Ecouter “Années 80 – La branche de sapin” en audio
Ta joue te brûle. Par réflexe, tu la couvres de ta main. Peut-être la protègera-t-elle d’une prochaine volée. La branche de sapin est encore bien tenue par la main du garçon. Elle semble la prolonger, l’augmenter, figurant sans doute une sorte de barrière entre lui et toi. Oh non, il ne t’a pas touchée, pas frappée directement : en descendant du car scolaire, il a arraché une branche au premier arbre aperçu et l’a promptement utilisée pour te menacer. T’humilier. Se venger. Te fouetter le visage. Te faire comprendre que tu ne vas pas t’en sortir comme ça. Vous n’êtes que deux à sortir à ton arrêt et personne dans la rue n’assiste à la scène. Tu le croises tous les jours et as pu suivre la transformation de son attention pour toi en haine de toi.
Cela fait des semaines qu’il te tourne autour, sollicitant ton intérêt de toutes les manières à disposition d’un enfant animé d’un désir, d’une volonté, d’un but. Te suivant, te souriant, osant te demander ouvertement de sortir avec lui, te complimentant sur ci ou ça. Persévérant. N’écoutant pas tes réponses, tes refus, tes non, ton malaise, tes tentatives d’échapper à sa présence, à son entêtement. Passant alors aux propos insistants. Menaçants. Puis tu perçois la haine dans ses yeux, peut-être la blessure aussi, lorsqu’un matin à l’arrêt de bus, tu trouves une réplique pour mettre une fin définitive à ses tentatives répétées. Ce jour-là, il reçoit Tu es un plouc. Sans doute ressent-il la force de ton mépris dans cette riposte enfantine. Tu ne saisis pas d’ailleurs ce qu’elle veut dire. Tu as toi aussi une dizaine d’années. Tu as répété ce que des adultes disent parfois.
« Dis-moi donc bergère, mais que s’est-il passé ? Ce n’est pas du tout ce que mon père et mon grand-père m’ont raconté. Ils m’ont dit que les filles n’attendaient plus que moi Qu’avant de fonder une famille je devais m’amuser comme un roi (…) Dis-moi dis-moi bergère, pour qui te prends-tu donc ? (…) Vraiment tu exagères, de tant me résister, Tu devrais être fière que je t’ai remarquée. »
Anne Sylvestre, Bergère, 1975
A quel moment, dans le mécanisme de défense d’une personne qui se sent agressée, bascule-t-elle dans un comportement qui porte atteinte, qui blesse l’autre, alors qu’elle ne souhaite que se préserver ? Par quels mécanismes se tient-elle pour responsable de ce qu’elle inflige à l’ego fragile de son agresseur en le repoussant fermement ?
Tenant toujours ta joue, tu évites son regard, fixant le tien sur l’instrument improvisé, te demandant s’il va à nouveau lever la branche sur toi. Echangez-vous quelques mots alors ? Aucun autre souvenir que le bruit de la branche qui craque puis qui claque. Tu sors enfin de ta tétanie. Tes jambes te conduisent maintenant au pas de course jusqu’à chez toi. Tu ouvres la porte d’un geste précipité tandis qu’un hurlement libérateur sort de ta bouche : « Maman !!!! »
Aucune hésitation chez ta mère. Elle sonne chez lui. Tu es là, à ses côtés, piteuse et sonnée, un peu honteuse d’avoir rapporté, mais reconnaissante aussi d’être écoutée. Justice peut être rendue. Tu aimerais quand même te faire petite souris. Que se passera-t-il, quand la porte s’ouvrira ? Tu trembles. L’échange entre les deux mères a lieu. Le garçon est appelé d’urgence à comparaître. A raconter sa version. Ça sent la sanction, peut-être les coups, en tous cas, le mauvais quart d’heure qu’il passera. Ça y est, il est là, à nouveau devant toi. Doit te présenter ses excuses. Promettre de ne jamais plus t’embêter. Il baisse la tête. Rouge de honte. Semble avoir fait une très grosse bêtise. Même si ta joue à toi te fait mal, tu as aussi mal pour lui. Tu sens son humiliation grandie.
Tu imagines que c’est difficile déjà, d’oser faire le premier pas. On dit aux garçons que c’est à eux de commencer. Puis bien sûr certaines filles ne sont pas intéressées. Les rejettent. Mais certains n’apprécient pas vraiment qu’on leur dise non. Ça les met en colère. Un terrible désir de vengeance s’empare d’eux. Car leur ego en a pris un coup. C’est toute une affaire d’apprendre à gérer ses frustrations, quand on a le désir autorisé. Favorisé. Conquérant.
Tu viens donc de vivre une de tes premières expériences du non consentement. De ses conséquences scabreuses. Et de la culpabilité qui peut en découler.
Mais aussi de ton droit de personne à non consentir. Reconnu par ta mère.
« Créons les conditions pour que l’enfant ait confiance en nous. En cas d’agression ou de harcèlement, et quel que soit l’agresseur, l’enfant doit avoir la certitude que sa mère l’écoutera, la croira, qu’elle la prendra dans ses bras, très longtemps. Et qu’elle va s’occuper de tout. »
Anne, ma sœur Anne
Hier soir, une grande dame est morte.
Ce que vous ne savez pas, c’est qu’elle a sonné à ma porte.
Elle m’a dit, je peux rester ?
J’ai répondu, mais oui entrez !
Anne, ma sœur Anne, venez vous reposer
Dans mon Panthéon personnel
Je vous ai fait une place de reine
Comme à toutes celles que j’abrite
J’y brûlerai des lampions
Qui éclaireront vos chansons
Elles brilleront comme des pépites
Et la lumière sera si belle
Je vous ai toujours connue
Ma mère m’avait parlé de vous
Vous étiez proches sans vous connaître
J’étais une môme que ravissait
Cette berceuse pour une pomme« Oh Oh, dis la pomme, pourquoi voulez-vous que je dorme ? »
A mon tour j’ai parlé de vous
A mes enfants l’une après l’autre
« Tourne le phare » je leur ai dit
« Et à sept ans on perd ses dents »
En parallèle je découvrais
En même temps que je militais
Que vous aviez presque chanté
Sur tout ce qui me révoltait
J’aurais aimé que mes grands-mères
Prennent des vacances comme Clémence
J’ai adoré votre bergère
J’ai ri de son impertinence
Un jour j’ai dit à mes enfants
Que nous devions nous souder toutes
Que chacune avait ses raisons
D’agir à sa façon
(Là-dessus je n’ai pas de doutes
M’auriez-vous aimée tout de même ?)
Le chemin n’est pas si facile
Pour se sentir toutes Frangines
Mais je jure de la cultiver
La sororité
Anne, ma mère Anne, puisque vous avez dû partir
Je deviens ce jour votre fille
Votre héritage dans ma besace
Je poursuis humblement ma foi
Votre quête et votre combat
Inspirée par vos mille chansons
A ma façon
Attention, des néologismes peuvent avoir envahi ce texte pour révéler au mieux une vérité toute personnelle.
Ecouter “Mais quel genre de personne es-tu ?” en audio
Relationnelle. Qui aime les gens, les discussions sur le marché, les imprévus (l’amie qui sonne sans s’être annoncée), la spontanéité, les interactions, l’amitié. L’humanité.
Désemparée. Franchement déçue, coupée dans ton élan d’un coup, quand l’échange qui s’annonce n’en sera un que dans ton imagination. Parce qu’aucun lien ne se nouera avec qui pourrait pourtant, sûrement, quelque chose pour toi.
Un rien distraite. Gagnée par la perplexité pour commencer, lorsque, après avoir écouté le début du monologue de la machine au téléphone, dont la rengaine monotone conduit à coup sûr ton attention à vagabonder, tu laisses passer sans t’en apercevoir l’information qui peut-être t’aurait aidée à sortir du noir.
Mi-persévérante, mi-obéissante. Déterminée et concentrée, tu répètes l’opération familière désormais : le numéro, les dièses, les sons et toutes les étoiles du firmament qui soient. Jusqu’à ce que l’information visée t’échappe… pour la xième fois.
Autocritique. Mais bon sang, bien sûr ! Il fallait t’équiper !! Papier crayon, la fois d’après ! Prendre des notes, y a que ça de vrai !
Impatiente. Une demi-heure que tu es là, en pourparlers dans le combiné, à t’acharner sans avancer !!
Virulente. Du genre à n’envisager à présent que l’option « parler à une conseillère / un conseiller », pour enfin lui dire son fait, non mais !!
Horripilée. Qui hurle, sortie d’un bond du canapé, à cette machine dans le combiné, devant ton enfant éberluée : « Tapez un, tapez deux, tapez trois, tapez quatre… Mais c’est moi qui vais te taper, bécasse !!!! » (tes mots choisis étaient moins jolis, en vrai)
Désemparée. Du genre à te laisser tomber, mortifiée par ta réaction, dans l’un des fauteuils du salon.
Angoissée. Te demander comment on fait pour accepter un tel « progrès ». La machine interlocutrice. La procédure à appliquer. L’aide en ligne à apprivoiser. D’évidence, tu ne veux pas vieillir dans ce modernisme avancé. D’évidence, tu ne pourras pas vieillir dans cette société-là.
Alarmée. Se déclarer. S’enregistrer. Créer un compte, puis deux. Un dixième. Un centième. Saisir toute sa vie sur le net. La machine personnelle comme prolongement de soi. Comme lien obligatoire avec le travail, l’administration, l’école, les autres… Sinon quoi ? Un mot de passe, deux mots de passe, cent mots de passe. Des conditions générales validées sans lecture. Des données stockées dans un cloud du ciel. Des centrales électriques pour les maintenir en « vie ». Une dépendance technologique et énergétique. Des humains qui conversent avec des machines sans rechigner. Qui se font servir dans leur quotidien par des Alexia programmées à les habituer à perdre leur capacité de faire. Et demain, que se passe-t-il ? Si nous ne faisons rien, demain, nous serons là où nous allons, dit un proverbe.
Offusquée. Du genre à refuser de contribuer à la suppression organisée des face-à-face entre les gens. Celle qui place le travail rémunéré en amont, en conception d’algorithmes et de robot, ou en aval, au service stockage, livraison en deux minutes chrono ou réclamations. Qui le réduit en passant. Celle qui impose (transfère) un travail réel mais non rémunéré chez la personne usagère, cliente, patiente. Et qui exclut des millions de gens.
Enlarmée. Du genre submergée par les larmes quand au bout du fil Robocop est programmé pour te servir ce qu’il a décidé lui, listant une flopée d’options qui s’enchaînent si clairement, pourtant. Quand ton souci n’est pas traité après du temps pourtant passé et des touches bien actionnées. Quand tu te sens osciller entre impuissance et stupidité.
