#61- Un droit responsabilisant pour le père

Et si, en une seule mesure, nous favorisions à la fois les droits du père, ceux de la mère et ceux de l’enfant ? Trois bénéficiaires… Et si, grâce à elle, le changement de mentalités nécessaire arrivait enfin ? Commençons par le père.


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« Plus de 90% des pères suédois prennent un congé parental d’au moins trois mois. Selon eux, être père à la maison leur a permis d’établir une relation intime avec leurs enfants et de construire un couple plus solidaire. Ils disent être devenus plus responsables, plus empathiques et plus expressifs. »[1]

« Suède : le royaume des papas poules », Kaisen, hors-série n°11.

Imaginons que les pères se préparent, comme chaque mère aujourd’hui, à se retirer du travail pour accueillir et prendre en charge leur bébé dès sa naissance. Et ce, sans résistance de la part de la société ou de leurs proches. Combien de jeunes pères français vivent aujourd’hui des mois sans sommeil, journées hagardes au travail et soirées culpabilisantes de pseudo-rattrapage, passées à soulager, un peu, la mère de l’enfant ? Combien d’entre eux se sentent frustrés de ne pas apporter davantage dans cette période difficile ? Avec un congé paternité digne de ce nom, ils auront du temps accordé, comme chaque mère, pour créer un lien fort avec leur enfant. Pour se familiariser avec l’étendue des émotions, tâches et responsabilités nouvelles dues à l’arrivée d’un bébé. Pour envisager la réalité quotidienne dans toutes ses dimensions. Celles qui sont souvent invisibles pour qui ne les vit pas ou n’y prête pas attention. Et ce, afin de contribuer activement aux transformations des places et des liens dans la famille, notamment si ce bébé a déjà des frères et sœurs. Ils bénéficieront aussi de l’opportunité plus grande et plus admise de rester en lien avec leur compagne, de soutenir et d’accompagner à plein temps cette nouvelle mère, qui peut en avoir grandement besoin, physiquement et psychologiquement. Question de santé et de bien-être. Les conditions dans lesquelles un homme devient père l’aident ou pas à préserver sa relation intime avec Elle. Avec celle qui a partagé ce projet d’enfant avec lui. Il devrait avoir le droit et le temps de répondre aux nombreux besoins de son entourage grâce à une disponibilité garantie. Réelle et active. Attendue, normalisée, évidente. Apprenante, utile, soulageante. Enrichissante et généreuse. Qui pourra évidemment, comme pour de nombreuses femmes, être au départ malhabile, tâtonnante et exténuante. Parfois surprenante, vampirisante ou forcée. « Ça va passer vite on espère ». Entre autres possibilités. Un paternage actif systématique et banalisé permettra à des vocations de naître. Davantage d’hommes prolongeront professionnellement ces activités. Leur donneront la valeur qu’elles méritent. Se tiendront aux côtés des femmes pour obtenir une reconnaissance des métiers de lien et de reproduction sociale dans la société. Ces métiers qui sont du côté de la vie. Qui seront par conséquent plus mixtes. Les sélections de filières et les évolutions professionnelles seront plus librement effectuées, car moins conditionnées au sexe des personnes. Les hommes auront leur place dans le secteur du soin des enfants et y seront accueillis par l’ensemble des parents. Ils ne seront plus suspectés a priori d’être des prédateurs, des pédocriminels ou, de façon plus anodine, des incompétents. Seront même offusqués en masse si une publicité les présente ainsi. Exigeront la disparition de ces clichés de l’espace public. Clichés qui en miroir ciblent les femmes comme des mamans, des ménagères ou des proies. Et qui suggèrent que les pères qui effectuent des tâches encore associées au féminin sont marginaux et potentiellement suspects. Ou que les pères homosexuels ne seraient pas vraiment des hommes. Beaucoup plus d’hommes se battraient pour défendre des façons plurielles d’être un homme, qui valorisent le lien, le soin, l’expression de tous les types d’émotions, l’écoute et l’empathie. L’idéal de masculinité virile, qui méprise souvent ces valeurs au détriment des femmes et aussi de nombreux hommes, reculerait. Cet idéal serait mis en cause par davantage d’hommes car « Les hommes ne sont ni exploités ni opprimés par le sexisme, mais ils souffrent de certaines façons des conséquences de celui-ci. Cette souffrance ne devrait pas être ignorée » (bell hooks).

Quand j’ai vécu mon premier congé maternité, je me suis sentie d’abord face à moi-même. De longues semaines en recul sur soi, sur sa vie, sur le monde. Mes interrogations m’ont conduite à la condition des hommes, auxquels j’ai souhaité très fort de vivre aussi cette forme de retrait de la vie quotidienne, pour la vie en grand. De pencher pour un équilibre entre leurs différents rôles sociaux. La perspective et l’expérience systématique d’un long seul à seul paternel avec son bébé, dans son huis clos domestique, pourrait bien inviter tout homme à questionner le sens de son existence, ses relations de couple et ses capacités humaines et logistiques. A devenir fier de ses nouvelles aptitudes et de l’autonomie nouvelle ainsi acquise. Davantage d’hommes s’autoriseraient à réfléchir, avant ou pendant cette parenthèse au rythme ralenti, à la place du travail dans leur vie et dans la société humaine, distribuant leurs valeurs dans un échiquier renouvelé et plus équilibré. Permettant ensuite de véritables choix pour les unes et les autres. Ainsi, un accident de la vie serait moins difficilement absorbé. Ils prendraient davantage l’habitude de s’exprimer et de livrer l’étendue de leurs émotions, peur et tristesse comprises. Voire de demander de l’aide. Ils se confronteraient à la vulnérabilité humaine et à la leur en particulier. Ils auraient une occasion forte de réfléchir profondément à la relation qu’ils ont créée avec leur propre père. Car bell hooks le souligne, « Comme les femmes, les hommes ont été éduqués à accepter passivement l’idéologie sexiste », qui les présente comme forts, protecteurs tandis que les femmes sont supposées vulnérables et donc protégées voire contrôlées.

