“Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ?” Cette phrase est la première qui t’arrive en tête. Tu es plutôt engagé pour l’égalité des sexes et te heurtes régulièrement à des obstacles déconcertants. La coordination périscolaire est un bon poste d’observation de ce qui se joue dans les familles. Cependant, quelquefois, toi et tes collègues de l’animation, vous tombez dans des petits pièges qui confortent des situations problématiques. Tu cherches une anecdote sur laquelle tu aimerais que tes collègues réfléchissent avec toi. Cette formation pourrait au moins servir à poser sur la table les questions qui te taraudent dès que tu te penches sur ta mission éducative. L’égalité des sexes, c’est d’abord du bon sens, un beau principe sur le papier, dans le projet éducatif et dans la bonne parole de la ville. Même dans ta tête et dans ta vie, ça te parle. Bingo, vous suivez une formation sur le sujet. On va voir si c’est facile de fabriquer de l’égalité. Une bonne prise de conscience collective et ce sera effectif, n’est-ce pas… ?
En fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Prenons la majorité des pères. La place qu’ils prennent dans les relations avec le personnel périscolaire – avec le personnel scolaire, c’est sans doute pareil – est toute relative. La place qu’on leur donne aussi, finalement. Alors que les intentions sont bienveillantes de toutes parts.
Tu te lances. “Si je dois appeler les parents, j’appelle le premier numéro de la fiche familiale. Avant, on avait une fiche sur laquelle l’ordre des parents était standard, selon le sexe. On décidait si on appelait le père ou la mère quand les deux étaient mentionnés. Sans doute qu’on appelait plus la mère. Il aurait fallu qu’on questionne ces réflexes, afin d’impliquer davantage les pères. En tout cas pour éviter de les exclure, comme on a tendance à le faire. Et depuis le mariage pour tous je suppose, la mairie a changé cela dans le formulaire. Il mentionne parent 1 et parent 2. Donc les parents décident qui mettre en premier, et les couples homosexuels peuvent répondre à la question sans se sentir stigmatisés. Théoriquement, c’est une avancée. Cela nous permet de mieux connaître les familles, puisqu’après tout elles nous disent librement sur qui on peut tomber plus vite. En général, le premier numéro, c’est celui de la mère. C’est elle qui remplit les papiers le plus souvent, en début d’année. Donc, elle se met en parent 1. Et si on commence par appeler le deuxième numéro, alors on a des chances d’entendre quelque chose comme « Vous n’avez pas réussi à joindre ma femme ? » ou « Appelez ma femme, elle sait mieux que moi ». A la longue, on finit toujours par appeler le premier numéro, sinon on a l’impression de perdre son temps. Ou de se mêler de leur organisation de couple. Le résultat, c’est que les parents se débrouillent pour qu’on ait rarement des pères au bout du fil. Et de notre côté, on le cautionne en voulant à la fois aller vite et respecter leurs choix. Bref, la division des rôles est renforcée de tous les côtés.”
Ta situation a été retenue pour une analyse collective. Tu n’as pas osé ajouter que chaque fois qu’une voix masculine te renvoie sur la mère, tu te demandes si elle l’a bien choisi, elle aussi, le bon numéro !
Décidée, tu viens de prendre la responsabilité d’une équipe
d’une dizaine de personnes. L’une d’elles part dans quelques semaines en congé
maternité. L’une des plus autonomes, affirmée, reconnue, qui a une charge
importante. Tu demandes son remplacement mais ne l’obtiens pas. Trop tard et
pas de budget complémentaire. Dans votre régime spécial d’entreprise publique,
ses indemnités ne sont pas versées par la sécurité sociale comme dans les
entreprises privées, mais par l’entreprise elle-même. Donc, à l’instar de ce
qui se produit souvent dans l’administration, pas de réduction de la masse
salariale. Donc pas de remplacement… Logique économique. Vous devez faire face,
avec un effectif identique. Il suffit de répartir la charge sur les autres. Cela est
non négociable dans votre cas, « puisqu’il y a des compétences équivalentes dans l’équipe »,
dixit la hiérarchie.… Tu n’as encore jamais eu à gérer cette situation :
tu vas être servie. Le procédé a des répercussions désastreuses à la fois dans
la gestion de la charge et dans les représentations : un membre de l’équipe en
conclut ouvertement qu’il ne prendra jamais sciemment de femmes si un jour il
vient à prendre une responsabilité managériale. « Trop de risque
qu’elles partent en congé maternité, et qu’elles ne soient pas remplacées, avec
une répartition injuste du travail sur les autres qui ont assez de boulot comme
ça ! » Il espère bien ne pas en avoir dans ses équipes. Tu aurais dû
exiger le remplacement avant de prendre le poste… Tu discutes, tu polémiques,
tu te décourages, il s’est déjà fait son idée… Et que dire du message
symbolique envoyé sur l’utilité des tâches effectuées par les futures mamans,
tâches qui seront tout simplement supprimées ou dégradées pendant leur absence
? Le scénario se répète et personne ne le remet en cause. Les raisons
budgétaires prévalent sur un traitement égalitaire des personnes… Quel homme
fait l’objet d’un tel traitement, parce qu’il s’apprête à devenir père ?
