« Non, ce n’est pas le moment pour un tel projet, tu feras ça quand tu seras vieille ! ». La réponse de ton label aurait pu te clouer le bec, mais non. Heureusement, car ce moment que tu vis, tu le dois à ton obstination. Et à ton immense besoin de définir toi-même ce que tu veux faire de ta vie.
Le concert touche presque à sa fin. Sur la scène de l’auditorium de Lyon, tu es là, vibrante et émue, assumée, entourée de tes huit comparses. Le public exulte. Il est bouleversé par la folie du spectacle, par l’audace de ce que vous avez proposé. S’il est habitué des lieux, il n’a sûrement jamais vu ça dans une représentation classique. Grâce à un léger éclairage qui te permet de communier avec ton public, vous voyez dans le somptueux hémicycle des zones entières se lever tour à tour. Les applaudissements n’en finissent pas. Huit violoncellistes, trois hommes et cinq femmes, ont finalement accepté de te suivre dans l’aventure risquée que tu leur proposais. Tout acoustique. Des reprises. Une mise en scène et des éclairages poétiques et ésotériques. Un usage éclectique et insolite de l’unique instrument, présent en huit exemplaires. Un accompagnement sur scène qui éloigne les instrumentistes de leur chaise, transformant leur jeu, convoquant leurs corps. Tout en émettant des sons de toutes sortes avec leur formidable violoncelle, ils et elles se déplacent, te suivent, se lèvent, dansent, se fondent dans les mises en scène de ce spectacle vivant.
Tu en avais rêvé. Tu l’as fait. Exaucer soi-même son vœu, malgré les obstacles et les découragements, quel pouvoir merveilleux. Finir par exercer la souveraineté de soi. Quel doux sentiment procure l’accomplissement de ses désirs profonds. Au départ, tu n’étais pas très bien partie dans l’exercice de la liberté. Tu as plutôt excellé dans celui de l’obéissance. Avec un père militaire, tu étais à bonne école. Chanter ? Tu n’y penses pas ! Ce n’est pas un métier ! Un bout de vie de renoncement plus tard, tu as fini par te décider… donc par t’opposer. L’âge adulte avait un peu tardé à arriver. Il implique quelquefois de prendre des risques. Qui a envie de déplaire à qui nous aime, malgré sa distillation de conseils et de maximes, de découragements et d’empêchements, ne voulant évidemment que notre bien ? Or la liberté, c’est de parvenir à faire ce que l’on a décidé. Quand tu te l’es enfin formulé, face au besoin irrépressible qui t’animait, tu as multiplié les démarches, trouvé enfin un label – il en suffit d’un -, été embarquée dans un tourbillon de tournées à succès, de scènes enflammées, en parallèle d’une première maternité. Et l’épuisement t’a rattrapée, t’acculant à tout stopper.
Et puis, peu à peu, ton arrêt total n’a plus été si total. Il est devenu une pause quand tu t’es rendu compte que chanter t’était vital. Tu redémarres alors, mais à tes conditions, et tu évoques ce projet qui te trottes en tête depuis un moment. Cette réponse-censure de ton label te rappelle bigrement quelque chose, arborant son air de famille avec la censure paternelle. Alors, puisqu’il a lui-même annoncé sa condition de l’exercice de ta liberté, tu lui réponds « S’il faut être vieille pour être libre, alors, considère que je suis vieille ». Bille en tête, avec ou sans lui, tu mèneras ton projet à bien.
Pendant que tu fais ce récit à ton public lyonnais, salle éclairée comme lors d’un final alors que tu clôtureras ton incroyable et émouvant spectacle avec plusieurs chansons de ton répertoire, tu fais émerger une question chez moi, qui étais debout dans la salle : en tant que femmes, ne devrions-nous pas revendiquer, comme une aspiration profonde, d’être bientôt, ou assez, ou déjà vieilles ? Cette société du jeunisme veut nous faire connaître l’âge « mûr », puis la vieillesse, le plus tard possible, nous faisant passer des complexes du poids ou du poil à ceux des rides, nous mettant en tête qu’il faudrait pleurer la triste fin annoncée de la sexualisation de nos corps, nous exhortant à vivre d’abord dans le service, le soin et le regard des autres. Elle nous aspire, au moins jusqu’à la ménopause, dans des rôles sociaux cumulés et épuisants, souvent peu questionnés, puis espère sans doute que nos états dépressifs qui pourraient en découler viendront enrichir les marchés lucratifs de la santé mentale et de la chirurgie esthétique. Pourtant, prendre de l’âge est une avancée possible vers la liberté et vers la prise de décisions personnelles et émancipatrices. Cette période d’éventuelle libération de temps, de cheveux souvent blancs et de peau assurément ridée, fait peur à qui veut nous faire douter de nos rêves ou de nos capacités, ou nous mettre sous sa coupe, comme le décrit Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes (La Découverte, 2018). Le double enjeu est d’apprendre tôt à suivre nos voix intimes et donc à faire nos propres choix, tout en n’appréhendant plus le temps qui passe.
A nos jeunes sœurs trop souvent infantilisées, comme à nos vieilles sœurs qui font encore peur, j’ai envie de dire, en référence à l’insolence posée et inspirante d’Imany, « Nous sommes toutes vieilles, nous sommes toutes libres ».