Réfléchissante. Du genre à te demander quel genre de personne tu es, pour finir dans un tel état, à chaque fois. Es-tu la seule dans ce cas-là ? Faut-il appeler Alexia pour un diagnostic psychologique ? A moins que le système entier soit la cause de ton état. De ton tracas. De ton trauma.
C’est fou ce qu’un robot peut révéler sur ta personnalité. Du développement personnel sans rien demander.
J’ai annoncé au moins dix arguments dans un billet précédent pour que soit mis en place un congé paternité / deuxième parent non seulement long, mais avec une part obligatoire SIGNIFICATIVE. Après les quatre premiers, voici les deux suivants, qui concernent, pour les personnes salariées, la relation parent-employeur.
Ecouter “Congé 2ème parent : pourquoi défendre une longue part obligatoire (partie 2)” en audio
5. Rééquilibrer le pouvoir de négociation des parents auprès des employeurs
La mère salariée, elle, ne choisit pas de s’absenter ou non du travail. Son droit est d’office exercé. Le congé maternité est en effet envisagé non seulement comme un droit (il ne peut être refusé par l’employeur, est protégé quant aux conditions de retour, est rémunéré), mais aussi comme un devoir de mère. Au départ, il s’agit plutôt d’écouter Dame Nature. Une fois la grossesse désirée bien avancée, elle mettra au monde l’enfant. Ensuite, Dame Culture entre en scène. Vient ce qui a été défini socialement pour les protéger, elle et l’enfant, mais aussi pour lui confier, à elle en particulier, le premier rôle dans le scénario d’accueil du bébé et de ses conséquences. Construction culturelle à discuter. Elle déclarera sa grossesse à son employeur (malgré ses craintes de représailles, ou son éventuel sentiment de culpabilité ou de déloyauté). Elle exercera son droit à congé, certes protecteur, mais aux conséquences sociales spécifiques, en dépit de la bienveillance de ses employeur et collègues. Au moins parce que le contexte social, dans lequel chaque parent se situe (influence des médias, des marques, de l’entourage, de l’école, etc.), véhicule des représentations des rôles différenciées sur les hommes et les femmes. Il ne peut produire de comparables effets. A moins que ces représentations bougent.
Certes, l’exercice d’une liberté, même dans un cadre contraint, apparaît préférable à l’exercice d’un devoir. C’est sans doute pour en faire goûter une once aux femmes qu’une option a été instaurée il y a quelques années. Elles peuvent désormais, si leur santé le permet, différer le début de leur congé maternité, de sorte que le congé post-natal atteigne treize semaines au lieu de dix. Appréciable, puisque les grossesses ne se ressemblent pas. Cependant, leur congé et sa durée minimale conservent, contrairement à celui des hommes, leur caractère obligatoire. Elles sont en effet non employables pendant six semaines après la naissance, non indemnisées si elles ne prennent pas un minimum de huit semaines en tant que salariées, de seize semaines si elles sont demandeuses d’emploi.[1] Une protection, certes, mais aussi une inégalité certaine de situation face à l’employeur, aux autres enfants, au père et à l’enfant concerné·e.
Le revenu du travail des femmes en couple ne serait plus envisagé comme un « salaire d’appoint ».
Ainsi, si Ikea est progressiste dans sa mesure, l’égalité de situation pour les deux parents n’est pas tout à fait au programme : les pères peuvent prendre leur nouveau congé de cinq semaines « en une ou plusieurs fois et quand ils le souhaitent, avant les deux ans de l’enfant », nous précise le Huffpost. Leur pouvoir de négociation reste donc supérieur à celui des mères auprès de l’employeur. Pour un même enfant à naître, la mère semble imposer ses contraintes au travail, le père s’adapter à celles du sien. Même cause, conséquences bien différentes.
Par ailleurs, si un ambitieux congé paternité était en vigueur, les femmes seraient sans doute moins ciblées par les employeurs comme LE groupe auquel imposer des temps partiels ou d’autres formes de précarité. Puisque chaque naissance rendrait possible et probable un retrait du travail, puis la réduction par quiconque de son temps de travail et de son revenu, le revenu du travail des femmes en couple ne serait plus envisagé comme un « salaire d’appoint ».
6. Prévenir la possibilité pour un employeur d’empêcher la prise du congé
En pratique, le caractère optionnel du droit actuel à congé (ainsi que son faible niveau de rémunération) conduit seulement 70% des jeunes pères à l’exercer parmi les salariés du privé (90% dans le public et environ un tiers des indépendants en 2012)[i].
Rendre obligatoire le congé paternité favorisera l’égalité entre les pères.
Les pères ont le choix non seulement de la requête du congé, mais aussi du moment de sa prise, jusqu’aux quatre mois de l’enfant, ainsi que de sa durée dans l’enveloppe des onze jours accordés de droit. Ayant la possibilité de ne pas l’activer, dans les faits, ils risquent de subir pressions et influences sur ces trois éléments. La peur d’un regard critique de la part de l’employeur ou des collègues peut empêcher la demande de congé. La prise partielle, ou la négociation, avec son employeur, du moment le plus adapté aux contraintes de l’activité, constituent alors des moyens d’échapper à, ou de minimiser, ce jugement réprobateur. L’Italie et le Portugal, constatant que les travailleurs précaires ne le prenaient pas, ont décidé d’en rendre une partie obligatoire.[2] En Italie, quatre jours sont obligatoires et un facultatif depuis 2018. Au Portugal, depuis 2009 le père bénéficie de dix jours obligatoires et de dix jours facultatifs intégralement rémunérés ainsi que de la possibilité de profiter du cinquième mois du congé maternité, si la mère reprend le travail à l’issue des quatre mois, ainsi que du transfert des deux heures par jour de congé d’allaitement[ii].
Rendre obligatoire le congé paternité favorisera l’égalité entre les pères. En effet, ils n’auront pas à négocier avec leur employeur puisque ce sera la loi. Comme les mères actuellement, ils créeront, en devenant parents, des contraintes pour leur employeur.
Ce caractère obligatoire n’approchera une situation égalitaire pour les deux parents que si la durée du congé des pères est proche de celle des mères. Alors seulement, les employeurs considèreront quiconque avec ce même regard compréhensif, sans doute résigné à court terme, mais juste. Ils se diront : « Des personnes, quel que soit leur sexe, peuvent un jour devenir parents ; cet événement va créer, légalement, une rupture professionnelle qui nécessitera une organisation en conséquence au travail. »
[1] Un expert de la sécurité sociale précise sur le site ameli.fr : « Vous ne pouvez pas prendre moins de 8 semaines (consécutives) de congé maternité. En dessous de ce seuil, le congé n’est plus indemnisable. Vous devez obligatoirement prendre 6 semaines en postnatal car la loi interdit à un employeur d’employer une femme pendant ces 6 semaines. » – Source : https://forum-assures.ameli.fr/questions/1432935-conge-maternite-reduit
[2] Informations issues du rapport « Voies de réforme des congés parentaux dans une stratégie globale d’accueil de la petite enfance – Rapport adopté par le Conseil de la famille le 13 février 2019 », qui donne un aperçu aussi de ce qui est en place ailleurs, disponible sur https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000205.pdf
J’ai annoncé au moins dix arguments dans mon billet précédent pour que soit mis en place un congé paternité / deuxième parent non seulement long, mais avec une part obligatoire SIGNIFICATIVE (petit pas : le Sénat vient d’acter cette semaine de… sept jours obligatoires pour juillet 2021). Voici les quatre premiers.
Ecouter “Congé 2ème parent : pourquoi défendre une longue part obligatoire ? (partie 1)” en audio
1. Augmenter les possibilités pour les mères de faire des choix
La question qui se pose, quand il s’agit d’imposer quelque chose, est bien sûr celle de l’obstruction des libertés… Faut-il forcer au chausse-pied les couples hétérosexuels à l’égalité ? Créer un congé paternité obligatoire serait-il intrusif dans un couple qui d’un commun accord décide de maintenir les rôles traditionnels sexués ? A quel titre condamner ce schéma ? Ma réponse est celle-ci : « Dans quelle mesure le commun accord est-il équilibré, choisi de façon éclairée par les deux parties dans un couple ? » Abordant l’inégale répartition des tâches dans les familles, qui mène certaines femmes à s’occuper de leur foyer, l’historien Ivan Jablonka avance que « toute mère au foyer doit pouvoir revenir sur son choix à tout moment (…) Cela suppose, au minimum, d’avoir fait des études, passé le permis de conduire et cotisé pour sa retraite, sans quoi l’investissement domestique n’aura offert que le confort de la servitude. A cette condition sine qua non, on peut accepter les configurations où, pour une période donnée, en fonction des exigences de carrière, l’un des conjoints s’investit moins que l’autre dans la famille. Cet arrangement ne doit pas profiter qu’aux hommes. (…) Le féminisme doit respecter les compromis de couple, mais les compromis de couples doivent aussi respecter le féminisme. »
L’imposition d’un tel congé pour le père, libérant les mères de leur place omnipotente dans la fonction-mère, les prémunirait contre le non choix, la résignation ou l’abandon de soi, qui peut résulter de l’enfermement.
2. Echapper à l’enfermement des hommes et femmes dans des rôles sexués
En creux, le caractère optionnel du congé actuel entérine le rôle prépondérant de l’homme pourvoyeur de revenus dans les familles, tandis que la mère reste la pourvoyeuse de soin attitrée. Elle a pourtant fait son entrée et son chemin depuis un moment dans le travail rémunéré. Lui est pourtant tout à fait capable, au même titre que toute femme réputée d’office compétente, de dispenser les soins requis ou de s’y entraîner. Victoire Tuaillon, dans son ouvrage Les couilles sur la Table (2019) suggère que nombre d’hommes ne sont pas encore prêts, d’eux-mêmes, à sauter le pas de l’implication, à moins que ce soit le dialogue – ou la confrontation – avec leur partenaire qui les effraie. Elle cite les propos de François Fatoux, membre du Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes, rapportés dans Ouest France le 8 mars 2015 : « Un homme sur quatre avoue qu’il reste plus longtemps au travail le soir, prétextant que son patron le lui a demandé, pour rentrer après les devoirs et la préparation du repas. D’autres achètent « la paix » en faisant des cadeaux à leur compagne. La technique la plus répandue reste le fameux « je le ferai la prochaine fois ». Plus original, 39% avouent se cacher ou sortir de la maison. Certains ont même déclaré faire semblant d’être souffrants. » Se permettre de choisir, détenir la liberté de s’investir ou pas, dès lors que l’on a décidé (ou juste accepté ?) de faire un enfant, c’est enfermer la mère dans ce rôle. Si le congé paternité devient obligatoire, la responsabilité parentale effective sera plus souvent mixte et le choix d’enfant réfléchi à deux.
