Un jour de Janvier – Tu déposes Amélie à la crèche et tu précises à l’éducatrice que c’est son père qui viendra ce soir la récupérer. C’est son tour. Comme chaque lundi, tu mets ton alarme sur ton téléphone pour bien penser à le lui rappeler. Il est si distrait. Il n’y penserait pas sans toi. Une fois, il a oublié, ça t’a vaccinée. Désormais tu sais qu’il ne faut compter que sur toi. Tu prends ton poste préoccupée, la tête pleine de ta liste de tâches. Tu penses plusieurs fois dans la journée à cette soirée qui commencera sans toi, donc tu en profites pour noter sur ton mémo la liste des courses, et ce que tu prévois de préparer ce soir. Tu reprends ton travail. Tu repenses à ce qu’il va faire à ta place ce soir. Il pourrait passer prendre des couches en sortant de la crèche, tu as remarqué qu’il n’y en avait presque plus. Tu le lui demanderas tout à l’heure puisque tu vas l’appeler comme d’habitude. Pour être sûre. Tu replonges dans ton travail. A dix-sept heures, comme chaque semaine, tu passes ton coup de fil : « T’oublies pas de prendre Amélie ce soir ? Et tu peux racheter des couches, il n’y en a plus ? ». « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Il raccroche. Tu ne l’entends pas soupirer.
Le même jour de Janvier – C’est lundi. Comme chaque semaine, tu as démarré aux aurores ce matin et sortiras suffisamment tôt ce soir pour récupérer ta fille à la crèche. Tu adores le lundi… enfin ça dépend. Tu es partagé en fait. Tu ne sais pas trop formuler ce que tu ressens. D’un côté, tu as hâte de voir Amélie te tendre les bras quand tu arriveras ce soir (avec son grand sourire enjoué et sa course à petits pas vers toi). D’un autre côté, tu sais que tu auras droit à une série de recommandations, de rappels, de trucs à faire et autres instructions transmises par téléphone une demi-heure avant l’heure de la crèche… par sa mère inquiète. Parce qu’une fois tu as manqué l’heure. Parce que désormais tu risques, d’après elle, de toujours manquer l’heure. Elle a crié comme jamais ce jour-là. Elle s’est emportée comme si tu étais un monstre. Tu t’es excusé, rattrapé comme tu as pu, mais impossible de revenir en arrière. De gommer ce moment qui fait partie désormais des annales familiales. Des anecdotes racontées aux copines, à Noël, aux parents. Le père à qui on ne peut pas faire confiance. L’expérience l’a prouvé. Ta journée se déroule sans anicroche. Dix-sept heures, le téléphone va sonner, comme d’habitude. D’ailleurs il sonne. Tu réponds « Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai mis ma sonnerie, mais merci de me le rappeler ». Tu raccroches. Tu soupires. Tu n’avais pas remarqué qu’il n’y avait plus de couches. De toute façon, elle a l’œil sur tout, elle est en veille, alors à quoi bon mobiliser aussi ton attention pour scanner les placards de la maison ? Elle s’en occupe et te fait des listes que tu exécutes. Tu as un peu huit ans le lundi soir. Elle est doublement maman le lundi soir. C’est mi-confortable, mi-insupportable.
Au-delà d’une répartition équitable des tâches, il reste à construire des relations de confiance réciproque. Dans beaucoup de couples, nous sommes encore loin du compte.
Ah, bien nommée Charge mentale,
concentrée, prise de tête parentale, tu t’étales, tu t’installes. Tu t’accroches, infernale, envahissant et tourmentant la figure la plus présente, de fait prépondérante, novice assignée, par suite spécialisée, reine fourmi qui règne sur la marche du foyer. Te résignant à tirer gloire d’un accaparement, tu figes sans crier gare les rôles dans le ciment.
Tu te fais moins prégnante, plus distante, virevoltante, quand deux parents partagent le mal dit maternage… Alors tu butines. Entre les deux, tu promènes ton pollen. Et on imagine meilleur ton miel, et plus sereins tes hôtes, côte à côte, et l’enfant deux fois confiant, quand, transformée en abeille, tu répartis tes ficelles.
Ah, fragile Confiance,
rude à accorder au parent moins habitué à câliner, à couver, et qui peine, à temps partiel, à prouver sa compétence quand le parent qualifié à plein temps s’est entraîné… Dès que le ventre a gonflé. Pendant des mois de congé. Dès que la vie a germé. Comme tu perds patience, hésitante, exigeante, devant une figure nouvelle, souvent paternelle, qui accueille la vie soudain, qui part au boulot l’matin, qui tarde à prendre le train des soins quotidiens. Absente toute la journée. Non préparée, non habituée. Cervelle plus épargnée tout le jour par le cadet des grands soucis de la veille sur le bébé de l’amour. Souvent, tu restes immobile, érodée, intranquille, à moitié morte devant la porte de l’entraide dans le couple. Te révélant tout sauf souple, jugeant l’autre insuffisant, chaque initiative médiocre, chaque geste en mieux reprenant. Tu gonfles de joie devoir fierté – parfois attention résignation ! – pour ce qui est de fabriquer développer confirmer conforter une spécialité du soin d’importance réassurance… Savoir faire au féminin et tout le tintouin. Tu te fais peau de chagrin, de temps en temps, quand il s’agit de laisser sa chance au débutant incertain. Le mépris n’est pas si loin.
Quand, au contraire, tu te déploies, que tu ouvres tout grand les bras, à petits pas dans les coulisses, de la personne qui se hisse au sommet de tous ses doutes, apprenante, hésitante, tu peux lui montrer la route, réjouissante, indulgente, des aptitudes conquises par ta douce entremise.
Capacités partagées, à temps complet.
« Si aménagement des temps il doit y avoir, la seule solution est de répartir entre les pères et les mères. Pour le plus grand profit de tous : couples, enfants et entreprises. »