C’est occupé. Tu as donc tout loisir d’observer en détail l’affichette des toilettes du bar-restaurant. En toute logique, ça commence doucement à bouillir dans ton âme et conscience, un espace intérieur indomptable et résistant qui a beaucoup de mal avec ce monde si machinal, toxique, peu remis en cause.
Sur ta droite, le barman essuie des verres.
– Dites-moi, ça ne choque personne ?
– Quoi ?
– Le dessin, là, sur les toilettes ?
– Non, pourquoi ?
– Comment vous le décririez, vous ?
– (Souriant mais un peu gêné quand même) Et bien, c’est une petite image comique.
– Co-mique… Un peu comme si on incitait les garçons à regarder sous les jupes des filles… ? Comique pour qui ?
– (Sur ta droite, c’est Silence ça bogue qui démarre.)
Une femme arrive et attend son tour à tes côtés.
– Dites-moi madame, comment trouvez-vous cette image, et que ressentez-vous en la regardant ? Est-ce que vous la trouvez comique ?
Elle regarde en souriant d’abord.
– Alors, intuitivement j’ai souri, mais pas longtemps… J’ai pas vu tout de suite… J’avoue qu’en y réfléchissant, ce n’est pas très heureux. Surtout dans ce sens-là. Peut-être que si c’était dans l’autre sens, ce serait beaucoup plus drôle. Une femme qui ferait ça à un homme… (Puis, se rassurant peut-être elle-même) Mais ne vous inquiétez pas, cette scène ne risque pas de se passer ici, il n’y a qu’un espace toilettes, et il est fermé.
– Mais la scène n’a pas besoin de pouvoir être reproduite dans les lieux. Les symboles suffisent. Les images influencent les gens, leurs idées, comme dans la publicité…
Le barman intervient.
– Si vous voulez, je peux inverser les rôles en dessinant une jupe à gauche ?
– Hum, pas sûr que le résultat soit heureux non plus.
Un homme sort des toilettes. C’est ton tour. En y repensant depuis, tu aurais dû interroger aussi cet homme sur le sujet. Après tout, qui trouverait cette image vraiment comique, même parmi les hommes ? On y voit à gauche le symbole d’un homme (sans jupe) qui a escaladé le mur de séparation du haut duquel il peut voir une femme (symbolisée avec une jupe sur la droite en bas).
En retraversant le restaurant, tu insistes fermement à voix haute et calme auprès du barman : tu ne peux pas trouver ça drôle, ni aucune de tes congénères ; c’est une incitation au voyeurisme ; cette image est sexiste, donc cet endroit valide, voire invite au sexisme. Un autre employé lève la tête et te regarde avec sérieux (le bug est-il en cours de résolution ?). Tu croises le serveur de votre table avant de partir et tu l’informes de la conversation. Sait-on jamais, à trois, ces jeunes hommes seront peut-être en mesure de questionner la signification profonde et les effets de la signalétique des toilettes mixtes du lieu qui les emploie ?
Tu aurais envie de faire plus, de faire mieux, que ta réaction se soit soldée sans délai par le retrait de l’affichette, mais tu n’as pas de stratégie rodée sur le sujet. Il te faudrait l’élaborer. Ton état émotionnel ne te permet pas d’aller bien loin ce jour-là. Et puis tu es en vacances, tu n’es pas seule, tu as envie de lâcher-prise, comme tout le monde… Déjà, tu es restée calme, alors que ta colère est bien éveillée, prête à bondir, mais tu la contrôles. L’habitude. La scène est tellement banale. Tu penses aux petites filles qui s’adaptent à la courante et banalisée prédation masculine en mettant des shorts sous leurs jupes (ou à qui les parents précautionneux mettent des shorts) pour éviter qu’on les leur soulève “pour rigoler” (c’est tellement “comique”). A toutes celles qui renoncent à se mettre en jupe, qui ont transformé leur garde-robe en garde-pantalon pour éviter les embêtements que nombre d’adultes jugeront malheureusement comme des “enfantillages sans conséquence”. Tu penses aux garçons puis aux hommes légitimés dans une attitude de prédation dès l’enfance dans les espaces scolaires puis publics. Et dans ce type de restaurant. Parce que c’est tellement drôle.
Tu penses aux femmes qui ne sortent pas le soir, à celles qui ont peur d’être agressées et aux hommes qui les agressent, sans toujours se rendre compte que ce qu’ils font les agressent. La preuve : cette image t’a heurtée, en vous renvoyant, toi tes filles tes amies ta soeur ta mère tes tantes tes cousines et toutes tes soeurs de coeur, à une catégorie de personnes légitimement agressées dans notre société. Elle a forcément heurté aussi bon nombre de femmes et de filles qui l’ont eue sous les yeux, à qui l’on demande ainsi d’intégrer la normalité de leurs agressions régulières.
Lauren Bastide, dans Futur·es, dit sa préférence pour l’action du Call in (discuter du problème avec la personne ou la structure concernée) plutôt que celle du Call out (dénoncer via la presse ou les réseaux sans passer par la discussion). Tu la rejoins. C’est plus clean de commencer par le dialogue. La difficulté, c’est d’être prise au dépourvu. C’est d’ouvrir un dialogue alors qu’on est submergée par l’émotion, par les effets de l’agression, par la force de l’injuste recommencement.
Cette image n’est pas sortie de l’imagination d’un·e créatif·ve en mal d’idées qui aurait, dans un moment d’égarement, décidé de coller son oeuvre artistique sur cette porte de toilettes, parce qu’un de ses potes au même type d’humour crasse heureusement peu répandu tiendrait les lieux. Non. Cette image a été approuvée par toute une chaîne de décideurs (et même décideuses peut-être) sous différentes formes, pour être vendue dans le commerce. La page Instagram Pépite sexiste en signale plusieurs du même acabit. Donc des gens conçoivent ça, d’autres le dessinent, d’autres investissent dans sa fabrication dans la perspective de le vendre, d’autres l’achètent en gros ou au détail pour l’afficher et partager leur sens de l’humour douteux, leur adhésion au sexisme ou leur indifférence à sa prolifération dans la société. En bout de chaîne, des milliers de gens, adultes, enfants, quel que soit leur sexe et leur genre, ont envie d’aller aux toilettes dans un bar-restaurant et sont exposés à l’image largement vendue, distribuée et affichée. Au point que la domination masculine est intégrée comme acceptable – voire cool – par des hommes comme par des femmes.
Le site DroitsFinances précise que “Le voyeurisme est un délit pénal constitué par l’usage de tout moyen visant à observer les parties intimes d’une personne à son insu et sans son consentement, dès lors que celles-ci sont cachées par des habits ou la présence de la victime dans un lieu clos (une cabine d’essayage fermée, par exemple). La création de cette infraction de voyeurisme vise à l’origine essentiellement à réprimer la pratique consistant à regarder ou filmer l’entrejambe d’une femme à l’aide d’un miroir ou d’un téléphone portable lorsque celle-ci est en robe ou en jupe. Mais ce délit peut par exemple concerner les personnes qui espionnent leur victime aux toilettes ou dans des cabines d’essayage. Le voyeurisme est défini par l’article 226-3- 1 du Code pénal. Il s’agit d’un article créé par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.”
Ce délit est passible de un an de prison et de 15000 euros d’amende. Quel type de société permet sans vergogne son incitation généralisée, sous couvert d’humour ?
Une réflexion sur « #86- 2023 – Comique pour qui ? »