Aujourd’hui, certaines femmes, après un investissement important au foyer, sont parfois contraintes, par nécessité économique, de prendre place dans la sphère professionnelle. Quand elles y parviennent, cette nouvelle situation, hors de chez elle, rémunératrice, peut les conduire à développer une pensée sociale et politique parfois confiée jusque-là à leur conjoint. Aujourd’hui, certains hommes, précédemment pris en charge sur le plan domestique ou familial, se trouvent démunis parce que leur exclusion des tâches d’entretien, de la cuisine ou de l’éducation a été constante. Assignés à un rôle de pourvoyeurs de revenus, ils n’ont pu créer la relation avec leurs enfants qui aurait permis confiance et confidences. Pratiquant insuffisamment le travail émotionnel (Victoire Tuaillon), ils se sentent plus souvent perdus face à la maladie et au soin nécessaire de leur partenaire de vie. « Une étude terrifiante montre que les femmes ont sept fois plus de chances d’être abandonnées par leur conjoint quand elles ont un cancer (21% des cas) que les hommes par leur conjointe quand ils sont dans la même situation (3% des cas) »[i]. Quelles libertés, mais aussi quelles responsabilités est-on en capacité d’exercer vraiment dans les domaines dont on s’est exclu·e toute sa vie ?
3. S’adapter aux différentes configurations familiales
Au-delà de considérer aptes les deux parents de sexe différent dans le soin des enfants, l’alignement du caractère obligatoire du congé maternité sur celui de l’autre parent permettra de considérer de façon équivalente deux parents éventuellement de même sexe vis-à-vis de l’enfant à naître. Cette mesure permettrait de considérer davantage l’enfant comme bénéficiant a priori de l’attention de deux personnes qui en déclarent la responsabilité parentale, indépendamment de leur sexe. Cette mesure, en légitimant la double responsabilité de l’accueil et du soin de l’enfant, serait en phase avec des configurations familiales plurielles.
4. Rééquilibrer le pouvoir de négociation au sein des couples
Imaginons les effets d’un congé paternité obligatoire qui se substituerait à la persistante mais délicate attention française « On ne peut pas le leur imposer quand même ! ». Tout d’abord, 100% des pères concernés le prendraient, au lieu de près de 70%. En toute logique, les 30% de jeunes enfants français n’ayant pas la chance de compter actuellement sur cette disponibilité à temps plein de leur père en bénéficieraient, tandis que leurs mères seraient bien soulagées (au moins dans le monde salarié). Les 100% des mères de ces bébés n’auraient pas à négocier avec leur compagnon la prise du congé, ni sa durée – « Tu pourras prendre quatre ou huit ou onze jours ? » (7% des pères qui le prennent ne le prennent pas en totalité)[ii]–, puisque comme pour elles, une durée minimale serait instaurée par voie légale.
La plupart des mères subissent aujourd’hui seules les effets domestiques, familiaux et professionnels, de leur retrait long (mais plus court que dans d’autres pays d’Europe) et obligatoire du travail, qui déclenche une (ré)assignation des deux sexes dans des rôles traditionnels. Cette confirmation persistante des rôles sexués déséquilibre le pouvoir de négociation au sein des couples, ce qui affecte un ensemble de choix de vie. Le lieu de vie ou de travail, le type d’emploi recherché, la disponibilité requise, l’évolution professionnelle, le temps de travail de chacun·e, les adaptations des emplois aux âges et besoins de l’enfant, ou encore le mode de garde, ses horaires et les moyens à y consacrer sont autant de sujets dans lesquels les pouvoirs de négociation sont inégaux dans un couple aux membres impliqués inéquitablement dans les tâches parentales.
Les trajectoires individuelles seraient davantage rediscutées si un congé paternité long était une étape obligatoire dans le devenir parent.
[i] Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table, Binge.audio.editions, (p.132), 2019, à propos de l’étude citée Gender disparity in the rate of partner abandonnent in patients with serious medical illness, Cancer, 2009 (Collectif)
[ii] Source Hélène Périvier, 2017, « Réduire les inégalités professionnelles en réformant le congé paternité», OFCE policy brief 11, 12 janvier
Un congé deuxième parent long et obligatoire rendrait sa prise aussi peu négociable que l’est actuellement celle des mères. Imposé en cas de parentalité, mais par conséquent… garanti. Ce serait une avancée réelle vers l’égalité domestique, familiale et professionnelle, ainsi que vers les libertés qui en découleront.
Ecouter “Congé 2ème parent : une vraie part obligatoire pour dix lueurs d’espoir” en audio
Le législateur est épris d’égalité des sexes, en toute cohérence avec le principe constitutionnel affirmé… Aidons-le à concrétiser ses intentions. Pour ce faire, la remise en cause des rôles sexués doit être à son programme, avec des pères s’impliquant davantage dans la sphère domestique et familiale. Comme doit l’être le changement de la culture employeurs, en habituant ces derniers aux répercussions de ce nouveau rôle paternel sur le travail. Pour l’instant, timide mais bien intentionné, le législateur français a accordé en janvier 2002 un droit à congé assorti de différentes options, puis a invité les bénéficiaires potentiel·le·s à l’activer… ou non. Et ce n’est pas l’annonce récente d’un passage à sept malheureux jours obligatoires dès 2021 qui risque changer la donne !
Il a donc instauré un droit activable. Dans notre pays, la prise de ce congé relève du droit pour les salariés, non d’un devoir parental. Ni obligation, ni responsabilité évidente. Les pères y sont considérés libres de faire valoir ce droit, invités à entrer par l’ouverture légale, mais pouvant décider par eux-mêmes de sonner à la porte comme de leur degré d’occupation du territoire parental, auprès de leur jeune rejeton comme de leur compagne. L’opinion publique semble pour l’instant en phase avec cette vision, puisque sept personnes sur dix pensent en France que le congé paternité doit rester facultatif, autant les hommes que les femmes, même si les plus jeunes sont un peu plus favorables à le rendre obligatoire (Baromètre de la DREES, 2016).[i] L’imposition de ce congé ne semble pas encore une option crédible d’après notre gouvernement non plus : lors de la mise en discussion du sujet au niveau Européen en Avril 2019, Emmanuel Macron a indiqué son opposition, pour des raisons financières qu’il estime donc supérieures à l’égalité des sexes, au caractère obligatoire du congé paternité[ii]. Il me faut donc trouver de bons arguments. L’argument préalable et sans doute principal sera que l’égalité n’a pas à être estimée financièrement (quand il s’agit de sécurité ou de défense, ce débat n’a pas lieu…). Elle n’a pas de prix, comme la politologue Réjane Sénac l’exprime dans son ouvrage L’égalité sous conditions. Elle y démontre que ce principe républicain n’a pas à être économiquement rentable. Ni performant.[1] Elle s’oppose à l’étude de la performance de l’égalité comme condition de sa mise en place. Que deviendrait le système démocratique si l’égalité engageait des dépenses sans atteindre la performance visée ? L’égalité relève d’un principe de justice. Un tout autre registre. Un horizon écrit sur nos frontons.
Augmenter les possibilités pour les mères de faire des choix
Echapper à l’enfermement des hommes et femmes dans des rôles sexués
S’adapter aux différentes configurations familiales
Rééquilibrer le pouvoir de négociation au sein des couples
Rééquilibrer le pouvoir de négociation des parents auprès des employeurs
Prévenir la possibilité pour un employeur d’empêcher la prise du congé
Adapter le travail à la condition humaine
Equilibrer les libertés des pères et celles des mères
Bénéficier des expériences des pays voisins
Mettre en place une mesure d’intérêt général
Voici donc au moins dix bonnes raisons de défendre un retrait obligatoire du travail, au motif d’une parentalité imminente ou nouvelle pour le deuxième parent. Sur chacune je m’expliquerai dans les prochains billets.
[1] Réjane Sénac insiste sur la nécessité de ne pas mettre l’égalité au service de l’économie libérale. Les catégories désignées comme singulières dans les logiques de promotion des différences (qu’elle désigne comme les « non frères », donc les femmes et les personnes racisées) n’ont pas à être valorisées comme les complémentaires des catégories instaurées en référence, donc dominantes (les hommes blancs).
[i] Source : Les Français et les congés de maternité et paternité : opinion et recours, Etudes & Résultats DREES (Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques), n°1098, Janvier 2019
Ecouter “S’interrompre autant pour les deux parents – Partie 2” en audio
Afin de définir cette durée pertinemment, les quatre fonctions d’un congé juste sont utiles à mentionner.
. Soutenir sa compagne
Premièrement, un congé long permettra au deuxième parent d’accompagner la jeune mère, qui peut, même avant d’accoucher, avoir besoin de soutien physique, moral ou organisationnel. Elle aspirera au repos, s’étant soudain découverte marathonienne le jour J… La plupart des accouchements durent en effet près d’une journée, nécessitant, selon le corps médical, autant d’efforts qu’une course de quarante-deux kilomètres ! Repos difficile à trouver si elle nourrit seule jour et nuit l’enfant, qui semble crier famine sans discontinuer pendant des semaines. Elle sera en quête du bon rythme et des bons gestes du nourrissage. Les besoins de l’enfant sont exprimés par des pleurs variés, plus ou moins compréhensibles. Faim toutes les trois heures en moyenne, besoins de succion à répétition. Change après chaque repas. Maux de ventre. Sommeil haché. Pleurs calmés par des câlins. Sommeil trouvé par des câlins. Corps à corps apaisant pour l’enfant. Bien moins épuisant si deux corps disponibles au lieu d’un. Immense fatigue physique et psychique dans laquelle peut plonger un éventuel allaitement. Entraînement plus personnel alors. Tâtonnements décrits intégralement partageables lorsque le biberon s’invite au nourrissage.
Programme de ré-appropriation de ce corps jusqu’alors en service commandé, profondément transformé. Enveloppe corporelle étonnante, certes sienne, qui s’est révélée un brin étrangère pendant le long événement. Attention : dissociation possible. Le corps a en effet logé pendant des mois un ou une petite habitante, puis a dirigé tant bien que mal sa sortie au grand air, s’imprégnant de quelques séquelles et traumatismes. Une nouvelle mère, propulsée immédiatement dans le soin au bébé alors qu’elle-même ne peut que chercher à s’apprivoiser à nouveau, devra veiller, écouter, s’inquiéter et adopter le comportement juste et rassurant. Faire face, dans sous ses états quels qu’ils soient. Seule le jour, pendant de très looooongues semaines, passées étonnamment vite lorsque réapparaît au calendrier la date du premier jour retravaillé. Un jeune informaticien, surnommé Naro Sinarpad, a réclamé en ligne un congé paternité de quatre semaines, contre onze jours aujourd’hui. Il témoigne, empathique et indigné : «En pratique, ça signifie qu’en moins de deux semaines, le deuxième parent laisse sa femme et repart travailler… Et peu importe si l’accouchement a été traumatisant, peu importe si l’enfant est encore en couveuse, peu importe si la mère est en état de s’occuper de l’enfant»[i] .