Grâce à un retrait légitime et suffisant, généralisé lors d’une naissance (non comparable au retrait du travail créé par une situation de chômage, potentiellement subi comme une atteinte à sa dignité d’homme gagne-pain), le manque de partage des tâches ou le fort sentiment d’incompréhension et de sacrifice vécu dans les couples actuels diminueraient dans les causes des séparations (la répartition des tâches serait la 3ème cause de séparation dans les couples d’après un sondage de 2011)[i].

De nombreux couples initieraient d’utiles discussions sur leur projet commun et leurs aspirations individuelles. Afin de construire ensemble dès le départ une double trajectoire équilibrée. Les violences envers les femmes ou contre soi, illustrées par les violences conjugales ou par des suicides trois fois plus nombreux chez les hommes que chez les femmes, régresseraient sans doute. Parce que l’expression des sentiments et de la détresse serait facilitée. Parce que plus développées seraient l’empathie et la capacité à dialoguer. Parce que la volonté de contrôle et de domination reculerait.

Les hommes devraient également avoir le droit, comme les femmes y sont conduites, d’envisager une naissance comme une rupture, en tout cas un changement dans leur vie personnelle et professionnelle, parce qu’un long congé les propulsera inéluctablement dans leur vie domestique, conjugale et familiale. Cette immersion systématique et normalisée les amènerait à choisir de faire ou non un enfant avec de nouveaux arguments : ceux de la paternité impliquante, active dès la petite enfance. Ils constateraient massivement par eux-mêmes ses effets, puis feraient progresser à leur échelle la qualité de la reprise, par les nouveaux parents, de leurs activités antérieures. Celles de la sphère professionnelle mais aussi celles de la vie citoyenne ou culturelle. Peut-être aussi que la vie politique en serait bouleversée. Pour le mieux. Car l’organisation de la reproduction sociale, comme les services d’accueil de l’enfance, les maternités ou l’éducation, susciteraient l’intérêt d’hommes autant que de femmes. Les nouveaux hommes s’interrogeant grâce à cette expérience ne seraient pas des marginaux.

Certains hommes n’accepteraient pas de travailler trop loin de chez eux et davantage de femmes au contraire pourraient, à certaines périodes, l’envisager et se déplacer pour le travail si elles l’estiment important ou utile pour elles ou pour leur famille. Davantage d’hommes chercheraient à adapter leur temps de travail à leurs nouveaux rôles et moins de femmes se sentiraient contraintes de (ou seules à) le faire[2]. Les raisons pour lesquelles les temps partiels sont protégés d’un dépassement conséquent d’heures travaillées seraient opportunément maintenues, afin d’affirmer ses limites à l’employeur. Puisque toute personne pourra s’absenter longuement, l’aptitude de l’employeur à remplacer n’importe qui, homme ou femme, à des fins mieux admises, sera développée, permettant d’augmenter la mixité des métiers encore très sexués. Hommes et femmes s’uniraient pour revaloriser le taux horaire des heures complémentaires plus justement, au même niveau que celui des heures supplémentaires, dès la première heure. Parce que par extension, ce qui serait accordé au père aurait des répercussions bénéfiques pour la mère et permettrait que l’équilibre au sein du couple se rejoue avec de nouveaux atouts.


[1] En Suède il n’existe pas de congé maternité ni de congé paternité, mais un congé parental avec une part réservée à la mère et une au père non transférable. Pour plus d’informations sur les dispositifs existants dans les pays de l’OCDE, se référer au récent rapport accessible en ligne sur le site de la Caisse des Allocations Familiales : EGALITE DES GENRES ET POLITIQUES FAMILIALES : FACTEURS ET INCIDENCES – Contribution de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (France) à la Commission technique des prestations familiales de l’AISS – JUIN 2019

[2] Bertrand Grébaut, restaurateur engagé, a affirmé le 10 janvier 2020 sur France Inter dans l’émission Pas son genre, que le modèle masculin du chef cuisinier ne changera pour devenir mixte que si ces hommes s’occupent de leurs enfants autant que leurs compagnes, puisque hors la grossesse et l’accouchement « tout peut se partager ».


[i] Tâches ménagères : 3ème cause de séparation des couples, Terrafemina, article du 30 mars 2011

#60- Objections votre honneur ! (2ème partie)

La possible instauration d’un congé paternité digne de nom heurte certains esprits. Après un premier partage d’objections déjà entendues, en voici une suite logique. Authentique.


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MAMAN, A l’AIDE !

« Mais ils appelleront leur maman, tous ces hommes fort impotents quand il s’agit de leurs enfants ! Elles viendront toujours secourir leurs fils, leurs enfants, leurs trésors, estimant hors de leur ressort toutes ces tâches à accomplir. »

Entraide bienvenue

Nombre de femmes appellent leur mère, personne ne leur en tient rigueur. Parfois pour les soulager elles, nouvelles assignées maternelles, espérant se faire guider… Tout a changé : ces mères travaillent. Logeant loin de leur ex-marmaille, elles ont une vie indépendante. Leurs fils s’essaient, dans la tourmente des naissances venues à distance. Nouveaux rôles d’hommes dans les familles, qui s’affairent auprès de leur fille, ou de leur compagne accouchée, voire en grand-père soignant bébé. Les nouveaux pères de famille, progressivement se sentent fiers, d’avoir assumé sans leur mère.


ECHAPPATOIRE

« Une aubaine ! 
Sûr que certains s’en iraient passer des vacances au bout de la terre, si on leur donnait un congé dès la naissance en tant que père ! »

Implication

Pour quelques uns qui s’échapperaient, combien seraient plus confortés, dans cette place légitimés, si heureux de participer ?


