#27- 2018 – Jeux interdits

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Encore ébranlée par ce qui t’es venu en mémoire, tu te lances. « Quand son père est arrivé à la crèche pour le récupérer, le petit jouait tranquillement avec une poupée. J’ai bien vu que le père était furieux quand il a surpris la scène. Et qu’il serait difficile à convaincre… D’ailleurs, il s’est refermé comme une huitre quand j’ai tenté de lui raconter la journée de son fils. Le père a administré une fessée au gamin en rentrant chez lui et lui a interdit de retoucher une poupée. Je l’ai su par sa sœur, le lendemain. » L’animatrice t’a demandé de décrire une situation d’empêchement à laquelle tu as assisté ou que tu as vécue. Tu n’as pas eu à chercher longtemps. Cela s’est passé il y a quelques semaines. Cette scène, malheureusement ordinaire, t’a tellement choquée…  La grande sœur aussi a été bouleversée, ça se voyait pendant qu’elle se confiait. Tu sais, toi, qu’il s’agit d’un jeu d’imitation banal et nécessaire à l’âge de l’enfant. Il rejoue sa journée, reformule et exprime ses émotions, ses observations, ses relations avec les autres, ses ressentis. Un jeu cathartique, on appelle ça, tu l’as appris dans ta formation petite enfance. Indispensable au développement des enfants. L’imitation prend comme modèle un ou une adulte, par exemple le père ou la mère, la poupée représentant l’enfant. Jouer à la poupée : voici l’un des nombreux interdits qui jalonnent l’éducation de nombreux petits garçons. Pas leur rôle. Pas leur place. Trop féminin. Quel garçon aurait envie de se projeter dans le rôle habituel d’une mère ? Pas assez « garçon ». Beaucoup trop « fille ». Terriblement humiliant, d’assimiler un garçon à une fille… Limite insultant. « Arrête de faire ta fille ! » Injonction sempiternellement entendue dans les cours d’école.

« Bonsoir, vous venez récupérer Maël ? » « Oui… Mais qu’est-ce que je vois ?? Je ne comprends pas comment vous pouvez le laisser jouer à la poupée ! C’est un garçon mon fils, vous ne le saviez pas ?! La poupée c’est pas pour lui ! » Déconcertant. Comme d’habitude, tu es mal à l’aise. Tu tentes. «  C’est un jeu banal, tous les enfants y jouent… » « Pas mon fils !! » Tu as du mal à avancer les arguments qui vont faire mouche. A simplement dire au papa que l’enfant s’identifie sans doute à lui, qu’il est un peu son modèle, puisqu’il s’en occupe d’après ce que tu vois. Du mal à dire tous les bienfaits des jeux d’imitation. Tu as du mal parce que tu sais, malgré tout ce que tu as appris et observé, que dans l’imaginaire collectif, ce jeu renvoie à la division acceptable des rôles. Des rôles reproductifs. Chacune sa place (dont s’occuper des enfants, les plus jeunes en particulier). Et chacun sa place (loin de celle des femmes, donc pas vraiment s’occuper des bébés). Prendre soin de jeunes enfants, dans l’imaginaire collectif, n’est pas pour les hommes. Car l’imaginaire collectif a peur. Ces hommes-là pourraient sans doute se transformer… en femmes (ça c’est imaginatif !). Ou en drôles d’hommes… Car, et c’est ce que ce père semble sous-entendre, quel type d’homme se projetterait dans un avenir pareil ? C’est-à-dire l’avenir qu’a aujourd’hui une mère ? (vu de l’extérieur, avenir pas très élevé dans l’échelle sociale si l’on observe la fragile indépendance économique de nombre de mères ; vu de l’intérieur, cela se discute). Tu sens bien que cet avenir-là est perçu comme dégradant pour le père qui est face à toi. Et que dire du regard des autres… qui vont le mépriser s’il endosse ce rôle-là ? Le mépriser de s’abaisser ainsi, de tomber aussi bas. Le considérer comme un sous-homme. En tout cas pas un banal hétéro qui se respecte (attention raisonnement homophobe). Ou alors…, le scénario est inverse… ! Peut-être que ce père rêve de s’en occuper davantage, de son petit loup, en formule tout compris mais il pense « J’ose pas parce que j’ai pas les moyens d’affronter le regard scrutateur de mon entourage, qui a passé tant d’années à construire les barreaux de ma place d’homme enfermé, dont il ne faut pas sortir sous peine d’opprobre. Donc mon fils n’aura surtout pas les velléités que j’ai eues moi et qui m’ont tant coûté lorsque moi aussi je jouais spontanément avec la poupée de mes sœurs (logique : l’enfant joue avec tout sans limite et sans arrière pensée ; ce sont les adultes qui en ont, des pensées obscures). On m’a façonné, je vais te façonner de la même façon. Et ainsi je t’épargnerai les souffrances que j’ai vécues moi. Donc tu endures des interdits ainsi qu’une fessée à deux ans dont tu te souviendras longtemps. C’est pour ton bien. Le prix à payer pour entrer dans le rang, celui qui sert à t’intégrer, à te faire accepter. Je ne veux que ton bonheur, moi… »

L’échange avec tes collègues de formation va te faire beaucoup de bien. Tu as besoin de te renforcer, de te sentir à l’aise désormais, professionnelle, compétente, convaincante, face à toute personne, père ou mère, qui verrait d’un mauvais œil qu’un petit garçon joue à la poupée. C’est-à-dire utilise un poupon petit-soi pour accueillir, exprimer et formuler, puis apprivoiser de mieux en mieux ses formidables émois. Ceux qui habitent son humanité, tout au fond de lui, l’envahissent, le font vibrer ou l’accompagnent à tout moment. Qui ne demandent qu’à éclore, à être accueillis et non à rester enfouis. Une aptitude dont il aura besoin toute sa vie, pour son épanouissement et pour la qualité des relations qu’il va forger avec son entourage. Pour mettre en mots, au lieu de partir en vrille quand l’un de ces émois pointe son museau. Pour se connaître et écouter les autres. Et c’est bien au cœur de ta mission, de veiller à ce que chaque enfant sache accueillir et exprimer toutes ses émotions… Alors vivent les jeux d’imitation !

« La masculinité de domination se construit donc comme une triple violence – contre les femmes, contre les sous-hommes et contre les garçons. »

Ivan Jablonka

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