Cette période est aussi celle des séances de rééducation, dont les rendez-vous ne coïncident pas avec les besoins de l’enfant, amenant chaque mère à un haut niveau de compétences en acrobaties logistiques, en gestion de culpabilité et de fatigue accumulée. Les frères et sœurs existant dans le paysage, selon leur degré d’autonomie, procurent également leur lot de (pré)occupations. Un mois en une fois, à prendre par le père dès la naissance, semble un minimum pour un accueil conjoint et serein du nourrisson. Encore mieux serait d’amener à six semaines cette durée, comme le réclame Titiou Lecoq dans son article cité.
. Partager les tâches ménagères
Deuxièmement, il s’agit d’ancrer à ce moment-là de nouvelles habitudes, intégrant la prise en charge des tâches consécutives à la naissance. Etant donnée la multitude de changements à appréhender pendant le premier mois de l’enfant, dont les besoins, horaires de repas et de sommeil, taille de couches ou de vêtements et autres équipements évoluent assez vite, l’adaptation conjointe en temps réel des deux parents faciliterait un dialogue à partir d’une réalité partagée et vécue. Qui peut affirmer que les mères apprécient ces multiples activités quotidiennes créées par l’arrivée d’un ou d’une nouvelle née ? Personne. Elles le font parce que c’est la vie. Elles l’ont pour la plupart anticipé, voulu. La plupart d’entre elles s’exécutent, socialisées pour, assignées à ce rôle. Parce que seules sur la piste. Parce qu’elles ont un être immensément vulnérable auprès d’elles, dont la vie, le bien-être et le développement dépendent d’elles. Et parce que le lien affectif créé avec l’enfant leur semble récompenser cette servitude[1]. Parfois, elles n’y parviennent pas, en souffrent. Parfois, c’est trop difficile, dans telle situation.
Pendant le congé maternité, de nouveaux usages se mettent en place, notamment dans la répartition des tâches domestiques, au delà de celles nouvellement instaurées entre la mère et le bébé. Les onze jours actuels des pères ne suffisent pas à ancrer des habitudes dans le long terme. En un mois, de nouveaux gestes sont acquis, mais la reprise au travail peut s’avérer épuisante et frustrante quand on a participé d’aussi près aux premières transformations de l’enfant… Cette reprise peut alors conduire à des choix. Afin de compenser son retour au travail, tel père privilégiera le lien avec l’enfant, estimé essentiel, renonçant plus ou moins confortablement à son engagement domestique. Un mois suffit-il pour que les réflexes domestiques persistent au delà ? Dans bien des cas, j’en doute.
. Créer un lien d’attachement précoce avec l’enfant
Troisièmement, la durée et la prise de ce congé doivent aider le père à créer un lien fort et personnel avec son enfant, dans un contexte aussi favorable que celui dont bénéficie la mère. C’est-à-dire le temps plein. Observer et connaître l’enfant, expérimenter, se tromper et recommencer, prendre confiance en ses capacités de soin, d’écoute et d’attention, devenir un expert des rendez-vous pédiatriques, des premiers maux et de leurs remèdes, des soins du cordon, du change, du bain, des lessives et des courses adaptées, détecter les causes des différents pleurs, se découvrir face à la vulnérabilité, etc. Tout cela prend du temps. Afin que le père ait autant de chances de créer ce lien que la mère, un mois peut s’avérer insuffisant : de son côté, elle, est en tête à tête avec l’enfant au moins dix semaines après la naissance. Si le congé devient suffisamment long, non seulement le père aura plus de chances de créer un lien fort, mais sa compagne lui accordera sa confiance plus aisément : il s’agira pour elle non pas d’être aidée, mais de partager équitablement la responsabilité des premiers soins, donc de s’autoriser à lâcher prise, à se réaccorder de l’autonomie, à ne pas être la seule figure prépondérante d’attachement de l’enfant. Elle reprendra ses autres activités plus sereinement. Pour ce faire, huit à dix semaines de disponibilité paternelle seraient nettement plus égalitaires.
. Instaurer une rupture professionnelle comparable à celle des mères
Quatrièmement, le départ en congé paternité (c’est ainsi qu’est souvent nommée la prise de congé maternité : les femmes partent au lieu de prendre, comme si elles désertaient le travail pour aller vers un ailleurs lointain, mais aussi parce que les salariées n’ont pas en réalité le choix que suggère la prise d’un congé) doit créer chez l’employeur une réaction et une organisation équivalentes à celles qu’il aurait ou mettrait en place, s’il s’agissait d’une femme. « Je pense qu’il faut aller plus loin et inscrire dans la loi et l’organisation du travail une rupture liée à l’arrivée des enfants dans un couple, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Un congé paternité allongé par la loi à deux mois obligerait les entreprises à ne plus faire l’impasse sur la paternité et les mentalités des managers évolueraient. » indique Franck Pramotton, ingénieur, délégué syndical chez Oracle en 2010.[ii]
Aujourd’hui, ni les pères ni les mères n’ont la garantie de reprise de leur poste après ce congé-là, mais les durées de ces absences sont tellement incomparables que le risque de se voir réaffecté·e sur un emploi équivalent (donc autre que le leur) pèse bien davantage sur elles que sur eux. Tout au plus, les pères s’absentent du travail le temps de petites vacances scolaires, ce qui ne nécessite pas vraiment d’adaptation du côté employeur. Pour que la parentalité soit assortie des mêmes contraintes pour les deux parents, la période d’indisponibilité du père doit être assez longue pour que l’équipe se réorganise temporairement, comme pour l’absence programmée d’une jeune mère. Dans nombre de services de la fonction publique, la charge de la future maman est ventilée sur les autres personnes, puisque le budget manque pour la remplacer. Je me suis toujours demandé si ce même traitement serait appliqué indifféremment à des hommes dans les mêmes circonstances… A ce stade de réflexion, l’égalité des contraintes et donc de traitement des deux parents à l’arrivée d’un bébé serait atteinte si le congé paternité durait aussi seize semaines. Une durée légale que peu ont osé affirmer en France (notons l’exemplarité de la récente mesure actée par le groupe Kering), alors qu’elle serait égalitaire en terme d’impact pour l’employeur. Une réserve cependant : puisque le congé pré-natal maternel est de trois à six semaines, la disponibilité post-natale du père risque d’être plus longue que celle de la mère si les congés des deux parents ont la même durée…
La longueur du congé du père doit satisfaire ces quatre finalités : 1) soutenir sa compagne qui a besoin de se retrouver dans son corps, 2) répartir plus justement les tâches domestiques, 3) créer une opportunité équivalente de temps disponible auprès de l’enfant pour créer un lien d’attachement précoce et enfin 4) instaurer une rupture professionnelle comparable à celle des femmes pour cause de nouvelle parentalité.
Visons un objectif final ambitieux, soit un congé de plusieurs mois, ainsi qu’une mise en œuvre progressive de la mesure, comme l’Espagne l’a voté en 2018. Là-bas, le passage à huit semaines s’est concrétisé le 1er avril 2019. Seize semaines sont programmées pour 2021, dont deux obligatoires. Une période garantie qui s’allongera par la suite[iii].
[1] Je n’oublie pas que certaines ne parviendront pas à créer ce lien, ni que la maltraitance envers les enfants est encore trop fréquente, générée par des femmes ou des hommes.
Plus juste serait un congé du deuxième parent beaucoup plus long qu’actuellement ; voici un florilège de récentes revendications sur le sujet.
Ecouter “S’interrompre autant pour les deux parents – Partie 1” en audio
« Si le congé paternité se généralise et s’allonge, les hommes et les femmes seront logés à la même enseigne. Pour un manager d’équipe, l’annonce d’une naissance sera regardée du même œil, que le nouveau parent soit un homme ou une femme. »
En France, la durée légale du congé maternité est de seize semaines, davantage en cas de naissances multiples, dont trois à six à prendre pendant la grossesse et dix à treize après la naissance. Le congé paternité actuel, lui, dure onze jours, à prendre dans les quatre premiers mois de l’enfant, quatorze s’il est cumulé dans les quinze jours avec les trois jours du congé de naissance. Déséquilibre patent. Différence de taille, rien qu’en s’en tenant à la période d’accueil de l’enfant, c’est-à-dire au congé postnatal… L’écart devrait toutefois se réduire (un peu), le gouvernement ayant annoncé en septembre 2020 un allongement prochain.
En 2010, la CFDT Cadres revendique un congé paternité de deux mois, mettant en avant l’exemple que donnerait la population des hommes cadres par la prise longue et systématique d’un congé paternité, afin d’impulser la modification des rôles traditionnels. LeParisien.fr indique le 9 février 2017 qu’« un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) préconisait en septembre de porter le congé de paternité à deux ou trois semaines et de le rendre au moins en partie obligatoire, afin d’augmenter la proportion de pères qui demandent à en bénéficier. Plusieurs pétitions et tribunes ont aussi réclamé ces derniers mois une révision du congé de paternité, jugé « trop court pour être efficace ». »[ii] Le 2 juin 2017, la pétition en ligne de Naro Sinarpad qui revendique sur change.org un congé de quatre semaines pour les pères est relayée par ce journal en ligne[iii]. De son côté, l’économiste Hélène Périvier signe un article dans LeMonde.fr le 17 juin 2017, prônant l’allongement du congé paternité[iv]. Cette perspective séduit les jeunes, puisque plus de la moitié des 18-24 ans la souhaitent aujourd’hui[v]. En novembre 2017, le magazine Causette initie une autre pétition, réclamant son allongement à six semaines ; le texte est soutenu par une quarantaine de personnalités et des organismes tels que la Cnafal dont la fédération de parents d’élèves FCPE est membre[vi]. L’entreprise Ikea annonce le 10 janvier de la même année son allongement à cinq semaines rémunérées à 100% : « En l’occurrence, Ikea permet à ses salariés de prendre ces cinq semaines en une ou plusieurs fois et quand ils le souhaitent, avant les deux ans de l’enfant. », précise Le HuffPost[vii]. Le groupe suédois inspirera peut-être les 30% d’entreprises qui se disent favorables à cet allongement d’après un autre sondage évoqué par le blog histoiresdepapas.com[viii]. Le 3 février 2018, Le HuffPost révèle (sondage de YouGov) que 61% des parents répondants sont favorables à l’allongement du congé paternité[ix]. La journaliste Titiou Lecoq prône pour sa part un congé paternité obligatoire de six semaines, dans un article paru dans slate.fr le 18 mai 2018[x]. Son propos décrit la situation exténuante, parfois choquante, dans laquelle la loi et le système socio-économico-politico-familial actuel propulsent, seules, les nouvelles mères, dans l’indifférence générale, d’office… et sans vergogne. Mères à qui l’entourage manque rarement de prodiguer le judicieux conseil « Repose-toi, ma chérie ! ». Comme s’il était utile de rappeler à la nouvelle maman que ce besoin suprême, qu’elle ressent à ce moment-là par tous ses pores de zombie, ne dépend que de sa volonté pour être satisfait. Le groupe de luxe Kering avait précédé Ikea avec un congé paternité ou partenaire de 5 semaines effectif depuis 2017, mais il fait une annonce en septembre 2019 qui va au-delà des espérances de Titiou Lecoq : « Les quelque 35.000 salariés de Kering dans le monde, hommes comme femmes, vont bénéficier d’un congé de 14 semaines rémunérées intégralement par le groupe de luxe, lors de la naissance ou l’adoption d’un enfant, indique un communiqué diffusé ce mardi 10 septembre. Depuis 2017, le groupe, présent dans près de 50 pays, octroyait à ses collaboratrices 14 semaines rémunérées à 100% du salaire dans le cas d’un congé maternité ou d’une adoption, ainsi que 5 semaines dans le cas d’un congé paternité ou “partenaire”. A partir du 1er janvier 2020, Kering va ”étendre le congé paternité ou partenaire de l’ensemble de ses salariés dans le monde à 14 semaines. Désormais, avec le Congé Bébé, tous les parents sans exception, et quelle que soit leur situation personnelle, bénéficieront d’un socle commun de 14 semaines de congés rémunérés à 100% pour la naissance ou l’adoption d’un ou plusieurs enfants” », nous informe le Huffpost dans un article du 10 septembre 2019[xi].