ASSISTES

« Ou bien ils prendraient du bon temps, au café ou devant l’écran, entraînant l’enfant si besoin. Car madame aura préparé tous les repas, tous les pré-soins, fait les courses, bien tout nettoyé. Pour qu’ils s’en sortent, ces pauvres pères, qui ne sauraient pas comment faire ! »

Responsables

Puissent les parents avoir conscience, bien avant chacune des naissances, qu’est venu le temps du partage. De se défaire des héritages. Que l’heure est d’inventer, à deux, la relation, les places, les vœux. Que quiconque peut exprimer d’étonnantes capacités. La clé ? Accepter que tout soit fait différemment que par soi.


SAUF LE CHANGE

« Pour nous, j’aurais bien de la peine à dire ce que nous aurions fait, avec une telle mesure en place… Il m’avait dit « tout sauf le change ». On a bien dû tomber d’accord. Le soin du siège du petit ange, ce fut mon sort, ce fut mon sport. »

Dignes tâches

Qui dit vivant dit des déchets, des excréments… et du vomi ! Et un bébé ça régurgite ! Peu de gens goûtent ou plébiscitent les rejets du corps répétés… Qui dit soigner dit nettoyer. Donnons à ces tâches tout leur prix : le respect de la dignité. Elles forgent une conscience pleine de la fragilité humaine. Exercice d’humilité. Ressource en cas d’adversité.


POSITIONS PLURIELLES

« Privilégiée de position, tu t’imagines que toutes les femmes ont une folle envie de travail !? 
Alors qu’elles ont des conditions pourries, précaires - c’est un scandale - qui leur font perdre aussi leur âme ! Y retourner est un calvaire. Beaucoup vivent mieux à la maison. Elles trouvent du sens, elles se préservent. 
Après une naissance, elles prolongent, plus dignes que dans un sale boulot à considération zéro ! C’est un compromis qui les ronge, quand d’indépendance elles rêvent. Mais il leur permet, dans leurs songes, de faire face, le temps d’une trêve. »

Contrat social

Fuir le travail pour le foyer n’est pas toujours la panacée. L’option s’avère souvent impasse, un renoncement fait de guerre lasse. Créant dépendance financière et érigeant des barrières. S’il était prometteur en soi, autant d’hommes feraient ce pas !

Si tout jeune père sa part prenait, je parie fort que le travail s’en trouverait fort modifié. Notre énergie serait doublée dans de pertinentes batailles. Vers un idéal cheminant, pères et mères se comprendraient mieux, dans leur quête pour être heureux.

On utiliserait ce temps, accordé pour chaque naissance, afin de mieux penser à deux le contrat social de l’enfance. Surgiraient des pères ralentis, des mères tellement plus sereines, et des employeurs convertis à une parentalité pleine.


AFFAIRE PRIVEE

« Nulle nécessité de changer le congé de paternité, puisque le congé parental autorise un partage égal. Tout père peut prendre un tel congé ; ce doit être une affaire privée. »

Affaire publique

Un appel à la mixité, je l’admets, peut fort étonner. Mais je ne trouverais pas drôle que ce dossier soit méprisé. Pères et mères n’accèdent pas, quand l’enfant naît, aux mêmes droits. Ceux-ci répartissant leurs rôles, l’affaire n’est plus seulement privée.


USURPATION

« Bénéficier d’autant de temps qu’une mère avec son bébé, n’est-ce pas lui voler ce moment, voire même lui usurper son dû ? Le corps d’une jeune accouchée mérite une véritable pause, tandis que l’homme n'a qu’assisté, impuissant et l’âme confondue, à la mise au monde grandiose de laquelle il se sent exclu. »

Distinctions nécessaires

Sans doute nous faut-il distinguer, dans le vocable à employer, ce qui relève de la grossesse, les suites de couches et la prouesse de l’allaitement ou des nuits courtes… et puis ce qui tient de l’accueil du bébé et du nouveau couple, comme du soin de l’accouchée. Eloignons l’ancien modèle de notre œil. Fabriquons une maisonnée harmonieuse, juste et partagée, parce qu’on a pu se l’inventer.

#59- Un petit pas pour ses vingt ans

Violaine Dutrop
Mère de trois enfants identifiées filles à leur naissance
Citoyenne engagée pour un monde meilleur
A l’attention de Monsieur le Président de la République Française
Dont les principes affichés sont pourtant : Liberté, Egalité, Fraternité

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Objet : J’hésite entre « Lettre de remerciement » et « Lettre de réclamation ».
Monsieur le Président, cher Emmanuel,

Ma plus grande a eu vingt ans hier. Son père avait eu trois jours pour l’accueillir. C’était la loi, et c’était peu. Dérisoire même, en comparaison des dix jours que j’ai passés bien malgré moi à l’hôpital, loin de mes proches, à expérimenter en solitaire le croisement de la souffrance du corps et du soin d’un premier bébé.

Vingt ans, c’est le temps qu’elle a mis pour devenir adulte.
Vingt ans, ça passe vite quand on éduque des enfants.
Vingt ans, c’est aussi très long, quand on saisit ce qui devrait changer mais que ça continue à piétiner.
Vingt ans, c’est le temps de mon expérience personnelle de la maternité.
Un temps suffisant pour que s’installe l’espérance d’un progrès pour la génération suivante.
Pour mes filles et celles des autres. Ainsi que pour les fils de tout le monde.

L’année de ses dix ans, forte de mon unique, mais significative, expérience personnelle et de quelques observations et lectures, je me suis engagée pour que le sexe ne détermine plus le degré de liberté des personnes. Démarrage d’une lutte sans merci pour questionner les interdits, faire valser les empêchements, échapper aux enfermements dans lesquels nos corps nous assignent.