Tu prends conscience que pour tes deux premiers enfants tu as
docilement facilité les choses à tes responsables : une mobilité géographique
d’abord, que tu as organisée à l’issue du congé, après avoir formé ton
successeur. Pour le suivant, tu as rédigé la lettre de mission de remplacement
et formé une collègue au moment d’une forte baisse d’activité. Elle a pu
absorber tes attributions et vous avez ensemble relancé les activités à ton
retour.
Voici comment les personnes concernées participent, pour faire passer la pilule de l’absence prochaine, à faire diminuer la valeur de leur contribution au travail. Organiser le départ de son poste ou faire absorber le travail à effectif identique alors que le congé maternité est planifié plusieurs mois à l’avance. Voici où mène la culpabilité de s’absenter pour faire naître et accueillir des enfants. Où mène le conditionnement social, subi par des millions de femmes et d’hommes, qui accorde moins de valeur au soin des enfants qu’au travail rémunéré…
Des années plus tard,
en 2018, tu proposeras
l’analyse d’une situation significative sur ce sujet lors d’une formation pour
favoriser l’égalité professionnelle dans une administration. « Une de vos collègues part
dans quelques semaines en congé maternité, votre responsable réunit l’équipe et
demande de répartir sa mission et sa charge sur le reste du groupe. Comment
réagissez-vous ?» Tous les scénarios imaginés tourneront autour
de la répartition de la charge. Personne ne remettra en cause la décision…
Intériorisée comme normale.
En février 2019, Martin Hirsch annonçait au micro et sous le regard que tu devines ébahi de Léa Salamé sur France Inter que désormais les infirmières des 39 hôpitaux de l’assistance publique seront « systématiquement remplacées» à l’occasion d’un congé maternité… Elle en est restée quasiment sans voix, Léa, interloquée qu’elle était… Elle apprenait que jusqu’à présent, la mission de ces soignantes n’était pas jugée suffisamment utile pour justifier un remplacement systématique. « Déjà que quand elles décident d’avoir un enfant, elles lâchent le travail sans demander la permission, que dans l’adversité, on ne peut vraiment pas compter sur elles… ; alors faudrait pas jouer les profiteuses en exigeant des remplacements en plus, non mais ! » : voici donc le raisonnement couramment servi. Et par conséquent, largement intériorisé par de futures mères, qui aimeraient, du coup, rester discrètes.
Là, tu pressens la réplique qui viserait à te clouer le bec : « Les hommes peuvent subir la même chose ! Par exemple quand ils sont absents pour longue maladie, quand ils ont un accident ou prennent un congé long comme un congé parental, un congé d’adoption, ou un congé sabbatique ». Certes, dans ce cas, hommes et femmes sont peut-être à égalité dans le traitement reçu pour ce qui leur arrive (cela reste à vérifier), puisque les lois qui s’appliquent concernent toute personne. Cependant, en plusde tous ces motifs d’absences qui touchent, ou pas, la population travailleuse, il est un congé planifié long qui ne concerne… que des femmes. Et quelquefois, fait incroyable, plusieurs fois dans leur vie ! De façon massive. Aujourd’hui, quand un couple hétérosexuel souhaite faire un enfant, il risque d’arriver des aventures professionnelles bien différentes au père et à la mère. Lui a la possibilité de rester inaperçu au travail en tant que nouveau père, s’il ne modifie rien ou presque de ses habitudes professionnelles (ce qui est attendu de certains employeurs et pratiqué par certains pères). Tandis qu’elle voit son contrat de travail obligatoirement suspendu pendant plusieurs mois, créant, par sa seule volonté conjuguée à sa naissance dans un corps de femme, un micmac… dont on se passerait bien dans son environnement professionnel. Forcément, puisqu’on peut recourir à ces personnes disponibles qui n’imposent pas à leur employeur ces longues absences obligatoires quand l’enfant paraît : les hommes. Parce qu’eux, au moins, dans l’adversité que crée dans l’entreprise la maternité d’une salariée, assurent vaillamment la continuité du service au travail.
Dans la même veine, un de tes anciens collègues père de trois enfants, dont la femme assumait seule les acrobaties domestiques et familiales du mercredi, t’a confié : « Heureusement que les hommes ne prennent pas leur mercredi dans le service, sinon, qui serait au boulot ce jour-là ? ».
Et oui : on a du courage… ou on n’en a pas.
« Si les tâches liées au care sont ainsi
dévalorisées, c’est parce qu’elles nous font percevoir notre vulnérabilité
et notre dépendance. Sans un certain aveuglement sur notre vulnérabilité, les
sujets rationnels et auto-suffisants, les Homo œconomicus, par exemple, que
nous voulons être, ne pourraient pas s’apparaître tels. Ne voulant pas voir
notre fragilité et notre dépendance nous tendons donc à rendre invisibles tous
les soins que nous recevons et qui nous permettent de les surmonter. A ne pas
reconnaître celles ou ceux qui les dispensent. »