En ne considérant que ces appels à modifier les textes en vigueur, ces revendications indiquaient une relative frilosité concernant la durée visée du congé… jusqu’à il y a peu. Comme si une sorte de réalisme ou de résignation l’emportait. Sont cependant à souligner l’insistance avec laquelle la demande d’allongement du congé paternité revient dans le débat public et ses multiples origines : syndicats, femmes ou hommes au travail, intellectuel·le·s, journalistes, parents, organismes publics, entreprises privées, chercheur·e·s, universitaires, courants politiques. Cette répétition devrait nous procurer l’élan nécessaire pour passer un cap.
Dans une chronique parue le 15 septembre 2020 sur le magazine en ligne 50-50 L’égalité, j’ai pointé quelques avancées en termes de revendication : « Récemment, des collectifs comme Parents et féministes, des initiatives individuelles telles que le blog Papa Plume et sa tribune signée avec d’autres pères à l’occasion de la fête des pères se sont fait entendre. (…) Dans le domaine politique, après un engagement le 23 juin dernier de Marlène Schiappa, encore Secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, sur un allongement du congé paternité, au moins trois propositions de loi ont été déposées cet été afin de le réformer profondément : en juin la n°3163 portée par la députée UDI Sophie Auconie, en juillet la n°3100 par la députée PCF Marie-Georges Buffet et en août la n°3290 par le député LREM Guillaume Chiche. La première proposition réclame un mois de congé dont 11 jours obligatoires, puis un allongement de quatre semaines par an jusqu’à atteindre 16 semaines. La deuxième demande un allongement à quatre semaines obligatoires. La troisième va jusqu’à 12 semaines, dont 8 obligatoires, avec un intitulé modifié, puisqu’il s’agirait de dégenrer le congé en le nommant congé de parenté au lieu de paternité. Quant à Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des familles, il s’est dit favorable à un congé d’un mois obligatoire au lieu des 11 jours actuels, pour qu’aucun père ne soit empêché de le prendre. Les conclusions du rapport de la Commission Cyrulnik « les 1000 premiers jours de l’enfant » invitent à réviser cette ambition à la hausse. En effet, ce rapport, paru le 8 septembre dernier, préconise un congé deuxième parent de 9 semaines, fractionnable. Ces propositions et recommandations visent à rapprocher les situations vécues par une mère biologique et celles vécues par l’autre parent. »[xii]
Suite à toutes ces demandes, un petit pas a été cédé par le gouvernement : l’allongement du congé à 28 jours, dont seulement 7 jours obligatoires, a été annoncé pour 2021.
[i]« Père et mère, même combat ? – Renforcer l’égalité en donnant de nouveaux droits équivalents », dans Cadres CFDT n°442, « Egalité, Paternité, Liberté », décembre 2010
Ce texte a été écrit avant la parution du rapport sur les 1000 premiers jours de l’enfant préconisant un congé de 9 semaines pour le 2ème parent (Dir. Boris Cyrulnik) et l’annonce en septembre 2020 par le gouvernement d’un prochain passage du congé à 28 jours dont 7 obligatoires. Une mesure qui présentera une avancée, certes, mais très insuffisante pour engager la transformation sociale escomptée.
Ecouter “Congé 2ème parent, plusieurs principes à défendre” en audio
« La solution consistant à faire prendre la même durée obligatoire de congés parentaux aux deux conjoints mettrait tout le monde à égalité face à l’absence causée par le fait de devenir parent. »
Une partie des spéculations à suivre nécessitent un approfondissement ainsi qu’un débat de société au sujet de ce que nous souhaitons vraiment pour que les femmes et les hommes disposent des mêmes libertés, des mêmes capacités d’agir. Car c’est aussi en terme de libertés que la question de l’égalité se pose. Et c’est parfois grâce à une obligation que l’égalité se crée ou que la liberté s’acquiert. L’école est obligatoire jusqu’à seize ans. Cette obligation vise (théoriquement, en démocratie) à doter les enfants des ressources pour penser et agir librement. L’Etat a progressivement ouvert tous les métiers aux deux sexes. Il est capable de campagnes d’information pour que les femmes occupent une place plus affirmée et plus juste au travail, dans le sport ou dans la clientèle de leur banque. Parce qu’elles en sont capables. Quand bien même elles ne le seraient pas encore, elles le deviendront. Question de principe. Républicain, le principe. Et constitutionnel, de surcroît. Il reste désormais à obtenir de l’Etat (et de l’opinion publique) une forte incitation des hommes à prendre soin des bébés, aussi forte que celle véhiculée de tous côtés en direction des femmes. Parce qu’ils en sont capables. Et quand bien même ils ne le seraient pas encore, ils le deviendront. Question de principe. Républicain, le principe. De justice. La question du juste et de l’injuste pourrait utilement nous tarauder en permanence. Individuellement et collectivement.
Notre vie est théoriquement guidée par trois principes inscrits sur les frontons des mairies et des écoles. Cependant, telle que formulée, la fraternité, qui n’inclut historiquement que les hommes blancs, vise une complémentarité des rôles de sexe incompatible avec une égalité des sexes qui n’a été inscrite que beaucoup plus tard dans la constitution (R. Sénac). Ainsi, il est toujours attendu que nous maintenions et exercions, à l’issue d’un même choix, des rôles différents, et ce, même si ce choix nous paraît libre et éclairé. Etudier. Travailler. Emménager en couple. Suivre une formation loin des siens. Fonder une famille. Reprendre ses études. Réduire son temps de travail. Chacune de ces décisions ordinaires n’affectera pas de la même manière une personne identifiée femme ou homme à la naissance[1]. Si elle en a conscience, elle renoncera peut-être à ce choix (auto-censure), ou se résignera (choix contraint), voire en tirera sciemment des privilèges (la domination est-elle la forme de liberté visée ?). Sinon, elle constatera, ou pas, les conséquences différenciées de ses choix, immédiatement… ou des années plus tard. Dans les faits, nous sommes loin de l’atteinte de libertés égales entre les sexes, puisque d’apparentes possibilités égales (comme devenir parent) ne créent pas des situations comparables (morcellement de carrière versus surinvestissement professionnel).
La réforme du congé paternité peut et doit permettre aux jeunes pères de bénéficier de la même responsabilité sociale que les jeunes mères. « Dans le monde professionnel, dès qu’il y a une mesure qui favorise les femmes, une mesure similaire doit exister pour les hommes. », préconise Jérome Ballarin, fondateur de l’Observatoire de la Parentalité en Entreprise[i]. S’attaquer à la similarité des règles en vigueur (et à leurs effets) est un commencement.
Présumées dotées d’une capacité de soin envers les enfants par la loi comme par la pensée commune, elles se voient aujourd’hui responsabilisées à plein temps auprès de leur bébé plusieurs mois. Cette assignation suspend obligatoirement l’activité professionnelle des salariées. Cela présente des avantages (protection de leur santé, temps de soin effectif auprès du bébé, protection de son emploi)… et des inconvénients (déséquilibre créé avec l’autre parent, conséquences subies par la mère, probable retrait mécanique du père du soin au bébé).
Si le congé paternité d’aujourd’hui suspend, lui aussi, le contrat de travail, lui est très court, optionnel et insuffisamment indemnisé, surtout qu’il s’agit, comme le plus souvent, du revenu principal. Autre particularité, sa prise est flexible dans le temps, puisqu’il peut être pris entre la naissance et les quatre mois de l’enfant. Ces différences ne sont pas anodines ; elles n’ont pas les mêmes répercussions sur les relations et le pouvoir de négociation dans les couples, sur les liens tissés avec les enfants, sur l’influence de l’employeur sur la prise, la durée et le moment du congé, ni sur le positionnement du père dans son travail comme dans la sphère privée, en terme de temps disponible notamment.
Il ne s’agit pas que les hommes paient autant que les mères actuelles le prix de leur parentalité. Qui leur souhaiterait de risquer de vivre des promotions manquées, des présomptions d’indisponibilité à venir, des pensées à la place de, des remarques sexistes, une culpabilité croissante pour chaque jour travaillé passé loin de bébé, une concentration sur eux des tâches domestiques et de la charge mentale associée au foyer ? Les poncifs actuels décrient les besoins des enfants comme ceux des jeunes parents et nient les actuelles inégalités ménagères. Ils ont des implications sur l’embauche, le changement d’emploi, l’appréciation employeur et souvent l’estime de soi. Imaginons-les au masculin : « Il va demander un temps partiel à son retour », « Il ne sera pas impliqué sur tel emploi », « Il va s’absenter chaque fois que son enfant sera malade », « Il n’acceptera pas d’aller à une formation loin de chez lui », etc.
Hommes et femmes pourraient cependant vivre de concert leur parentalité, ses joies, ses difficultés, les réajustements de la vie qu’elle implique, et finalement tous ses effets directs comme indirects. Car ce n’est pas uniquement la fabrication d’un être humain dans son corps qui crée les conséquences vécues aujourd’hui par les femmes. C’est aussi l’organisation sociale de l’accueil du bébé et le rôle prépondérant assigné aux femmes dans ce domaine. En miroir, c’est le rôle plutôt passif que notre société donne aux (ou tolère chez les) jeunes pères.