J’avais alors mis au monde deux autres filles. Grâce à Ségolène, leur père a eu droit à deux semaines pour ces deux naissances-là. C’était assurément mieux, mais toujours trop peu…

Cher Emmanuel, je pourrais vous remercier d’avoir annoncé le grand changement à l’occasion de ses vingt ans. Un doublement du congé, et sept jours garantis, voici qui devrait conduire à rendre ma mine réjouie… C’est un pas, je le concède, dans la bonne direction.

Cependant, il y a peu, vous aviez rejeté l’idée que dans ce congé il y ait une part obligatoire. Un coût bien trop exorbitant, prétextiez-vous tranquillement. Signalant comme optionnelle l’égalité entre les sexes, vous affirmiez tout bonnement que l’ère ne serait pas nouvelle… Et puis, de rapport en rapport, de pétition en pétition, pris dans les filets du sujet, vous révisez vos positions. Vous voici nous offrant du pain, afin d’apaiser notre faim.

Laissez-moi en rester mi-souriante, mi-rêveuse.... Car voici une légère entrée, que vous nous avez servie là ! Le plat principal attendu, dont nous détenons la recette, est un long retrait du travail, le même pour chacun des parents, indemnisé justement et vécu systématiquement. Votre mesure une fois en route sera donc une mise en bouche. Celles d’après seront réclamées, vous pouvez sur nous y compter, pour que devienne enfin égale la prise de risque parentale. Sur ce point au moins nos enfants pourront regarder fièrement l’héritage de leurs parents.

Je vous adresse bien sincèrement mes tout premiers remerciements... et une réclamation écrite, au nom de l’égalité de principe.
Signé : Une citoyenne déterminée

#58- Objections, votre honneur ! (1ère partie)

Présentation plus ou moins détaillée de ces réflexions à mon entourage depuis plusieurs mois. Réactions surtout enjouées, yeux qui brillent, devant l’audace, l’idéalisme, la fraîcheur de la réjouissante perspective. Mais pas que.


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Des réactions crispées, objections outrées, résignées ou indignées prennent aussi forme. Devant cette idée saugrenue, vertigineuse et transgressive. Forcément, puisque régénérante et transformatrice. Cette idée de réformer profondément le congé paternité. D’appeler à le rendre long, obligatoire, correctement rémunéré et partiellement consécutif à celui des mères. Des premières réponses sont forcément à avancer sur le ring des arguments. Dans le but de donner un genre romantico-poétique à la bataille, voici une traduction libre des propos tenus et des peurs jusque-là exprimées, entendues et comprises, en prose ou en rimes, voire en maximes.


ILLUSION

« Comment peux-tu t’imaginer que cette mesure va tout changer ? Que le sexisme va régresser en mettant en place un congé ? Que les femmes ne seront plus traitées comme des objets sexuels dévoués, au service des hommes de pouvoir, au réconfort, au faire-valoir ? Que les violences vont s’arrêter, que Me Too sera terminé ? »

Humilité

Tant de domaines différents ont besoin de bouleversements ! La mesure est humble au départ, mais qui sait ce qu’elle nous prépare, une fois nos rôles plus mouvants ? Osons une action qui promet de changer les mentalités.


CONTRADICTION

« Contre la norme tu te rebelles, mais tu en souhaites une nouvelle ! »

Assouplissement

Faire société implique des normes, qui évoluent et changent de forme. Les assouplir est une clé pour l’exercice des libertés.


INSENSEE !

« Imposer aux pères qu’ils apprennent à s’occuper seuls des bébés ! Quelle idée insensée tu as… C’est pas demain la veille qu’elle sera à l’agenda des politiques. Ni proposition citoyenne. Elle ne susciterait que critiques. »

Et pourtant…

En Suède et en Islande c’est fait. En Espagne une loi est passée. Des tribunes sont régulièrement signées de personnalités. C’est à présent le bon moment de nourrir, d’élever le débat, au niveau qu’il faut pour faire loi.


QUI ES-TU DONC ?

« Qui es-tu donc pour imposer à tous les pères un tel congé ? Qui es-tu donc pour leur dicter les contenus de leurs journées ? Quelle est la force de l’argument dirigeant l’usage de leur temps ? Attention, là, tu vas tout droit sur le terrain des hommes, crois-moi. Sûr qu’ils perdront en liberté, qu’ils n’y ont pas d’intérêt... »

Expression libre

Convenons donc que décider du bon usage de son temps c’est disposer de vraies libertés… Suis-je personne ou suis-je tout le monde ? Tout·e un chacun·e peut militer et revendiquer à la ronde, pour ces mères entraînées d’office à materner, à rendre service. Qui sitôt se trouvent enfermées dans ce rôle toute leur vie d’après, tandis que les pères sont enjoints de s’illustrer en gagne-pain.

Est-il besoin d’être spécial·e pour oser dire son idéal ? Dois-je justifier de m’exprimer ? Est-ce vanité de réclamer un acte de solidarité ? Que les hommes autant que les femmes s’impliquent dans le soin des enfants ? Qu’ils leur donnent aussi de leur temps, puisqu’elles gagnent leur propre pain ? Qu’avec elles, ils mettent en commun leurs quelques libertés restantes, plutôt qu’ils observent de loin les vies tendues de leurs amantes ? Leur restituer du temps pour elles, puisque toujours elles l’ont donné, serait une façon bien belle d’éprouver notre humanité.


ET NOUS ?

