#3- 2000 – Être à la hauteur

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Tu sors de la maternité, à la fois excité et légèrement anxieux. C’est toi qui conduis la voiture. La petite est à l’arrière, minuscule miracle vivant, fragile inconnue qui peine à ouvrir les yeux. Elle a déjà dix jours. Sa naissance a été éprouvante. C’est votre premier bébé. Vos familles sont loin. Tu la regardes, ton amoureuse, qui a porté l’enfant. Tu te demandes encore comment elle a pu supporter l’épreuve. Tu l’as accompagnée à l’hôpital dès la perte des eaux et puis tout est allé très vite. Les blouses de différentes couleurs se sont succédées dans la pièce tamisée. Musique et lumière douces contrastaient avec la tension ambiante. Complications. Impossibilité de percevoir en continu le pouls du bébé. Hésitations et gestes tremblants de l’infirmière anesthésiste. Tu manques te trouver mal devant les piqûres à répétition, les bleus qui se forment sur l’avant-bras. On te demande de sortir. Puis on te propose de rentrer à nouveau. Tu fais ce que tu peux. Que peux-tu ? Tu lui tiens la main. Fort. Tu sais qu’elle souffre. Tu te sens impuissant mais tu sais que c’est important que tu sois là. Tout va trop vite apparemment. Plus vite qu’il ne faudrait. Pourtant le temps te paraît une éternité. La péridurale est difficile à poser. N’a pas le temps de faire effet. Enfin si, mais ce sera après l’accouchement… Et puis le bébé sort sa tête et le long cri de ton amoureuse deviendra inoubliable. Son corps est un champ de bataille et le simple drap blanc qui ne la recouvre qu’à moitié te révèle la vérité toute crue de l’expérience : elle traverse les époques, les lieux, les vies d’une majorité de femmes, avec au centre un corps et une âme bousculé·e·s. Tu as pu – ou tu as dû ? – assister – ou participer ? – à l’exploit. Vivre aussi ce moment morcelé. Dedans, puis dehors. Avec ou sans toi. C’est toi qui as coupé le cordon. Sauras-tu jamais ce qui s’est passé vraiment ?

Dix jours s’ensuivent, d’aller-retours, entre travail, appartement et maternité, pour qu’elle récupère, que ses plaies se referment un peu, le mieux possible. Dix jours pendant lesquels tu prendras et apprendras tant bien que mal ta place. Vous donnerez tous deux le bain à ce petit être qui va bouleverser vos vies. Attention à la blessure du cordon. Vous l’habillerez de ses minuscules vêtements. Attention à bien maintenir sa tête. Vous changerez sa couche. Attention à bien nettoyer dans le bon sens. Tu as l’impression de prendre du retard. Elle s’occupe du bébé de jour comme de nuit. Elle l’allaite. Elle pleure. De joie, de fatigue. De blues, de souffrances, de trop plein. Elle a mal. Partout. Elle trouve tout cela merveilleux. Elle trouve tout cela douloureux. Tu es là. Tu n’es plus là. Tu veux adopter le comportement juste. Tu l’écoutes. Tu essaies de comprendre, d’être au plus près. Tu as du mal à dormir. Tu sais qu’elle ne dort pas. Elle t’attend pour le bain. Pour un change. Pour apprivoiser la vie à trois. Pour le rendez-vous de sortie.

Vous arrivez à l’appartement. Tu as aidé pour la valise, participé aux achats. Tu as fêté ça avec tes collègues. Tu as appelé ta mère, ton père, tes sœurs, tes amis. Ses parents, sa sœur, ses amies. Tu espères que vous n’avez rien oublié. Tu es très tendu ; tu t’efforces toutefois de paraître serein. Tout cet équipement que vous avez acheté vous sécurise – c’est une première enfant, le marketing de la naissance a fait son effet. Comment allez-vous faire à présent, deux parents et une nouvelle-née ? Tu ouvres la porte. Tu déposes délicatement la coque qui te semble démesurée tellement l’enfant est minuscule. Et puis arrive ce que tu redoutes depuis le début : le tout jeune visage jusque là paisible se crispe, une grimace se dessine soudain et un cri retentit, puis un autre. C’est un bébé qui pleure et ça te rend nerveux. Tu te précipites pour câliner l’enfant et tu lances à ton amoureuse aussi mère à présent : « Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi elle pleure ? » C’est parce qu’elle est sa mère que tu poses cette question. « Je ne sais pas, répond-elle. Je la connais à peine plus que toi et elle ne parle pas encore. Comment le deviner ? On va faire doucement sa connaissance ensemble. L’observer, l’écouter, répondre comme on peut à tous ses besoins, en prendre soin, et tout va très bien se passer. » Tu la sens soulagée d’être rentrée, d’avoir pu livrer que vous étiez deux désormais à vous occuper du bébé. Tu as bien ta place. Tu le savais au fond, mais tu avais besoin d’être rassuré toi aussi. Elle a en effet dix jours d’avance en tête-à-tête avec l’enfant, des heures de temps arrêté, de connivence pendant chaque tétée, de regards entre mère et fille… Tu décides que la première option – merveilleuse – est le câlin. Bercer, apaiser cette enfant pour lui rouvrir les portes du sommeil deviendra la première de tes nombreuses spécialités de jeune père. Sur l’épaule ou dans la poussette. Dedans ou dehors. Et très vite, les soins s’enchaînent, auxquels tu contribues dès que tu es là, la nuit pour qu’elle dorme un peu, le soir quand tu rentres. Ce qui vous arrive est extraordinaire.

Tu sais depuis et d’expérience – même si tu l’as toujours pressenti – qu’en matière de soin aux bébés, la présomption de compétence ou d’incompétence selon le sexe des parents n’est pas du tout justifiée. En ce domaine comme ailleurs, la capacité se développe avec le goût (qui s’éduque), parfois le devoir (qui s’inculque), en tout cas l’expérience (qui s’acquiert). Avec quoi d’autre sinon ? Et pourtant la supposée nature maternelle des femmes persiste dans les croyances… Comme la supposée incompétence des hommes en la matière. Au détriment de ces mères qui, alors qu’elles se sentent mal à l’aise d’endosser LA responsabilité maternante (toute entière située chez les femmes rien que dans notre vocabulaire…), vont s’atteler à devenir les plus expérimentées et compétentes. Pour tenir leur place. Sinon, elles culpabiliseraient face à l’opprobre sociale. Cette croyance persiste aussi au détriment des hommes qui s’empêchent (ou sont empêchés), d’acquérir l’expérience qui forge la compétence. Alors que les figures d’attachement peuvent évidemment inclure le père[1]. Un rôle se tient, se forge, par la mise en situation. On ne sait faire quelque chose qu’après s’être lancé·e. Souvent, plusieurs fois.

« Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches parentales tant qu’on ne leur enseignera pas, si possible dès l’enfance, que la paternité a le même sens et la même importance que la maternité. (…) Qu’elle soit pénible ou joyeuse, l’expérience biologique de la grossesse et de l’accouchement ne devrait pas être assimilée à l’idée que la parentalité des femmes est forcément supérieure à celle des hommes. »

bell hooks, De la marge au centre


[1] Pour plus d’informations sur les figures d’attachement, visionner la conférence de la pédopsychiatre Nicole Guédeney disponible en ligne : https://apprendreaeduquer.fr/theorie-de-lattachement/

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