Nous devons donc créer un accueil paternel de l’enfant aussi proche que possible de l’accueil maternel, comme cela est le cas pour les congés d’adoption. Certes, le congé maternité a été créé pour surseoir à l’accouchement et à l’allaitement éventuel. Il permet aussi à l’enfant de se construire pendant ses premiers mois grâce à l’accueil qui lui est réservé. Grâce aux liens de proximité initiés avec lui ou avec elle lors de l’écoute et de la satisfaction de ses besoins, qui le ou la préparent à sa future socialisation et à son autonomie croissante.
Comme pour les mères, le congé du deuxième parent doit donc être obligatoire, suffisamment long et correctement rémunéré. Il doit aussi provoquer la création du lien privilégié né d’un vrai tête-à-tête avec le bébé. Né de la responsabilité quotidienne de l’enfant en toute autonomie.
Ces quatre dimensions me semblent indispensables et indissociables pour progresser à la fois vers l’égalité femmes-hommes, la facilitation d’un lien affectif père-enfant solide et apaisant, une compréhension plus grande au sein des couples, et une plus grande émancipation des personnes, femmes, hommes et enfants.
[1] Dans son pamphlet Sexus Nullus ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet dénonce l’obligation de déclarer à l’Etat cette identification sexuée à la naissance (qui par ailleurs pose problème devant les multiples variations sexuées de notre espèce), étant données ses conséquences importantes en terme de restrictions de libertés. Selon lui l’Etat n’a aucunement besoin de connaître notre sexe, à moins que son but soit de lui attribuer un rôle social selon ce sexe et de le maintenir dedans. Ce qui va à l’encontre dans les faits des deux premiers principes républicains partout affichés.
[i]« Père et mère, même combat ? – Renforcer l’égalité en donnant de nouveaux droits équivalents », dans Cadres CFDT n°442, « Egalité, Paternité, Liberté », décembre 2010
Ecouter “Un lien exemplaire pour l’enfant” en audio
Et l’enfant dans tout cela ? Chaque enfant se construira avec l’idée, incarnée par le modèle parental, que son sexe ne le prédestine pas à telle ou telle occupation. Que ses organes génitaux externes ne constituent pas une entrave à la liberté à laquelle toute personne peut prétendre. Que son sexe ne l’enferme pas dans des rôles prescrits. Quelle avancée ! Chaque enfant bénéficiera, dans les premiers mois suivant sa naissance, de la disponibilité, de l’attention, du soin et de l’affection de chacun de ses parents, dans des proportions proches. Si l’enfant a un seul parent, une deuxième personne choisie pourrait utilement le seconder véritablement avec cette disponibilité. Idéalement, son accueil pourrait être organisé dans un contexte d’entraide, serein et apaisé. Un contexte de construction commune et de normalité. Une aventure que les parents ouvriront et vivront ensemble, et qui inclura des moments de repos à tour de rôle. Puis des disponibilités parentales à tour de rôle, via des temps de travail réduits ou des emplois moins prenants. Deux fois plus de complicité offerte à l’enfant, ainsi que des liens renforcés par l’engagement quotidien. Une autorisation pour la mère de ne pas être spontanément dédiée à ce rôle. Une opportunité pour les deux parents de s’exercer à tenir le rôle. De trouver leur équilibre. L’arrivée d’un bébé est un bouleversement impossible à concevoir pour qui ne l’a pas vécu. L’arrivée au monde l’est sans doute autant, voire davantage. Elle marque à vie la mémoire de l’enfance et rejaillit dans la vie adulte. En grandissant, l’enfant verra ainsi ses deux parents participer à la maisonnée. Saura que la catégorie de sexe ne détermine pas les capacités d’une personne à assumer son quotidien ni celui d’une personne prise en charge. Que certaines tâches désagréables sont effectuées pour soulager l’autre et sont donc nobles plutôt que viles. Les compétences de soin, acquises pour qui en fait l’expérience, seront valorisées à ses yeux, au bénéfice de toute personne qui les exerce ou en fait sa profession. Deux parents dès le tout début, avec une attention grandie, pour comprendre les besoins de l’enfant. Enfant qui n’assistera pas à une spécialisation spontanée des rôles selon le sexe, qui au fil du temps crée dans les couples des disputes[1], des rancœurs, des sentiments sacrificiels. De la dépendance aussi, des rapports de domination, de la violence parfois. Et de nombreuses séparations, voire d’impossibles séparations à cause d’une dépendance matérielle. L’enfant apprendra que l’autonomie s’acquiert dans tous les domaines. Se projettera dans cette dimension-là, l’autonomie, cette forme de responsabilité de soi qui procure de l’estime de soi. Si la proximité avec chaque parent est forte et précoce, l’enfant pourra se confier, exprimer ses sentiments et préoccupations auprès de ces deux figures d’attachement. Si ses parents se séparent, le lien intense créé avec les deux permettra d’envisager la poursuite de relations profondes au delà de la séparation, comme le souligne Olivia Gazalé : « La meilleure garantie du maintien de bonnes relations avec les enfants après la séparation n’est-elle pas le temps parental avant la séparation ? C’est ce qu’ont compris les pères (de plus en plus nombreux dans les pays occidentaux, mais rarissimes dans beaucoup d’autres) qui s’occupent réellement de leurs enfants dès la naissance, et que l’on appelle, à tort ou à raison, les « nouveaux pères » ».
Si c’est un garçon, il enrichira sa propre personnalité, grâce au modèle paternel, d’aptitudes jusque-là plutôt associées au féminin, mais développées par son père devant et avec lui, comme l’expression de ses peurs, doutes, peines, ainsi que l’attention ou l’adaptation à l’autre. Si son père l’a fait avant lui, il partagera spontanément les tâches de la maisonnée dès l’enfance et en tirera la fierté que procurent l’autonomie et le soin de soi et de son environnement. La répartition entre frères et sœurs en sera plus équilibrée. Son attention à l’autre et sa contribution à la vie collective faciliteront sa vie amoureuse et, s’il partage un logement, sa vie avec autrui.
Pouvant se projeter dans d’autres rôles que celui de pourvoyeur de revenus, il mettra à distance ces attentes de performance qui pèsent sur les garçons et les hommes. Il aimera son père pour la grande qualité des liens particuliers qu’il aura créés dès la naissance avec lui, comme le souligne Olivia Gazalé : « Les hommes doivent donc tisser des liens profonds avec leur enfant dès la naissance (voire in utero) sans attendre, comme souvent, la marche et la sortie des couches. Les bénéfices de cette prise en charge sont immenses, en particulier pour les garçons. (…) si le fils doit s’identifier au père pour grandir, il doit l’aimer pour avoir envie de lui ressembler. Autrement dit, l’attachement préexiste à l’identification et la conditionne. »
Le destin des enfants, leur degré d’autonomie, leur estime de soi, leur rapport au travail ainsi que les relations entre les sexes peuvent être profondément influencés par les modèles reçus, comme le souligne bell hooks : « En apprenant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes acceptent la responsabilité d’ordonner leur réalité matérielle. Elles et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu’on leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à l’âge adulte, ils n’ont aucun respect pour leur environnement et ne savent souvent même pas comment prendre soin d’eux-mêmes et de leur foyer. Dans leur vie de famille, ils ont eu la possibilité de cultiver une dépendance excessive et inutile vis-à-vis des femmes et, par conséquent, sont parfois incapables de développer un sens de l’autonomie qui soit sain. D’un autre côté, si l’on oblige généralement les filles à accomplir les tâches ménagères, on leur enseigne tout de même à les voir comme des activités avilissantes et dégradantes. Cet état d’esprit leur fait détester le travail domestique et les prive de la satisfaction personnelle qu’elles pourraient éprouver dans le fait d’accomplir ces tâches nécessaires. Elles arrivent à l’âge adulte en pensant que le travail en général, pas juste le travail ménager, est une corvée, et passent leur temps à rêver d’une vie dans laquelle elles ne travailleraient pas, ou en tout cas pas dans les services ou l’entretien. »
S’il s’agit d’une fille, elle verra qu’hommes et femmes développent ces aptitudes, partagent plus spontanément les occupations domestiques et familiales ainsi que l’investissement au travail ou dans d’autres sphères. Elle développera des envies personnelles sans l’ombre d’un futur rôle domestique et maternant que nombre de femmes intériorisent encore comme un destin spécifiquement féminin. Elle attendra d’une vie à deux un partage équitable des tâches et le respect des aspirations propres de chacun·e. Elle s’autorisera à réaliser ses rêves. Envisagera une vie libre. Elle pourrait même assez tôt et davantage qu’aujourd’hui se découvrir ambitieuse dans des domaines variés et fière de l’être. Puis vivre une vie, avec ou sans enfants, avec ou sans homme, qui ne suscite le jugement de personne à propos de ses choix ou non choix de maternité. Jugement qui advient encore aujourd’hui, au motif qu’une femme ne s’accomplirait qu’en devenant mère. Jugement qui conduit certaines d’entre elles à chercher un père potentiel en guettant, sans relâche, le tic-tac obsédant de cette soi-disante horloge biologique. Au lieu de vivre, fières d’être qui elles sont.
[1] L’étude IFOP déjà évoquée révèle que « Près d’une Française sur deux admet qu’il lui arrive de se disputer avec son conjoint au sujet des tâches ménagères, soit une proportion en hausse continue depuis une quinzaine d’années : 48% rapportent des disputes à ce sujet en 2019, contre 46% en 2009 et 42% en 2005 ».
En avril 2020, j’avais ébauché ce texte. Il y a quelques semaines, la radio annonçait que la réduction de l’activité économique sur Terre depuis le Coronavirus (et des confinements partout décidés) avait reculé de trois semaines seulement la date de l’épuisement des ressources annuelles de la Terre, la portant au 22 août 2020. Pour la France, le jour du dépassement était le 14 mai. Quand j’ai entendu la nouvelle, j’ai repris mon texte.
Ecouter “Intermède 2020 – Humanité, vulnérabilité, fiscalité” en audio
10 avril 2020 – Fin de la quatrième semaine de confinement. Tout semble bloqué, sauf le temps qui s’écoule. Lentement, pour une fois. Lui ouvre des fenêtres, les unes après les autres. Celles qui offrent de nouvelles perspectives. Un nouveau regard. D’autres perceptions. A moins qu’il ne s’agisse d’anciennes sensations retrouvées. Celles d’une autre époque. De mon enfance. Celles d’une vie plus lente, qui envisage la confection de bracelets de pâquerettes comme une douce activité, à l’écoute des légers bruits, des odeurs et des couleurs de la vie, en lien avec la cétoine dorée qui se pose là tout près et dont je viens d’apprendre qu’elle est une espèce protégée. Ces sensations que les peintres s’efforcent de saisir, celles de la vie silencieuse.