« Que nous restera-t-il à nous, femmes façonnées pour beaucoup, éducatrices destinées, si même dans le dernier domaine, où parfois nous nous sentons reines, les hommes s’immiscent et nous prennent notre seul espace, notre place ? Mais aussi notre identité, les enfants ou la maisonnée ? 
Ce qui a fait notre valeur, parce qu’on a dû lâcher ailleurs ? C’était si usant de lutter, suivant de fallacieux discours sur les temps bien articulés, qui entraînaient que toutes on court vers un improbable meilleur… »

Deux paniers

C’est un risque qu’il nous faut prendre, d’initier plus d’hommes à apprendre à se frotter dans le privé à la vulnérabilité. Avec plusieurs cordes, l’archer, tel ces femmes aux vies d’agents doubles, peut mieux s’en sortir en eaux troubles. Ses œufs dans plusieurs paniers. Juste place au travail donnée. Distance pour relativiser. Soigner tôt sa progéniture rend humble face à la nature. Si les deux parents prennent cette peine, et alors ainsi se comprennent, leurs vies, d’entente, seront plus pleines.


JAMAIS !

« Jamais je n’aurais pu confier un d’mes enfants à mon mari ! Le résultat me laisse pensive… Il croit compter moins à mes yeux que nos trois grands fils réunis. Née pour être mère, j’ai été, à leur service, j’en conviens, à m’inquiéter, agir au mieux, pour leur bien… et sans doute le mien. »

Hypothèse

S’il avait percé le secret de ses nombreuses capacités, peut-être aurait-il excellé… ? Apaisement des relations, tensions moins fortes à la maison, chaque fois le cocon quitté.

#57- Triptyque travail-parentalité-égalité : le scénario à inventer

Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?


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Préambule : A l’heure où je publie ce texte, écrit il y a plusieurs mois, non seulement deux projets de loi ont été déposés pendant l’été pour rendre l’accueil de naissance plus égalitaire pour les deux parents (examen prévu le 8 octobre), mais un rapport paru ce 8 septembre préconise une importante réforme du congé paternité, le portant à 9 semaines. L’exercice superstitieux des doigts croisés peut débuter… Misons quand même, en attendant, sur la pratique de l’argument : il s’agit de s’envisager dans une souhaitable société.


« Nancy Fraser se prononce en faveur d’un (…) modèle : le « pourvoyeur universel de soins » (universal caregiver model), qui consiste à faire de la vie actuelle des femmes la norme pour tout le monde. Les femmes travailleraient comme les hommes, mais les hommes s’occuperaient du ménage et des enfants comme les femmes. Ce système (…) revalorise le care et élimine l’androcentrisme, tout en offrant à tous un meilleur équilibre entre carrière, vie familiale et loisirs, une plus grande proximité avec les enfants et les personnes âgées, la société civile devenant le lieu même du soin. »

Ivan Jablonka

Les différences de revenus entre les sexes révèlent une organisation sociale bien rodée. Inégalité persistante, qui laisse croire paradoxalement à une égalité de traitement des hommes et des femmes mais à un écart incompressible entre leurs situations. Ici, on analyse, on compare, on forme, on s’empare de la question. Là, on affirme, on négocie, on communique, on applique, on incite, on invite, on explique, on implique les partenaires sociaux, les ressources humaines, la direction, le management, les équipes, les partenaires, les fournisseurs… En réalité on abdique. La stabilité des chiffres inviterait presque à la résignation générale. D’ailleurs, les discours déterministes abondent dans les milieux professionnels comme dans les conversations habituelles. Sont convoqués les éléments naturels « Les femmes font les bébés et ça on n’y peut rien ! », ou le « libre » choix des femmes comme l’origine du problème (alors qu’elles sont seules, une fois parent, à être invitées explicitement à s’éloigner du monde professionnel) : « Ce sont elles qui choisissent de devenir mère (nous on choisit de devenir père, c’est plus simple quand-même !), puis de se mettre à temps partiel, alors que c’est optionnel (nous on reste à temps plein, c’est plus serein)… Surtout qu’elles sont payées moins cher pour la même chose à faire ! » Est invoqué leur manque d’ambition monétaire comme statutaire. Analyse courante : estime de soi insuffisante… Alors surgit une recette miracle anglicisée, mais avant tout individualisée, nommée coaching, mentoring ou training, rendant chacune responsable de la sortie de son enfermement… qui provient pourtant d’un système qui la dépasse largement… puisqu’il est organisé socialement. Sournoisement.

Les contradictions abondent entre la norme (ou le besoin) du temps plein, la volonté d’être à la fois disponible pour sa famille et son travail, des rôles sexués qui concentrent les temps partiels chez les femmes et créent de forts écarts de revenus, mais aussi un principe (théorique) d’égalité des sexes. Voici quatre scénarios imaginables pour résoudre ce triptyque infernal travail-parentalité-égalité (certains, extrêmes, relèvent de la science-fiction, voire de l’absurdité).

1) Les scénarios « Moins de parents au travail » (science-fiction)

Première option, valorisant travail et égalité des sexes : programmer collectivement l’extinction du statut de parent.[1] Qui dit moins de parents dit moins de problèmes de parents, donc plus de disponibilité au travail. Moins de gêne pour le travail productif. Disparition des situations inégales au travail et au foyer selon le sexe du parent. Facilitant pour les employeurs comme pour les parents, puisque, d’évidence, combiner travail à temps plein des deux sexes et parentalité crée à la fois une contrainte forte pour les uns et une injonction paradoxale pour les autres… Ce modèle, s’il se généralise au lieu de relever de choix individuels[2], soulève les questions politiques, éthiques et économiques du non renouvellement organisé de la population. Qui cyniquement, a des avantages : dépenses éducatives et pollution réduites… !

Problème donc, à long terme : la diminution de la population travailleuse. Pour l’éviter, imaginons une variation fictionnelle inspirée de la traditionnelle division sexuée du travail : certain·e·s adultes en âge de procréer fabriquent et s’occupent des enfants (hier : les femmes jeunes et si possible sans travail rémunéré, demain : quel critère retenir qui soit compatible avec l’égalité des sexes ?), les autres travaillant contre un revenu (hier : les hommes, demain : quel critère retenir ?).

