#20- 2014 – Ma femme est formidable

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Cet article a été publié le 4 mai 2020 par la revue en ligne Slate.fr, sous le titre “Ma femme est formidable”.


“Et sinon, j’imagine que vous avez des enfants… Comment ça se passe du côté familial ?” A l’occasion de la quinzaine de l’égalité, tu as accepté de témoigner à l’Hôtel de Région en tant qu’élu. Maire d’une petite ville d’Ardèche. En même temps, tu diriges une entreprise. Depuis 1977, tu exerces des mandats électifs, entre maire (c’est ton troisième mandat) et conseiller général. Tu as même pris la vice-présidence du Conseil Général pendant six ans. Tout en exerçant ton travail, dans les faits à temps partiel. Alors quand on t’a proposé de partager ton expérience, de parler de l’articulation de tes temps de vie, tu as réfléchi à la façon dont tu organisais ton temps, entre tes responsabilités professionnelles et ta vie d’élu local. Tu te dois d’être extrêmement organisé. Forcément. Et de faire confiance. De déléguer beaucoup à tes équipes. Cela fait près d’un quart d’heure que tu exposes autour de la table ronde la façon dont tu as mis au point chaque rouage de cette double vie, devant une salle pleine à craquer. Même si c’est difficile, tu y arrives, depuis le temps. Tout-à-coup, l’animatrice t’interroge sur ta vie de famille… La question te prend au dépourvu. C’est l’effet première fois. Etonnante question. On ne te l’avait jamais posée. Après un léger temps d’arrêt tu réponds. « Oui, j’ai des enfants. Oh, je dois dire que rien de tout cela n’aurait pu se produire si ma femme n’avait pas tout assumé. Elle est extraordinaire. Elle s’est toujours occupée de tout de ce côté-là. » C’est vrai quand tu y penses, ce soutien indéfectible dont elle a fait preuve… C’est une bonne chose d’avoir l’occasion d’en parler. De la remercier en public. Tiens, l’animatrice semble un peu gênée par ta réponse. Pourtant tu as été sincère. Tu sens un léger bourdonnement dans l’assistance. Tu as fait un impair ?   

Ce jour-là, tu n’as pas saisi le problème que ta réponse soulevait. Pourtant, tes missions d’élu te confèrent un devoir. De réflexion. D’observation de la société. De conscience de ce qui t’a amené là où tu es. De ce dont disposent les différentes personnes pour agir et s’impliquer dans la vie publique. De ce qui leur manque aussi. Par exemple des ressources culturelles. Financières. Du temps. De l’estime de soi. De l’engagement. Virginia Woolf disait que les femmes ont besoin d’une chambre à soi pour écrire. Pour créer. Pour s’engager en politique, tu peux constater qu’elles ont un autre besoin. Besoin de quelque chose dont, au vu des chiffres persistants sur la répartition des tâches, beaucoup d’hommes engagés, y compris dans des responsabilités familiales, disposent dans notre société : le « soutien indéfectible » de leur conjoint·e s’il y a des enfants. C’est-à-dire la prise en charge mentale et souvent réelle du quotidien domestique et familial. Avec recours à une aide extérieure quelquefois. Tu ne sembleras pas ce jour-là t’être interrogé sur l’effet provocateur de ton propos, dans ce contexte de recherche d’égalité entre les sexes. Sur la dissonance entre les messages d’appel à la parité lancés en politique jusque dans l’objet du colloque et ce que tu viens d’énoncer sans aucune gêne. Ta femme s’est occupée de tout… Aurais-tu fait la même chose ? Non, puisqu’elle n’avait pas les mêmes désirs que toi. Et puis vous vous étiez mis d’accord. Elle préférait s’occuper des enfants. Et elle gagnait moins que toi au départ. Elle avait choisi. Toi aussi. Comment en tant qu’élu aurais-tu pu interroger ton propre schéma, dans la perspective de participer à un monde plus égalitaire ? Quand il s’est agi de parler de l’articulation des temps de vie, maintenant que tu y repenses, certaines femmes invitées ont parlé spontanément de leur vie de famille… Toi, cela ne t’est même pas venu à l’idée. Bien sûr : cette partie-là n’était pas la tienne. Qu’aurais-tu bien pu dire… ? Pourtant, le programme de ce colloque commençait par mentionner la « quinzaine de l’égalité » et se terminait par le « verre de la parité ». Si tu l’avais mieux lu, tu aurais peut-être évité un impair… à défaut de porter un message égalitaire.

Le retrait réel ou symbolique du travail se pratique habituellement au féminin. L’argument économique appuie régulièrement la décision, estimée rationnelle, bien que creusant l’inégalité de revenus dans le couple. Le plus souvent Madame gagne déjà moins, alors plutôt que de réduire l’écart de revenus au sein du foyer, il est décidé, admis, qu’elle gagne encore moins (son heure travaillée à elle vaut moins que son heure travaillée à lui), dans l’intérêt économique du collectif-foyer. Ainsi, elle s’y fond encore davantage, Madame, dans ce foyer, en commençant par réduire son implication professionnelle et sa contribution financière. Par suite, elle fait consciemment ou non de la place à son travail, pour d’autres[1]. En parallèle, Monsieur, grâce au temps qu’il gagne si sa partenaire se fond (ou se confond seule) dans ce foyer (qui devient d’autant plus collant que la fonte est à la fois lente et forte), progresse au travail ou dans d’autres activités. Devenant du couple le « pilier financier », il finit par envisager son foyer comme une externalité, voire le lieu de son repos mérité. Glissement logique. Solidarité à sens unique.

« Grâce à la collaboration discrète de leurs épouses-secrétaires, des milliers de savants et d’écrivains ont pu étudier, créer, concevoir, libérés de tout souci matériel. La réalisation des hommes repose sur l’exploitation des femmes. »

Ivan Jablonka


[1] Voir le film La vie domestique, de Isabelle Czajka, 2013 avec Emmanuelle Devos, qui décrit très bien ce glissement.

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