Une partie de notre monde est devenue en quelques jours non essentielle.
Des pans entiers de notre organisation sociale, qui nous étaient présentés comme essentiels dans le monde d’avant, semblent s’être carapatés dans l’arrière cour. Une partie de notre monde est devenue en quelques jours non essentielle. Peut-être artificielle. Par des décisions politiques. Bonne (ou mauvaise ?) nouvelle, si l’on avait perdu la foi : le politique semble finalement avoir le pouvoir de décider de la suite (la suppression immédiate de libertés fondamentales ne peut qu’en faire la cynique démonstration). Mises de côté (mais pour combien de temps ?) la croissance et la mondialisation à tout va, la production de produits non alimentaires et de services autres que numériques, postaux ou bancaires. Arrêt des discours sur la confiance des ménages (comprendre les achats de tous ordres pourvu que toutes sortes de produits soient achetés, quels qu’en soient les visées et la toxicité). Stop par conséquent à l’accumulation d’objets et à la pollution qui en résultent (la voiture, les cosmétiques et les vêtements, secteurs jusque-là hautement valorisés rien que par les investissements publicitaires conséquents dans ces domaines), stop à la prise de risque économique et financière (et stop aux risques plus silencieusement pris par les personnes qui travaillent ou celles qui consomment). Mise en sourdine aussi des discours sur la nécessaire mise à distance de l’Etat et des services publics, ou de ceux sur la réduction indispensable de la dette publique (tandis que celle des ménages se devait de grossir en signe de confiance). Exit le sport télévisé hautement sponsorisé. Point mort pour la circulation aérienne massive à l’essence non taxée, réduction de l’extraction des sols de toutes les matières premières possibles qui alimentaient la machine à croissance et l’énergie qui la fait fonctionner. Mais… fermeture aussi de tous les lieux physiques de convivialité ou de culture, marchands ou non. Stop aussi aux formes de rassemblement et aux rituels relatifs à la vie ou à la mort, pourtant essentiels à notre humanité.
Je n’ai aucun doute sur la capacité des organisations qui avaient déjà du pouvoir à le garder. Ni à utiliser ce moment charnière pour définir des stratégies de relève. Le plastique, pourtant destructeur du vivant, est en passe de redevenir un matériau formidable dans les discours marketing. La pioche opportune (mais sans nationalisation, il ne faudrait pas pousser) dans l’argent de la sphère publique tant décriée en est un autre. Et pourtant, quelques signes sont annonciateurs d’un possible non retour en arrière.
Jusque là, dans nos sociétés marchandes, était considéré comme risqué l’investissement personnel ou entrepreneurial. Miser de l’argent dans le capital d’une affaire, dans un titre, une action. La prise de risque était financière et concernait notamment celles et ceux qui détenaient des deniers (ou ceux des autres, pour les banques) et risquaient… de les perdre (donc de devenir une personne subordonnée, comme tout ce bas peuple, oh malheur). Bien sûr, il existait une multitude d’entre-deux : les indépendant·e·s ou commerçant·e·s qui investissaient en empruntant, sans grand nom, sans héritage, sans réseau, sans beaucoup de deniers au départ. Toutes ces situations intermédiaires servaient d’alibi. Elles empêchaient de demander des comptes aux plus gros des détenteurs de capitaux. Car en ce temps-là, prenaient surtout des risques des personnes qui avaient la capacité financière de cette prise-là. Parmi les stratégies de réduction de ce dit risque, la lutte contre l’impôt progressif, l’impôt sur le revenu, sur le patrimoine ou sur les capitaux figurait en première ligne, puisqu’elle augmentait la capacité financière, donc la prise de risque (le courage en somme) des personnes détenant ces capitaux-là. Il suffisait de légitimer une culture de la moindre contribution fiscale en la diffusant largement dans toutes les strates de la société contributrices au-delà de la TVA. Comment ? Facile. Des Unes de journaux (éventuellement possédés par des milliardaires) déclinées à volo sur le thème « Comment payer moins d’impôts ? » (sinon t’es un peu maso), des services privés d’optimisation fiscale qui démarchaient les particuliers à longueur de journée pour vendre les clés d’une déclaration optimale, des écoles de commerce qui fabriquaient des fiscalistes et enseignaient, c’était leur créneau, l’art de contourner les règles de l’impôt. Car cet instrument, l’impôt, pourtant consubstantiel à toute démocratie quand son enveloppe, sa collecte et sa distribution sont vécues comme justes, c’est-à-dire collectivement réfléchies et décidées, était présenté depuis des décennies comme une barrière à l’initiative entrepreneuriale, à la liberté individuelle (comprenez celle des milieux les plus aisés). Voire le signe, quand on en payait un peu (je parle ici des impôts sur le revenu), d’un zèle absurde ou bien… d’un crétinisme avancé. Choisissez votre camp. Ce qui se comprenait quand on avait peu (limiter ses dépenses, mêmes fiscales, puisqu’on en a le droit, puisque tout le monde le fait) – bien que Kant ou Sartre nous renverraient à une utile réflexion sur ce qui se passerait si tout le monde faisait ça justement -, se défendait-il toujours quand on possédait beaucoup ? A quel moment situer la limite de la décence ? Puisqu’on avait, à son petit niveau, un pied peut-être pris au piège, puisqu’on bénéficiait soi-même de telle ou telle niche fiscale, comment pouvait-on en vouloir à plus riche que soi, à plus bénéficiaire que soi de la pratique la plus « smart » qui soit (Donald Trump s’était déclaré fièrement « smart » d’échapper le plus possible à l’impôt) ? Et comment dénoncer, dans le continuum des pratiques d’échappatoire parmi les contribuables, l’indifférence citoyenne ? Pouvait-on faire autrement que de louer la grande audace, l’art de constituer un butin, quand on en avait soi-même ramassé de plus ou moins grosses miettes ?
Toute personne peut se voir soudain projetée du côté de la maladie et de la mort.
Avec le Coronavirus, soudainement, le risque consiste en tout autre chose. Il est pris à présent par celles et ceux qui se rapprochent de la maladie, voire de la mort, sans retrait possible. Sans protection complète. Parce que c’est leur métier d’être au contact ou de prendre soin. Parce qu’il faut aller travailler. Payer le loyer. Parce qu’une vie est en jeu. Parce que c’est une mission publique. Mais aussi parce que toute personne peut se voir soudain projetée du côté de la maladie et de la mort, qui qu’elle soit. La vulnérabilité humaine, à laquelle une partie de la société pensait pouvoir échapper, à force de technologies et de concentration de moyens financiers, redevient universelle. Le risque change donc de camp. Ou plutôt il gagne tous les camps. Il avait perdu de sa réalité. Il redevient réel.
Jusque là, tout acteur économique un peu puissant pouvait soit la nier, cette vulnérabilité humaine, soit la cacher, soit la mépriser. Soit cyniquement, la créer.
Jusque-là, dans nos sociétés marchandes, si l’on en croit les revenus perçus par les personnes, on accordait plus de valeur à des métiers qui créaient des profits qu’à ceux rémunérés par la collectivité… Ces derniers étaient jugés « coûteux », puisque financés par l’argent public, grevant le budget et alourdissant la dette, « gaspillant » nos impôts. Ils étaient exercés par des gens qui ne méritaient pas leurs « avantages », faisaient grève et parfois même bloquaient le pays… les rats ! Alors qu’il aurait suffi de supprimer la fonction publique pour inviter leurs agent·e·s à devenir des salarié·e·s comme les autres, c’est-à-dire à développer la qualité première des carpes : le mutisme.
Parmi ces métiers, il y avait ceux qui consistaient à prendre en charge la vulnérabilité humaine. C’était devenu granuleux, la vulnérabilité humaine, dans un pays démocrate qui pourtant se prévalait d’une histoire collective sur les droits humains. Bien des discours en révélaient le grain gênant, dans un vocabulaire particulièrement choisi. Ça « agrandissait le trou » de la sécurité sociale (le trou de la défense, ou de la justice, en parlait-on autant ?). Ça créait de « l’absentéisme » à cause des arrêts de travail (Ces gens qui souffraient, franchement ! Des fainéants oui !), des « dépenses » de santé et des « frais de garde », des « congés » maternité ou parentaux trop coûteux pour des vacances, des droits sociaux et des « charges sociales », etc. Autant de services (de santé, d’éducation…) dont bénéficiaient pourtant de nombreux acteurs économiques qui préféraient les présenter comme des obstacles à la bonne marche du système marchand concurrentiel.
Jusque là, tout acteur économique un peu puissant pouvait soit la nier, cette vulnérabilité humaine, soit la cacher, soit la mépriser. Soit cyniquement, la créer. Ou tout cela à la fois. Ceci pouvait perdurer tant que restaient des personnes rêvant d’un être humain invulnérable, c’est-à-dire d’un monde partagé entre les personnes puissantes (qui envisageaient d’augmenter l’être humain grâce à des puces dans son cerveau, des loisirs sur Mars et des vies dans des bunkers) et les corvéables (qu’on rêvait de remplacer par des machines, c’était plus rentable ; cela s’appelait la productivité et la France était bien placée sur ce créneau de destruction massive des emplois par des machines au service des profits pour les preneurs de risques, c’est-à-dire les actionnaires et autres propriétaires des outils de travail). L’impunité contre le sans droits.
A présent, la valeur de ces activités (auxquelles seraient à ajouter les services d’exécution ou de livraison qui remplacent ici la production ouvrière transférée à l’autre bout de la Terre) est propulsée sur le devant de la scène. Parce que toute personne, même la plus puissante d’hier, prend conscience aujourd’hui de sa vulnérabilité. Parce que chacune est en mesure d’apprécier que les besoins de la collectivité doivent être définis et financés. Parce que la sécurité sanitaire, comme l’éducation, relèvent de la solidarité nationale. La valeur change de camp.
Comme nos entreprises n’ont sûrement rien à se reprocher, nous pourrions exiger que chacune déclare publiquement son niveau de contribution à la solidarité nationale.