Autre déclinaison d’un scénario « Moins de parents au travail » : extraire les parents du travail pendant qu’ils sont en responsabilité d’enfants. De quoi vivraient-ils alors ? Comment empêcher le cumul travail – parentalité (notons que cette politique nataliste a déjà été expérimentée puisqu’après la guerre, les femmes d’usine ont été renvoyées chez elles pour procréer afin que les hommes reprennent leurs places au travail) ? Comment ces parents réintégreraient-ils le travail rémunéré une fois libérés de leurs responsabilités familiales ? Et comment serait perçu un parent qui travaillerait tout de même ? …Un parent clandestin ?

Effet positif probable de cette dystopie (à court terme) : la baisse du chômage des plus jeunes et des moins jeunes, issue du retrait momentané de la population intermédiaire.

Absurdes scénarios, mais déplairaient-ils à tout le monde ?

2) Les scénarios « Des services publics au service du travail » (anticipation)

Autre formule plus prometteuse, valorisant à la fois le travail et l’égalité des sexes : soutenir davantage les parents consacrant aujourd’hui, en concurrence avec leur travail, du temps à leurs enfants. Totale prise en charge de l’accueil de leurs enfants pendant leur travail (sauf la charge mentale de l’organisation). Formulation extrême de la revendication : un « accueil des enfants à la hauteur des besoins réels, de qualité. Il serait gratuit grâce à nos impôts (il me semble discutable de payer quelqu’un pour pouvoir travailler, donc d’amputer le revenu de son travail, parce qu’on a des enfants non autonomes). Il serait garanti par un service public pendant tout l’investissement professionnel des deux parents (le droit serait donc associé à chaque enfant) et ce jusqu’à l’âge réel de l’autonomie de l’enfant ». S’il ne coûtait pas d’aller travailler (grâce à la gratuité de ce service, ou à celle du transport domicile-travail, incluant des transports publics gratuits déjà expérimentés dans une quarantaine de villes en France), alors disparaîtrait un motif de relativisation de l’intérêt économique du travail. En effet, la position que procure un revenu faible ou le plus faible du couple, peut éloigner du travail : « Mon salaire passe dans mes transports et la garde des enfants, donc à quoi bon me démener sur tous les fronts ? »

Inconvénient un : Si l’accueil actuel des enfants est multiplié en l’état, plus de femmes sont employées dans cette activité, qui demeure une affaire de femmes… Pas tout à fait l’objectif.

Ou bien… organisons-la mixte, cette garde généralisée garantie ! Des millions d’emplois en perspective… pour des femmes ET des hommes en nombre. D’autant que la problématique de non mixité dans le soin dépasse le domaine de l’enfance, comme le souligne Peter Moss, spécialiste de l’éducation : « En se cantonnant à un seul aspect de la relation entre aide aux proches, emploi et genre, tel que les pères et le congé, le risque est de passer à côté d’un problème plus général : la sous-représentation des hommes dans toutes les formes d’aide aux proches, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, à la fois dans les contextes formels et informels. »[i]

Inconvénient deux : Est-il possible (et souhaitable ??) que la prise en charge des enfants aujourd’hui assumée par les familles soit transférée à grande échelle à des services publics ? (j’exclus les services privés, pour rester cohérente avec ma quête d’égalité d’accès).

Inconvénient trois : Nombre de parents ont fait des enfants avec l’intention de s’en occuper par eux-mêmes, pas de les confier. La logique économique ne suffit donc pas.

Cette solution se révèle donc intéressante, à condition qu’une limite s’impose : celle du temps consacré au travail, afin que tout parent puisse préserver un temps éducatif quotidien avec son enfant (j’envisagerai aussi, plus loin, la réduction généralisée du temps de travail). Le risque, sinon, est d’élever des enfants de l’Etat, force de travail en devenir. Le risque est de concevoir une autre dystopie plaçant à nouveau le travail au centre de la vie : « Vos enfants ? Confiez-nous les plus, pour travailler plus ! ».

Scénarios à retravailler il me semble, avec des variantes plus attirantes.

3) Les scénarios « Temps pleins généralisés, temps partiels exceptionnels »

Autre levier, combinant travail, parentalité et égalité des sexes : la limitation drastique des temps partiels chez les principales concernées (pour mémoire, les femmes forment 78% du bataillon des temps partiels, qui forment plus de 18% des emplois). Double avantage en faveur de la généralisation du temps plein. Le premier : mécaniquement réduire les écarts de revenus entre les sexes. Le deuxième : faire disparaître le tiers de temps partiels subis, à l’avantage des personnes concernées, leurs employeurs devant proposer systématiquement du temps plein. Formule certes intrusive pour l’employeur, mais qui s’inscrit dans la visée régulièrement prescrite du « travailler beaucoup, travailler plus », soit à temps plein avec des heures supplémentaires…

Le hic pour les deux tiers de temps partiels déclarés « choisis » d’aujourd’hui : leur transformation en « temps pleins subis », avec l’impossible obtention (ou un regard oblique si ce droit resté exceptionnellement activable est activé) d’un temps partiel pour raison familiale… Méthode irrespectueuse des personnes et de leurs droits. Le temps partiel familial fait en effet l’objet d’un droit inscrit dans le code du travail (l’art. L 212-4-7 précise que « Les salariés qui en font la demande peuvent bénéficier d’une réduction de la durée du travail sous forme d’une ou plusieurs périodes d’au moins une semaine en raison des besoins de leur vie familiale. »). En outre, le droit à une vie familiale normale est consacré par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (art. 8). Ces droits sont progressistes et protecteurs, donc n’y touchons pas : ils envisagent non seulement le travail comme moyen (et non comme fin) mais aussi nos rôles sociaux comme conjugables.

