te somme de participer en tant que partie de l’humanité. Les robots rendraient le travail moins pénible il paraît. Chercher l’erreur. La préposée aidante tente une approche rassurante. Il faut vous adapter madame, bientôt il n’y aura plus personne pour traiter les courriers dans les bureaux de poste ; et puis vous, vous ne faites pas partie des publics qu’on doit aider à s’adapter. D’apparence ni trop vieille ni dépendante, tout à fait mobile, sans signe extérieur de difficulté d’adaptation annoncée, tu n’entres pas dans leurs étiquettes. Désolée d’être atypique. La suite tourne à une collaboration forcée. Elle te fait la leçon. Vos trente ans d’écart te sautent aux yeux. Au début tu te dis elle ne voit pas le problème, elle est née dedans. Pourtant à côté, l’opticien qui a plus ou moins son jeune âge fait, comme toi, vous en avez parlé, partie de ces inadaptés de fait.

Désormais on exige que presque toute la population s’habitue à interagir partout avec des machines. Et on suppose sur des critères arbitraires que telle catégorie de personnes aura besoin d’une aide ciblée. Quiconque jusque-là autonome devient à présent dépendant. Ou bien devient adapté selon sa bonne volonté supposée. L’usager, l’usagère adaptée de gré ou de force participe à la suppression des tâches des personnels de la Poste, puis de leurs postes, et bientôt des bureaux de poste, puisqu’on pourra tout faire devant son androïd pour celles ou ceux qui ont en un, c’est-à-dire les adapté·es pour de vrai ou supposé·es. Choisis ton camp, si tu penses que tu as le choix.

Faire cet envoi t’as pris beaucoup plus de temps qu’habituellement. La Poste a volé un peu de ton temps, alors que comme tout le monde, tu en as de moins en moins. Bon, c’était ta première opération avec cette machine, tu as de la marge dans le cycle d’apprentissage, tu finiras toi aussi par accepter… Et même accepter sans discussion, car où discute-t-on de ce rouleau-compresseur-là ? La stratégie d’efficacité de ces services, c’est de te mettre à la tâche. En même temps, on happe tes données – qu’on avait peut-être déjà mais là c’est toi qui les enregistres dans l’engin ça te semble plus cynique.  Et puis elle confisque ton temps, mobilise et façonne ce qui te reste de cerveau dans ce monde de plus en plus numérique connecté distant individualiste. Comme à Ikéa, tu reçois une notice. Tu la suis. Mais presque partout à présent, on a atteint le stade supérieur du service déporté. Car c’est la machine qui te délivre la notice, te la dicte, te sanctionne si tu t’écartes du procédé homologué. Elle est ton interlocutrice principale.

Ton sentiment de solitude s’accroît face à l’automate, parce qu’il s’ajoute à la liste de ceux nombreux que tu côtoies déjà. Tu dois tellement recommencer du fait de tes erreurs de saisie et de ton esprit contrarié et vagabond que, face à la technologie, tu croirais presque en ton incapacité. Mais non, c’est autre chose qui se manifeste. La chose enfle et envahit ton ventre à présent. C’est une résistance intime face au tout robotisé numérisé qui s’exprime. Et si tu n’en voulais pas, toi, de ce monde-là ?

#49- L’écart de revenus se réduit à pas de fourmi

Le progrès, en vingt ans, est de quatre points seulement. Et encore, avec le calcul biaisé de l’équivalent temps complet. Les progrès sont très très lents, bien loin d’un pas de géant.

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Des porte-paroles d’employeurs, comptant davantage de femmes que d’hommes dans leurs effectifs, pensent leur entreprise égalitaire. J’ai assisté à une table ronde sur l’égalité des sexes, dans laquelle des dirigeants d’une entreprise de services d’aide à domicile se félicitaient de la prépondérance numérique de femmes dans leur organisation, y voyant d’évidence la place privilégiée qui leur était réservée…  Une de mes amies m’a fait part de la même situation advenue lors d’un séminaire de direction dans un groupe français de cosmétiques : femmes minoritaires dans cette instance-là, mais certains hommes satisfaits de la part belle faite aux femmes dans les magasins, et l’invoquant comme preuve de l’atteinte de l’égalité dans le groupe, voire plus. Confusion entre égalité et mixité ? Cette entreprise n’est pourtant pas mixte, puisque l’un des sexes est largement majoritaire en nombre. Ni égalitaire, puisqu’elles sont davantage à coller au plancher tandis qu’ils sont plus nombreux vers le plafond. D’autres s’illusionnent d’égalité, en omettant de comparer la somme moyenne versée à une femme à celle versée à un homme dans leur société bien intentionnée. Trop simplificateur ? Résultat trop problématique pour en parler ? Ou sentiment d’impuissance trop grand, depuis si longtemps ?

L’écart moyen en France se réduit-il ? J’ai trouvé des données sur son évolution dans le temps, qui ne font malheureusement pas état de l’écart total de revenus, puisqu’elles sont exprimées en équivalent temps plein. Même si ce calcul peut corriger des données de façon très utile, par exemple pour obtenir différentes appréciations concernant les accidents du travail, cette correction peut biaiser nos représentations. L’écart de revenus entre les femmes et les hommes, ainsi corrigé (donc sous-estimé, nous y reviendrons), est passé selon l’INSEE de – 22% en 1995 à – 18% en 2014. Assez parcimonieux progrès… en près de 20 ans. Pas de quoi se réjouir de notre vivant, mais c’est toujours ça.

Ces données ne reflètent pas l’écart de revenus tous temps de travail confondus, plus important puisque le temps partiel explique environ un tiers de l’écart total de revenus entre les femmes et les hommes, qui, lui, semble bien stagner entre – 24 et – 27% depuis des années.