Reste à savoir si nous serons capables d’exiger une juste contribution de chacun et chacune, en fonction de ses moyens, à la solidarité nationale. Vous savez, ce sentiment d’appartenance à un groupe humain teinté d’intérêt général, d’empathie et de générosité – d’humanité finalement – qui accepte et prend en charge la vulnérabilité humaine. Reste à savoir si nous serons capables de nous mêler vraiment, massivement, de son financement. Ce qui inclut la mise à plat du système fiscal. Ce qui inclut de demander des comptes. Et de retourner les données. Telle entreprise fait des profits ? Fort bien, j’en suis fort aise. Elle rend compte à ses actionnaires ? Tant mieux. N’oublions pas que son astuce pour obtenir l’assentiment généralisé, c’est qu’elle en a des tout petits, des minus, des qui placent trois francs six sous sans même savoir à quelle entreprise de destruction massive du monde vivant ils ou elles contribuent, tout ça pour assurer leur retraite parce que leur garde a dû baisser dans l’accélération générale et la consommation aveugle, et que dans leur élan de prévoyance, à présent leur confiance s’en est allée au marché plutôt qu’à la défense des solidarités collectives mises en place après la deuxième guerre. « Aie confiance, crois en moi… » disait Kaa dans le Livre de la Jungle.
Le temps est venu de rendre compte du revers de la médaille. Ce revers se nomme contribution nationale. Toute entreprise installée sur le territoire le fait pour des raisons certaines. Ses décisions sont rationnelles, et même raisonnables : elle bénéficie de nos routes et de nos voies ferroviaires, de notre système éducatif, de nos crèches, de notre système de santé, du traitement de l’eau et des déchets, de notre offre culturelle et de nos magnifiques paysages encore un peu préservés, de tout ce qui reste encore de collectivement assumé, protégé. Une entreprise qui, en contrepartie de tout ce commun qu’elle reçoit (mais que certaines entreprises ont tout de même envie de détruire, ou dont certaines anticipent la destruction), n’assumerait pas sa part de contribution à la collectivité, voilà qui devrait nous hérisser ! Alors, comme nos entreprises n’ont sûrement rien à se reprocher, nous pourrions exiger que chacune déclare publiquement son niveau de contribution à la solidarité nationale, en regard de son chiffre d’affaires et de ses bénéfices sur notre territoire. Cette contribution se mesurerait en impôts. Pas en placements dans sa fondation-type, dont l’un des buts est de diminuer sa note fiscale et dont l’autre est de choisir les dépenses sur lesquelles elle se forge une image héroïque, verte, ou solidaire (en plus du fait qu’elle oriente la marche du monde en choisissant à la place des peuples les projets d’avenir sur lesquels miser, quelquefois pour nourrir ses comptes en banques, d’autres fois pour nourrir ses fantasmes d’humanité « augmentée »).
Comme elles adorent les classements, les entreprises, nous citoyens et citoyennes de France, pourrions les positionner ainsi dans le hit-parade des entreprises citoyennes, celles qui contribuent à la solidarité nationale à la hauteur des recettes annuelles perçues sur notre territoire, c’est-à-dire à la hauteur de leurs facultés. Et ça tombe bien, c’est un principe qui figure, pour les citoyens, dans la DDHC de 1789 :
« Article 13 : Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.
Article 14 : Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
Allons-y. Exigeons cela. Pour aller progressivement vers une contribution nationale à la hauteur des moyens de chacun et chacune. Pour le maintien et la juste contrepartie des bienfaits de notre système public. Et pour reconnaître enfin la commune vulnérabilité qui fait de nous des êtres humains.
Un ambitieux congé paternité ne serait pas seulement un droit responsabilisant pour le père, il constituerait aussi un moyen de soutenir la mère de l’enfant, pour qu’elle puisse préserver, autant que le père, des libertés personnelles conciliables avec l’engagement parental.
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Combien de jeunes mères sont propulsées dans le maternage exclusif, sentant grandir en elles un immense sentiment de solitude alors que le père s’évertue à faire ce qu’il peut ou croit pouvoir faire ? A l’autre extrême, Sylviane Giampino avance que « ces congés parentaux de naissance pourraient border au départ des femmes susceptibles de se laisser aller au fantasme de la toute puissance sur les enfants. » Combien d’entre elles, en effet, se sentent au départ grandies par cette nouvelle responsabilité, reconnues, mais des années plus tard risquent de sentir croître en elles une impression de vide ou d’inutilité ? Chaque mère, donc, y gagnerait. Chaque femme venant d’accoucher bénéficierait d’un droit à ne pas être considérée comme LA responsable de la sphère domestique et familiale « C’est normal, t’es une femme, t’es la mère ». Et d’un droit à récupérer physiquement d’un accouchement grâce à la mise en disponibilité admise, habituelle de son ou sa partenaire de vie. Donc finalement d’un droit au partage effectif avec l’autre parent de toutes les activités réalisables par une autre personne. Sans quémander ce partage. Sans le négocier au motif que « La perte de salaire est trop grande » ou que « Lui – c’est un homme – a de trop grandes responsabilités » même si « Elle aussi a des responsabilités mais elle c’est normal qu’elle s’arrête c’est une femme. » Ou au motif que son patron à lui ne verra pas cela d’un bon œil. « S’absenter alors qu’on est un homme… mais où va-t-on ? N’êtes-vous plus engagé dans votre travail ? On ne peut pas se passer de vous mon cher Maxime ! » Sans avoir à encenser et à remercier « C’est rare, j’ai beaucoup de chance que tu m’apportes ton aide » ou autres « Tu as tellement de chance d’avoir un mari, un compagnon, un partenaire « qui t’aide » !… »
Chaque nouvelle mère devrait bénéficier d’un soutien qui ne peut se traduire que par une disponibilité totale. Accordée. Systématique. Dont la qualité dépend de la personnalité du ou de la partenaire et de la force de la relation au sein du couple. Mais dont la quantité est accordée d’office socialement. Par la loi. Une disponibilité totale pour soutenir la mère, afin qu’elle se remette sereinement de l’expérience de l’enfantement. Pour qu’elle n’absorbe que sa part des occupations et des inquiétudes nouvelles, et pas, subrepticement, la part que l’autre parent devrait en réalité assumer. L’autre parent qui le plus souvent habite aussi là, est également parent de ce bébé et peut-être des frères et sœurs. Ce parent qui apparaît plutôt aujourd’hui comme le parent n°2, quand il s’agit d’aborder l’accueil du jeune enfant, mais encore dans la colonne n°1 de la feuille d’imposition établie par les services de l’Etat. Et dont le numéro de sécurité sociale commence toujours par 1, quand il est identifié homme à sa naissance. Lui qui avait aussi, comme la maman, un travail avant la naissance. Qui aimerait, comme elle, que ce travail ne soit pas trop perturbé par cet événement, mais qui n’y a peut-être pas pensé autant qu’elle, parce que l’expérience du bouleversement est moins vécue par la catégorie des hommes. Lui non plus n’aimerait pas avoir à pâtir de l’agrandissement de la famille. Aimerait que l’enfant ne fasse pas trop de bruit. N’éclabousse ni ses habitudes ni son engagement au travail. Or il se trouve que ce projet de faire et d’accueillir un ou une enfant s’est élaboré à deux. Et qu’il pourrait se réaliser à deux beaucoup plus que les lois sur les congés paternité et maternité ne le prévoient aujourd’hui. Parce qu’au delà d’accoucher et d’éventuellement allaiter, tout le reste – énorme – est partageable (comme le législateur l’admet d’ailleurs très bien lorsqu’il s’agit d’une adoption puisque le congé est intégralement partageable[1]). Tout le reste peut même être au départ irréalisable par la mère seule, si elle a vécu une grossesse ou un accouchement difficiles. Elle a été traversée par la vie, par l’enfant. De tous temps, dans les systèmes patriarcaux, les femmes s’entraident à cette période. Elles savent ce dont une autre a besoin. Parce que les déjà mères en ont vécu une version proche, même si chaque histoire est personnelle. Dans notre chemin vers la sortie du système patriarcal, nous pourrons accueillir massivement les hommes dans ce cercle. S’ils y entrent avec la bienveillance et l’humilité qui peuvent utilement se développer lors du soin des bébés, surtout si ces soins sont accompagnés et partagés, ils sauront mieux les comprendre, à force d’écoute et d’expérience. Et ils sauront davantage prendre leur part dans le travail domestique et familial. Les femmes ne seront plus assignées à ce rôle, pendant leur congé maternité puis au delà, en tant que femmes. D’autant que certaines ne s’y sentent pas particulièrement à leur aise, alors autant tenir compte des affinités autant que des responsabilités dans les décisions de partage… L’inscription des femmes dans les autres sphères n’en sera que facilitée. Car « Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause, de se torturer sur leurs choix de vie, de se justifier à tout instant, de s’épuiser à concilier travail, maternité, vie de famille et loisirs. C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde. » (Ivan Jablonka) L’exigence de performance pesant sur le travail des hommes n’en sera qu’allégée. Il est même envisageable que la vie en elle-même, au sens large, soit davantage préservée, défendue, respectée. Parce que sa magie et sa fragilité seront côtoyées de très près non seulement par les mères, mais aussi par beaucoup plus de pères qu’aujourd’hui.
Enfin, les femmes tiendront compte, dans leur désir d’enfant, de l’implication future du père dans le soin du bébé. Une implication allant de soi, ou a minima prévue par un temps dédié à cela. Je ne sais pas à quel point leurs choix amoureux ou leurs désirs d’enfants en seront modifiés, mais ce sera un élément de discussion utile dans les couples qui aujourd’hui n’abordent pas ce rôle paternel suffisamment tôt. La contraception, qui sait, sera peut-être enfin l’affaire de tout le monde. En effet, « Lasses d’être les seules à prendre en charge la contraception et à en subir les inconvénients, un nombre croissant de Françaises demandent que les choses changent et appellent à une prise de conscience collective »[2].
De la même façon que chaque femme bientôt mère est inévitablement envisagée comme future donneuse de soin à un nourrisson, chaque homme bientôt père sera aussi envisagé comme tel. Les femmes intérioriseront moins qu’aujourd’hui leur devoir de spécialisation dans la fonction-mère. Pour ancrer cette disposition d’esprit et ces pratiques, nous pourrions retenir la belle idée proposée par Ivan Jablonka, d’ajouter dans les recommandations faites aux époux dans les articles 212 et suivants du code civil « Les époux s’engagent à partager à égalité les charges matérielles, mentales et éducatives du ménage ».
[1] La durée du congé d’adoption pour un premier enfant est de 10 semaines. Il peut prendre effet 7 jours (dont les dimanches et jours fériés) avant l’arrivée de l’enfant au foyer. Si les deux conjoints travaillent, le droit est ouvert indifféremment à l’homme ou à la femme. Un couple bénéficie de 11 jours supplémentaires pour un enfant adopté si la durée totale du congé est répartie entre les deux parents. En ce cas, la durée du congé est fractionnable en deux périodes, dont la plus courte est de minimum 11 jours. Ces deux périodes peuvent être simultanées. (Source site du ministère du travail, 2019)
[2] Extrait de la présentation du livre de Sabrina Debusquat, Marre de souffrir pour ma contraception, manifeste féministe pour une contraception pleinement épanouissante, paru le 3 avril 2019 aux éditions Les Liens qui Libèrent