Remarquons que si la reproduction de l’espèce humaine est toujours d’actualité, le temps plein généralisé suppose de garantir la prise en charge systématique de tous les jeunes enfants (ou d’autres proches vulnérables), par des modes d’accueil extensibles (cf. scénarios précédents « Des services publics au service du travail »).  

Autres inconvénients : Cette option limite la disponibilité des personnes pour d’autres domaines que le travail, ce dernier occupant une place centrale pour tout le monde (est-ce vraiment souhaitable ?). Par ailleurs, le rétrécissement des possibilités de positionner le travail dans sa vie selon sa situation (et sa conception du travail) est-il une visée collective souhaitable ? D’autant que l’on sait la difficulté de tout conjuguer aujourd’hui dans les familles dont les deux parents travaillent à temps plein.

Enfin, est-il envisageable d’interdire le temps déclaré subi ? D’un côté, la généralisation de la précarité comme mode de management des employeurs me semble devoir être combattue. D’un autre, difficile d’écarter l’opportunité d’un emploi à temps partiel lorsque l’activité ne permet pas d’ouvrir un temps plein, d’autant que ce temps partiel peut être adapté pour (ou souhaité par) des personnes. Si ce temps partiel peut être choisi dans certains cas, il peut être subi pour d’autres (notamment pour la répartition de ses horaires) ou devenir subi si la situation de la personne évolue. Et puis certaines personnes visent, pour leur liberté, le double emploi, tandis que d’autres le subissent. Pas simple donc.

Même si l’option du temps plein généralisé (et du temps partiel exceptionnel) réduirait de près d’un tiers les écarts de revenus entre les sexes, elle ne me semble donc pas aisée à défendre.

En revanche, pour résoudre l’incompatibilité entre travail à temps plein et responsabilité d’enfants, il est une première variation observable : la disponibilité parentale alternée. Certains couples se croisent le matin ou le soir lorsque le travail de nuit croise celui de jour, ou renoncent aux samedis et dimanches communs quand le travail de la semaine croise celui du week-end. Enfin, il y a les partages matinées / soirées, qui montrent une plus grande prise en charge des soirées par les femmes, ou les partages début / fin de semaine, permettant aux couples aux horaires flexibles de souffler ensemble le week-end. Certains couples se croisent pour limiter ou éviter la prise en charge (souvent payante) des enfants par autrui en dehors de l’école. Numéro d’athlètes spécialistes du relais. Fragilité des vies de couple et de famille.

La deuxième variation, très prometteuse, est le temps plein plus court, généralisé. La réduction collective du temps de travail. Sa limitation suffisante pour éduquer conjointement – ou seul·e – ses enfants ou exercer d’autres activités humaines, sans concurrencer le travail. C’est ce qu’anticipait André Gorz dans sa vision d’un « temps libéré » et dans Les métamorphoses du travail. La reproduction humaine serait envisagée sans la prise en charge de l’essentiel du travail domestique par les femmes (à titre gratuit, ou rémunéré avec des services à domicile, qui pour Gorz, relèvent de la domesticité et donc confortent les inégalités sociales). La disponibilité des hommes pour leur foyer serait agrandie (il leur resterait à l’investir, ce qui suppose quelques coups de pouce à prévoir).

Avantages : Passer de temps partiels plutôt réservés aux femmes à une réduction généralisée du temps de travail conduirait mécaniquement davantage d’hommes dans le hors travail. Avec en outre des créations d’emplois, et donc de statuts et de droits sociaux, pour plus de monde.

La semaine de travail de quinze à vingt heures pour toute la population active est très tentante. Une panacée… si le hors travail des hommes contient autant d’investissement domestique et familial que celui des femmes.

4) Les scénarios « Temps partiels compensés… et partagés »

Imaginons à présent des options issues de notre schéma actuel, qui fait coexister temps pleins et temps réduits. S’il perdure en l’état, surtout des femmes se retirent totalement ou partiellement du travail. Idée confortée : leur place est naturelle dans l’espace domestique (sous-entendu : ce n’est pas celle des hommes). Idée incompatible avec l’égalité femmes-hommes. De plus, l’écart de rémunération, entre elles plus souvent à temps partiel et eux plus souvent à temps plein, persiste, puisque les évolutions professionnelles se pratiquent plutôt à temps plein. Or, devant un tribunal, moins de droits effectifs (en termes de formation, d’évolution professionnelle, de possibilités d’augmenter son revenu par des heures supplémentaires) pour les personnes à temps partiel (surtout des femmes) que pour celles à temps plein (population mixte), cela est qualifiable par le ou la juge de discrimination indirecte. Se contenter de ce scénario-là a ses limites.

La première piste possible pour réduire les inégalités de sexe est la compensation financière des parcours professionnels morcelés. L’ensemble des temps partiels devraient-ils être compensés alors que certains sont déclarés choisis ? Si non, les deux-tiers de temps choisis seraient-ils à distinguer du tiers actuel de temps subis, afin de les compenser moins ? Pas sûr que cette différenciation se justifie. Aujourd’hui, les contrats intérimaires ou les CDD sont estimés précaires par rapport aux CDI, indépendamment du souhait de la personne de travailler sous ce type de contrat. Ce même raisonnement pourrait être tenu pour le temps partiel (précaire d’office, puisqu’offrant moins de perspectives que le temps plein, qui crée davantage de droits effectifs). Les employeurs appliqueraient par exemple des taux horaires abondés pour tout temps partiel, subi ou choisi. Comme sont payées plus cher les heures effectuées au-delà du temps contractuel, les heures d’un temps réduit pourraient être abondées. A l’instar de la prime de précarité des contrats intérimaires ou à durée déterminée.

Elles pourraient éventuellement être abondées davantage si le temps réduit est imposé, mais l’enjeu serait alors de distinguer le subi du choisi… Conflits de perception à prévoir, quand employeur et employé·e n’ont pas les mêmes intérêts dans cette déclaration ! Idée à creuser cependant, car compenser financièrement la précarité inhérente au temps partiel, subi comme choisi, réduirait de fait les écarts de revenu entre les sexes (et les inégalités sociales en prime).

