#74- 1985 – La leçon d’esthétique

La honte te submerge. En plus de ton acné, de la preuve terrifiante de ton passage au salon de coiffure et de ton humiliation publique que vient d’orchestrer Monsieur S., l’intervention de ton camarade devant toute la classe amplifie ton souhait le plus cher : disparaître. Petite souris tu voudrais être. Le garçon se rassoit, probablement autant gêné que toi.

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C’était un jour de rentrée.

Du haut de tes treize ans, pleine d’allant et d’envie de changement, tu avais eu cette idée folle, avant le retour à l’école. Tu les voulais plus ondulés, tes cheveux déjà souples mais pas assez. Résultat, après avoir choisi un modèle sur un magazine, puis passé un temps infini sous un casque brûlant, tu les as eus frisotés asséchés. La jeune débutante avait dû t’oublier. Impossible de dire un mot en réglant la note. Impossible de ne pas penser à cet argent, obtenu de tes parents, que tu avais si mal dépensé. Pleurs inconsolables en rentrant et plusieurs jours suivants.

Il a bien fallu affronter le retour au collège. Ton professeur de français n’avait de cesse de vous donner des leçons de présentation et autres cours de communication. Il répétait ce mot sans relâche, sans que tu ne saches jamais de quoi il parlait. D’après lui, vous entriez dans son ère. Le monde du vieux Monsieur S. aux cheveux blancs, petit et l’œil fouineur, n’était pas que communication : il était aussi organisation. Militaire l’organisation. Le général a quatre galons, disait-il, donc vous soulignerez les grands titres avec quatre traits, en noir. Ensuite, puisque le colonel a trois galons, les sous-titres auront droit à trois traits, en rouge, et ainsi de suite. Je ramasse les cahiers et tout doit être organisé comme je vous l’ai demandé, en respectant alinéas, couleurs et nombre de traits. Son mot d’ordre était l’ordre, mais son ordre du monde ne l’empêchait pas de tenter sa chance auprès de ta mère, lors des rencontres parents-profs. Dithyrambique sur ses tenues ou sa beauté en même temps que sur ton travail, il avançait sans retenue ses complimenteuses trouvailles. Toi, présente mais visiblement transparente, morte de honte et tremblante.

Quand toute la classe s’est assise ce jour-là, Monsieur S. annonce que vous commencerez le cours de français par une réflexion sur la beauté. Il te regarde bien en face et te demande de venir au tableau. Tu es si mal que ton corps se détache de toi. Tes jambes te portent. Il pose alors cette question à la classe : quelle est la différence entre le laid et le beau ? Grand silence. Il répète. Nouveau grand silence. Une partie des élèves baisse la tête. Tu ne rencontres aucun regard. Peut-être baisses-tu la tête toi aussi. Le beau, dit-il alors en te pointant, c’est le contraire du laid. Malaise dans la classe. A ce moment-là, un de tes camarades, avec lequel tu t’entends bien et que tu voies souvent avec tes amies en dehors de la classe, demande la parole en levant la main. Oui, vous souhaitez ajouter quelque chose ? Il se lève alors : Monsieur, moi, je la trouve très belle. Monsieur S. surpris, te regarde et t’enjoint de retourner à ta place. Le vrai cours peut commencer.

De ce cours de français, ces souvenirs-là sont pourtant tout ce qu’il te restera.

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