Ces réflexions laissent entrevoir un respect des « choix » des personnes et une réduction des écarts de revenu, mais ne résolvent pas les inégalités des places et des rôles, si les femmes ont en majorité à la fois les temps partiels et les responsabilités domestiques et familiales. Un complément au scénario des temps partiels compensés consiste donc à les partager : autant de femmes que d’hommes à temps partiel.

Le triptyque travail – parentalité – égalité devient : un travail délimité par sa vie de famille, une parentalité préservée et respectée par l’employeur, une égalité entre les sexes, et en prime un écart limité entre les personnes à temps plein et celles à temps partiel grâce à la compensation financière mise en place. Un choix de société peut nous aider à cheminer vers cet équilibre idéal.


Pour une mesure solidaire, présumant les pères capables


Et si, face aux écarts persistants de revenus entre les sexes (s’ajoutant à des inégalités sociales importantes), les pères se rendaient solidaires des mères en s’émancipant du travail ?

Ce mouvement peut naître de l’instauration d’un congé paternité d’envergure, long et obligatoire (voie qui n’exclut pas les progrès que créeraient : des modes de garde gratuits, garantis et élargis, une réduction généralisée du temps de travail et une compensation financière des temps partiels). Un coup de pouce à l’égalité des sexes, par voie légale. Présumant tous les hommes capables, d’entrer en active parentalité dès l’arrivée de bébé. Et d’agir chez eux de façon juste, dans l’intérêt de la collectivité.


[1] D’autres raisons, politiques, écologiques, économiques ou personnelles peuvent conduire aussi, rationnellement, à limiter les envies de devenir parents.

[2] La romancière et essayiste Belinda Cannone, dans La tentation de Pénélope, assume ainsi de ne pas avoir d’enfants, pour préserver sa liberté et construire des rapports harmonieux et égalitaires avec les hommes, fondés sur le désir.


[i] Moss Peter. Les pères dans les politiques de congés parentaux. Retour sur les données européennes de l’International Network on Leave Policies and Research. In: Revue des politiques sociales et familiales, n°122, 2016. Exercice de la paternité et congé parental en Europe. pp. 103-110 ; doi : 10.3406/caf.2016.3167 http://www.persee.fr/doc/caf_2431-4501_2016_num_122_1_3167

#56- 8 à 10% de l’écart restent “inexpliqués”

Parvenir à présent à la fameuse part « inexpliquée », c’est-à-dire explicable seulement par la discrimination pure et simple, même involontaire, même non consciente. Voire par l’auto-censure.

Ecouter “8 à 10% de l’écart restent “inexpliqués”” en audio

Vous êtes une femme, avec son lot de caractéristiques supposées. Vous les avez même intériorisées. Discrimination sournoise, parfois. Installée dans le temps, souvent. Sur les 25% d’écart de rémunération, cette partie représente 8 à 10%. Aucune autre raison révélée dans les analyses courantes. Ni le temps partiel, ni la différence de métier, ni le niveau dans la hiérarchie…

L’effet « couple » évoqué plus haut est une clé d’analyse peu brandie, alors qu’il est une variable explicative forte des écarts de traitement plus ou moins visibles (et encore davantage l’est la situation parentale). Sans doute parce qu’il s’exerce dans le registre de l’admis, intériorisé comme inéluctable. Ce registre du « c’est pas pareil ! » qui organise, perpétue, nous familiarise avec et finit par normaliser des rôles… puis les enfermements et injustices qui en découlent. Ce registre qui conduisait l’employeur de ma collègue déjà citée à supposer (et même à décider pour elle, puisqu’il ne lui proposait pas de CDI sur ce motif) que sa contribution financière aux revenus du foyer était un « salaire d’appoint », qui justifiait sa dépendance économique. Juste parce qu’elle était, dans son couple, la femme.

Ce registre qui conduit par ailleurs une femme active « formidable » à la complicité. En consacrant un temps beaucoup plus important que son conjoint à son foyer, le libérant ainsi de ces multiples contingences matérielles qui l’empêcheraient d’exercer pleinement le rôle d’homme qu’il a appris à incarner. Rôle consistant à investir utilement son temps dans et autour de son travail : gagner plus (heures supplémentaires, astreintes, célibat géographique avantageux financièrement, déplacements indemnisés…), évoluer (se former, développer son réseau), se détendre (il travaille : il faut bien qu’il récupère). Un de mes responsables avait gravi bon nombre d’échelons de l’entreprise. Disponibilité sans faille et chemises impeccables. Sa femme, il me l’a dit, avait toujours tout pris en charge après son propre travail. En guise de reconnaissance, il lui offrait chaque année sa prime de performance et un bijou en coffret.

Face à ces écarts de revenus persistants, et à leurs causes mises en lumière, définit-on collectivement la stratégie adaptée ? Témoigne-t-on d’une réelle volonté d’agir ?

De l’énergie est déployée depuis des années, sans vraiment de résultat, pour dénoncer et réduire cet écart de -25%… N’est-ce pas également celui de +33% qui serait à interroger, voire à bousculer ?

Faire désormais un pas de côté. Définir et actionner une stratégie renouvelée.

“Je suis pour le retour des hommes à la maison. C’est pas une émancipation que d’aller à l’usine. Il faut réhabiliter les artisanats domestiques. L’égalité femmes-hommes, c’est les hommes qui doivent être égaux aux femmes, et pas l’inverse.”

Thierry Sallantin, Ethnologue[1]


[1] Intervenant dans le public lors de la table ronde “Ecoféminisme : quand les femmes défendent la planète”, le 5 décembre 2017 à la Cité des sciences et de l’industrie, Paris La Villette, autour de la 50ème minute